I. 4. Le chemin du bonheur

I. 4. 1. Myriem dans les palmes

Nous avons gardé pour la fin, la présentation du parcours narratif du roman de Mohammed Ould Cheikh, Myriem dans les palmes. Le dénouement positif de ce roman, l’intrigue plus complexe, les personnages plus nombreux et la cohérence apparente entre discours et narration en font l’une des œuvres les plus connues de la production romanesque de l’époque. Ce n’est pas un hasard, si le premier roman de cette période qui ait connu une réédition dans l’Algérie indépendante soit justement cette œuvre-ci 119 . C’est un vrai roman d’aventures où les héros arrivent à retrouver leur identité originelle et rejettent en fin de compte l’assimilation forcée à la culture et à la religion du père. Pourtant, sa réédition en 1985 en Algérie nécessita une longue introduction d’Ahmed Lanasri qui explicitait aux lecteurs peu avertis (et aux censeurs pointilleux) le véritable message de l’œuvre selon le critique d’aujourd’hui.

‘« La réintégration de Myriem, sous la conduite de sa mère, dans l’identité arabo-islamique n’est possible qu’après la mort du capitaine DEBUSSY. En supprimant le capitaine, l’auteur supprime symboliquement la colonisation. C’est là, nous semble-t-il, le message caché de l’œuvre de OULD CHEIKH. » 120

Myriem, l’héroïne du roman, est issue d’un mariage mixte : son père est un capitaine français qui a épousé une musulmane, Khadija. Malgré la naissance de deux enfants, un garçon et une fille, ce mariage entre un Français et une Arabe est source de nombreux problèmes : les incompréhensions entre les parents et le mépris du père envers la mère caractérisent cette union. Dans chacun des romans de notre corpus, on voit la représentation de couples mixtes, mais ces unions ne réussissent jamais et sont à long terme vouées irrémédiablement à l’échec. Nous avons deux représentations de couples où le mari est Français et la femme Arabe ou Berbère : il s’agit du couple Robempierre, et celui de Khadija avec le capitaine Débussy. Dans les deux cas, le comportement du mari envers sa femme, son manque de finesse, d’attention et de tendresse envers son épouse, est considéré comme la cause de l’échec de la vie commune. Du côté des femmes, si madame Robempierre ne remplit aucun rôle idéologique et n’est porteuse d’aucune valeur morale, Khadija est présentée comme la garante des traditions et symbolise l’identité arabe et musulmane originelle.

Dans la famille Debussy, c’est le père qui se réserve le droit de décider de l’éducation des enfants. Selon sa volonté, Myriem et Jean-Hafid fréquentent l’école française, mais ne reçoivent aucune instruction religieuse. Le père ne veut pas « fanatiser » ses enfants et ne leur apprendra «  ni Catéchisme ni Coran », car il est «  libre-penseur ». Du fait de cette éducation, les deux jeunes gens se situent culturellement dans l’espace européen, mais religieusement dans un espace neutre, entre Islam et Chrétienté. Après la mort du père dans la bataille du Rif au Maroc, la mère entreprend de diriger ses enfants vers sa propre communauté religieuse et culturelle, vers l’Islam et l’Arabité. C’est le moment de l’histoire où démarre la narration, où le lecteur fait connaissance avec les protagonistes.

Myriem est une jeune fille « moderne » qui s’habille et se comporte comme toutes les Françaises de son époque et de son milieu. Elle pratique même l’aviation et elle est fiancée à Ipatoff, un jeune aventurier d’origine russe. Le fils, quant à lui, suit les pas du père, et s’engage dans l’armée. Le roman s’ouvre avec une scène hautement symbolique où Myriem reçoit une leçon d’arabe d’un jeune musulman « instruit et cultivé ». La mère est contente de savoir que sa fille apprend la langue de ses aïeux et espère secrètement que les rapports entre l’élève et le professeur d’arabe, Ahmed, évolueront vers l’amour réciproque. Ipatoff sent que sa position de fiancé est en danger, et il exprime son mécontentement de voir Myriem avec un Arabe. Mais ses phrases hautaines et blessantes envers Ahmed ne font que réveiller en la jeune fille des sentiments enfouis jusqu’alors et la poussent en réalité vers son professeur de langue arabe et vers la recherche d’une nouvelle identité. Il est clair qu’elle ne veut pas retomber dans l’« erreur » qu’a commise sa mère en épousant un Français. Elle ne veut pas se retrouver dans la même situation que sa mère. Myriem se sépare donc progressivement d’Ipatoff et se rapproche d’Ahmed. C’est à travers les aventures et les aléas de l’amour que les deux enfants de Khadija arriveront tout naturellement à une synthèse de leur éducation française et de leur culture arabe et islamique choisie librement au cours du roman. Un voyage entrepris par Myriem en avion, et qui mène les héros de l’intrigue au Tafilalet, constitue en quelque sorte la visualisation spatiale d’un changement des références identitaires des personnes qui font le déplacement.

C’est une aventure rocambolesque qui amène les principaux personnages au Tafilalet au moment où l’Armée française décide d’attaquer cette oasis rebelle pour mettre fin à l’insécurité qui règne dans la région. Myriem, tombée entre les mains du maître de l’oasis, le tyran Belqacem, est au centre de l’intrigue. Son frère, parti la délivrer, est également fait prisonnier. Ce sera un mystérieux chevalier qui viendra à leur aide et qui obtiendra, par un combat chevaleresque, la main de Myriem. Ce sauveur n’est autre qu’Ahmed déguisé et, dès qu’il révèle son identité, les deux jeunes gens tombent dans les bras l’un de l’autre. Le roman se termine en apothéose : l’oasis est délivrée / occupée par les Français, mais le vœu de Khadija se réalise en même temps car Myriem épouse Ahmed et Jean-Hafid se lie avec une jeune berbère rencontrée au Tafilalet. Les deux enfants élevés à l’école française choisissent finalement, par leur mariage, le chemin du retour dans la communauté maternelle. Dans la dialectique du Même et de l’Autre, les héros ont effectués un cheminement important. Culturellement, ils sont arrivés à une synthèse de leur éducation française et de leur arabité reçue à travers l’influence maternelle. Du point de vue religieux, ils sont passés d’un espace neutre à celui de l’Islam.

Contrairement aux autres romans du corpus, les héros ne se posent ici pas beaucoup de questions sur leur identité. La quête exprimée se résume essentiellement à la recherche du bonheur et les discours sur l’appartenance culturelle et religieuse occupent moins le devant de la scène. La position initiale des héros est également différente de celle des autres héros étudiés jusque là : par leur naissance, ils se trouvent déjà génétiquement à la croisée des deux cultures. Si nous réduisons l’étude de la quête des personnages à un simple examen du mouvement de rapprochement/éloignement de leur communauté originelle vers une autre, nous voyons que dans les autres cas, il s’agissait de s’éloigner de la communauté arabo-berbère tout en s’approchant de la communauté française. Dans Myriem, ce mouvement se concrétise dans la direction opposée, et laisse penser que l’objet de la quête de Myriem et de Jean-Hafid serait juste le contraire de ce que cherchent Meliani, Mamoun ou Bou-el-Nouar.

L’objet de la quête des autres héros étudiés jusqu’à présent était une certaine assimilation au monde de l’Autre, au monde du Français d’Algérie. Le but était l’acquisition de sa langue, de son savoir et de ses conditions de vie. Rien de tel pour Myriem et Jean-Hafid, qui grandissent tout naturellement dans ce milieu auquel les autres aspirent en vain. Ils recherchent le bonheur de vivre et la liberté de leurs actions qui sera retrouvée à la suite de leur captivité, grâce à l’intervention d’Ahmed. Il est important de noter que nos héros sont libérés par un Arabe, mais que les habitants de l’oasis le sont par la victoire de l’Armée française. Les opposants à la quête de liberté de Myriem et des habitants de l’oasis sont les mêmes personnes : premièrement Ipatoff qui veut forcer Myriem au mariage et qui, en même temps, vend des armes aux rebelles. Puis Belqacem, qui emprisonne l’héroïne et qui tient la population de l’oasis dans la misère. Les adjuvants en revanche ne sont plus les mêmes : la quête de liberté des jeunes Debussy sera réalisée avec l’aide d’Ahmed, tandis que celle des habitants du Tafilalet le sera avec l’intervention victorieuse des Français.

Dès les débuts de l’action, nous trouvons une opposition significative entre Ipatoff et Ahmed, une présentation manichéenne où le premier n’a que des défauts, et le second n’a que des qualités. L’aventurier russe rassemble en sa personne tous les défauts qu’un Européen d’Algérie pouvait avoir aux yeux de l’auteur : méprisant envers les Musulmans, sans religion et sans scrupules, s’occupant de trafic d’armes, s’adonnant aux plaisirs de l’alcool et des femmes de mauvaise réputation, etc. A l’opposé, on trouve Ahmed : cultivé, doux mais vaillant, le véritable gardien des traditions et de la culture arabe. Selon le schéma actantiel du roman, il est non seulement l’adjuvant principal de la quête, mais il est également le destinataire de celle-ci puisque le parcours de Myriem se terminera dans ses bras.

L’autre acteur essentiel de l’histoire est Khadija, la mère musulmane des enfants Debussy, qui fait tout pour guider ses enfants vers la religion et les valeurs de ses ancêtres. Elle est la seule entre toutes les mères ou femmes de notre corpus qui réussit à conserver dans l’espace du Même ceux qui lui sont confiés. Zohra, la femme de Méliani, échoue et voit son mari sombrer dans l’alcoolisme. Fatma, la mère de Bou-el-Nouar, contemple impuissante l’éloignement progressif de son fils de son milieu d’origine. Enfin Zineb, la femme d’Omar Lediousse, alias Ledieux, n’arrivera pas à préserver son mari de la folie dans laquelle il s’engouffre inévitablement. Voilà donc, enfin, une mère dont les efforts et les prières ne resteront pas vains : selon ses vœux les plus chers, ses enfants épouseront des musulmans et reviendront « dans la voie des justes ». Le chemin du bonheur que trouvent Myriem et Jean-Hafid est également le chemin du retour. Retour à la communauté maternelle, à la religion et à la culture des ancêtres. Ils arrivent à réconcilier, par leur vie et la force de l’amour, les oppositions qui séparent les deux communautés. Ainsi, leur parcours constitue une exception dans les romans étudiés.

Notes
119.

Alger, OPU, 1986, 251 p. Introduction d’Ahmed LANASRI.

120.

op. cité p. 40.