I. 5. Conclusions de la première partie

Après cette première approche descriptive du parcours des héros, il est temps de faire le point et de dégager les ressemblances significatives entre les parcours narratifs que nous venons de présenter. Au début de cette première partie, nous nous étions posé la question de savoir s’il existait un « manque type » que l’on pouvait retrouver dans l’ensemble, ou du moins dans la majorité des romans soumis à l’étude, et si tel était le cas, quelles étaient ses particularités. Chaque histoire a été considérée sur le plan d’une évolution d’une situation de manque vers une autre situation où ce manque serait comblé, ou du moins, vers une tentative pour combler ce manque. Au cours de cette présentation descriptive du parcours narratif, nous avons utilisé à plusieurs reprises, d’une manière assez libre certes, des termes techniques empruntés au modèle sémiotique de Greimas 121 . Cette première approche était basée d’une part sur notre souci de présenter la partie événementielle de ces romans peu connus du grand public, et d’autre part sur une tentative de dégager, à l’aide du modèle sémiotique, les éléments récurrents qui caractérisent les quêtes entreprises par les héros.

A l’exception de Myriem, les héros de nos romans commencent tous leurs parcours dans un espace culturel et religieux homogène et équilibré. Cet équilibre de départ est brisé par la rencontre avec un espace culturel, linguistique et religieux différent de celui dans lequel les héros ont grandi. Cette rencontre se passe de différente manière selon les œuvres, mais il est indiscutable que c’est par elle que l’équilibre initial est perdu et que se développe une situation de manque, qui déclenche la quête des personnages. La rencontre avec ce monde différent est parfois présentée comme volontaire de la part des protagonistes, comme c’est le cas pour Ahmed Ben Mostapha et Bou-el-Nouar, mais dans la plupart des cas, elle est indépendante de la volonté des intéressés comme c’est le cas pour Zohra, Meliani, Ledieux, Mamoun et, dans une certaine mesure pour Myriem. La première rencontre est le plus souvent empreinte de violence, à l’image du train qui traverse à toute allure la campagne algérienne dans Mamoun, ou tout simplement de la guerre que se livrent les goumiers aux côtés de l’Armée française contre les Marocains dans Ahmed Ben Mostapha. Cette violence qui caractérise les premières rencontres signifie en même temps qu’il s’agit là d’une intervention extérieure à la volonté des héros, qui en subissent les conséquences et se voient projetés dans une aventure qu’ils n’avaient pas choisie. Une chose est certaine, et en ceci tous les romans se ressemblent : cette rencontre des deux mondes bouleverse l’équilibre de la vie des héros et déclenche la quête qu’ils vont entreprendre. De ce point de vue, les romans algériens de langue française de l’entre-deux-guerres présentent une homogénéité remarquable dans les raisons qui provoquent la situation de manque et qui déclenchent la quête du héros.

Ce manque initial, et en conséquence la quête qui en résulte, sont caractérisés par plusieurs constantes apparemment contradictoires, dans les rencontres entre êtres humains : attirance vers l’autre, répugnance de l’autre, désir de se faire reconnaître par l’autre, et désir de clarifier le rapport de forces dominé / dominant. On ne saurait nier l’attirance des premiers héros des romans algériens de langue française vers le monde de l’Autre, dont la présence si proche fascine et fait rêver en même temps. Régulièrement, cette attirance s’exprime à travers la quête des héros : désir d’acquisition du savoir à l’école, fascination devant le progrès technique et scientifique, aspiration au niveau de vie de l’Autre et souhait de pouvoir bénéficier des mêmes droits. Mais l’élément romanesque qui exprime le mieux cette attirance est sans aucun doute la trame amoureuse qui se développe dans chacun des romans du corpus entre personnes toujours issues du monde opposé. Ahmed Ben Mostapha est attiré par la dame parisienne mystérieuse avec laquelle il poursuit une correspondance vers la fin de sa vie, Méliani est attiré vers Thérèse, la femme de son ami, Mamoun est amoureux de Madame de Robempierre, Ledieux de Zineb et Bou-el-Nouar de Georgette la bourguignonne. Même Myriem et son frère Jean-Hafid illustrent cette attirance sentimentale vers l’Autre, car ils trouvent le bonheur dans les bras de personnes qui ne sont pas du même milieu acculturé qu’eux, mais d’un milieu purement autochtone et musulman. Ce désir sentimental est toujours explicite et conscient dans la quête des héros, mais son accomplissement est le plus souvent problématique et demande au héros de renoncer à une partie de son identité. Ceci est particulièrement évident dans le cas de Ledieux et de Bou-el-Nouar, mais l’acculturation qu’une telle relation entraîne n’épargne personne dans notre corpus.

La répugnance de l’Autre influence moins visiblement le parcours des héros, mais elle est toute aussi présente dans les détails de la narration. Cette répugnance s’exprime aussi bien chez Méliani et Mamoun, qui sont conscients du gouffre humain dans lequel leurs fréquentations les projettent, que chez Ahmed Ben Mostapha au moment de sa rencontre avec l’officier français qui le traite de « Ben Couscous ». Par la voie du narrateur également, nous trouvons plusieurs fois l’expression de jugements et de rejet de cet Autre arrogant et tout-puissant qui vient dans le monde du Même, sans se préoccuper du fait de savoir s’il sera, ou non bien accueilli. Ce sentiment de répugnance et de rejet s’exprime toujours d’une manière indirecte et moins visible que l’attrait et la fascination, et qui plus est, il est toujours corollaire de ces deux sentiments plus explicites. Mais nous devons reconnaître l’instinct littéraire authentique de nos auteurs qui n’ont pas hésité, malgré la censure de l’époque et malgré leur engagement pour l’assimilation, à se permettre, en sourdine il est vrai, une représentation négative de l’intrusion de l’Autre. Nous pouvons dire que la fiction littéraire limite en quelque sorte la représentation trop idéalisée de l’Autre, et permet d’éviter le dérapage idéologique d’une représentation entièrement à la merci de la thèse que l’on aimerait démontrer.

Nous avions déjà souligné dans l’introduction de ce travail que ces romans s’adressaient essentiellement aux Français et non pas aux masses musulmanes illettrés de l’Algérie. Le désir de se faire reconnaître, de se peindre soi-même, et de donner une image de soi moins superficielle et moins négative que celle donnée par le roman colonialiste, est tout naturellement l’une des préoccupations de nos auteurs. Cette auto-peinture est d’abord caractérisée par la retenue et une pudeur naturelle, qui évitent de représenter la pauvreté ou certains traits caractéristiques de la société musulmane susceptibles de choquer le lecteur européen. Cette pudeur est particulièrement apparente au niveau des événements qui constituent la quête, mais elle caractérise aussi le narrateur extradiégétique-hétérodiégétique dans sa description de l’espace du Même. Puisque la quête entreprise a pour but de chercher les possibilités de l’assimilation, les héros et les narrateurs ne dévoilent d’eux-mêmes et de leur entourage que ce qui est jugé digne et apte à être assimilé, à être accueilli par l’Autre sans jugement négatif. Méliani n’invite jamais son ami Grimecci à entrer dans sa maison : leurs conversations s’arrêtent toujours au seuil de la simple demeure qui cache sa femme et la pauvreté de ses conditions de vie aux yeux du visiteur. Bien sûr, à travers la narration et les descriptions, beaucoup plus de détails se dévoilent aux yeux du lecteur, mais là aussi, on fait attention à ne pas heurter les âmes sensibles. Ce désir de se présenter à l’Autre est profondément conditionné et marqué par un sentiment d’infériorité caractéristique de toute tentative d’assimilation. On tourne vers l’autre des yeux éblouis, mais l’élan qui rapproche les deux mondes reste toujours à sens unique. Celui qui tente l’assimilation, le héros qui s’engage dans la quête de la compréhension et de la reconnaissance mutuelle entre les deux mondes est toujours dans une situation de dépendance, et donc d’infériorité, par rapport à l’Autre. La réussite de son parcours ne dépend pas seulement de ses compétences, mais aussi et surtout de l’accueil qui lui sera réservé dans l’espace qu’il désire rejoindre.

Avant de clore ce chapitre consacré à l’étude des parcours romanesques, une dernière remarque s’impose concernant leur résultat final. Selon Greimas, le programme narratif d’un personnage se présente comme une séquence de quatre phases plus ou moins distinctes : manipulation, compétence, performance et sanction. En analysant les œuvres du corpus selon ces quatre phases, nous pouvons dégager un programme narratif « type » pour cette littérature algérienne des premiers balbutiements, pour ces romans de l’acculturation et de l’assimilation.

PROGRAMME NARRATIF

En suivant ce schéma, nous pouvons diviser en deux grands groupes les romans étudiés dans la thèse : un premier groupe où la sanction, c’est-à-dire l’évaluation et l’interprétation qui viennent clore le programme narratif est négative, et un deuxième groupe où cette même évaluation est positive. Les titres et les premières conclusions de cette partie de notre travail sont suffisamment explicites pour diviser les programmes narratifs des acteurs selon ce critère dichotomique. Nous avons appelé chemins de la solitude, de la débauche et de la folie les parcours narratifs qui se terminent par un échec sans équivoque. Là où la réalisation de la performance attendue de la part du sujet reste impossible, la sanction clôturant son action est négative. Nous dirons donc que ces romans où l’objet de la quête n’est pas atteint présentent des parcours impossibles. Sur les sept parcours narratifs (pour Zohra, la femme du mineur deux parcours : celui de Zohra et de Méliani) que nous avons présenté dans cette première partie, six se terminent par un échec évident. Un seul se termine avec une réussite : celui de Myriem (et de son frère Jean-Hafid), qui atteint l’objet de sa quête et réalise ainsi un parcours narratif que nous pouvons distinguer en tant que parcours du possible. Mais cette constatation est à prendre avec précaution, car une ambiguïté subsiste dans ce programme narratif dès le niveau de la manipulation. En effet, le personnage central est mandaté pour deux missions contradictoires au niveau de la manipulation et ne pourra accomplir que l’une d’elles. Mais ce problème d’ambiguïté marque également, certes dans une moindre mesure, les autres parcours narratifs du corpus. Dans la suite de ce travail, nous tenterons de voir les raisons de cette ambiguïté qui caractérise l’ensemble de la production romanesque de l’entre-deux-guerres, et de dégager les mécanismes de son fonctionnement.

Notes
121.

GREIMAS Algirdas Julien, Du Sens, Paris, Seuil, 1983, 245 p.