Antérieurement à toute analyse approfondie, une première lecture des œuvres du corpus permet d’avancer l’hypothèse selon laquelle ces œuvres présentent les caractéristiques générales des romans à thèse. Mais il nous semble que cette affirmation, déjà avancée par d’autres et considérée comme évidente par les chercheurs qui se sont occupés de cette production littéraire, n’a pas fait l’objet de démonstration conséquente par le passé 122 . La pauvreté littéraire de ces œuvres est probablement l’une des causes du désintérêt auquel elles sont vouées par la critique des littératures maghrébines. Ce désintérêt général explique pourquoi toutes les anthologies ou histoires de la littérature algérienne de langue française préfèrent reprendre rapidement la catégorisation générale utilisée par leurs prédécesseurs et continuent de maintenir les romans de la première période dans une exclusion à durée indéterminée. Dans la majorité des approches, le critique annonce simplement que cette production artistique est d’un intérêt moindre dans la mesure où il s’agit de romans à thèse, et il passe à la présentation des œuvres des écrivains de la génération des années cinquante. Sans vouloir discuter sur la valeur littéraire de telle ou telle œuvre, il nous semble important de vérifier si les œuvres en question correspondent effectivement aux critères des romans à thèse, tels que la critique littéraire du XXe siècle les a définis. Cette vérification nous semble d’autant plus nécessaire que la première approche intuitive des romans nous laisse dans le doute quant à l’exactitude de cette affirmation.
Avant toute chose, il est donc indispensable d’avancer une définition du genre roman à thèse, puis d’examiner ces romans selon les critères de ladite définition. Nous commencerons cette approche en partant de la définition « intuitive » que S.R. Suleiman donne du roman à thèse :
‘« Je définis comme roman à thèse un roman « réaliste » (fondé sur une esthétique du vraisemblable et de la représentation) qui se signale au lecteur principalement comme porteur d’un enseignement, tendant à démontrer la vérité d’une doctrine politique, philosophique, scientifique ou religieuse. » 123 ’Cette définition présente l’avantage de mettre l’accent sur le rapport particulier qui s’établit entre le texte et le lecteur. Le contenu narratif ou thématique du roman, son style ou son organisation discursive ne font pas l’objet de cette définition. Elle dit seulement que le roman à thèse se préoccupe de sa réception, que c’est un type de roman qui tente d’influencer la manière dont on le lit. L’accent est placé sur le verbe démontrer, qui souligne le désir explicite de l’auteur du roman à enseigner et à prouver une vérité préexistante à l’histoire du roman. L’auteur veut démontrer une chose et pour ceci, il doit convaincre et persuader de la vérité de cette chose. Le but final de cette démonstration étant de faire accepter par le lecteur la vérité en question, et de l’exhorter à se comporter selon les lois de cette vérité. En fin de compte, le roman à thèse est un genre rhétorique au sens littéral du mot (rhétorique : art de persuader), et le rapport entre l’auteur et le lecteur est identique à celui qui s’établit entre l’orateur, le prédicateur ou l’enseignant et le public qui l’écoute. Ceci explique, en partie, la ressemblance profonde du discours développé par les auteurs de notre corpus à travers leurs différents écrits journalistiques avec le discours véhiculé par leurs écrits de fiction. Cette constatation est particulièrement évidente dans les cas de Hadj Hamou Abdelkader et de Rabah Zenati.
Mais contrairement au discours oratoire ou au cours pédagogique, le roman à thèse, ou n’importe quel roman, n’est pas un texte systématique qui présente d’une manière logique et bien ordonnée des arguments en vue d’une démonstration. C’est un texte narratif, qui raconte une histoire fictive, et dont l’influence sur le destinataire ne peut être comparée à l’influence d’un article de presse sur les lecteurs ou d’un cours magistral sur les étudiants qui l’auront suivi. Mais alors comment penser sérieusement qu’une histoire fictive, dont les liens avec la réalité ne peuvent être vérifiés, puisse avoir une influence sur la vie réelle du destinataire ? Selon la conception de S.R. Suleiman, le roman à thèse se rapproche essentiellement de l’exemplum de la rhétorique classique 124 . Aristote distingue deux grandes catégories de la persuasion qui sont la persuasion par induction, ou l’argument par analogie (exemplum), et la persuasion par déduction (enthymême) 125 . Dans le premier cas, qui nous intéresse en l’occurrence, l’orateur offre un exemple à son public, le plus souvent sous la forme d’une comparaison historique dont les conclusions peuvent être adaptées au présent. La catégorie de l’argument par analogie est elle-même divisée en deux groupes : les exempla réels tirés de l’histoire ou de la mythologie, et ceux qui sont fictifs. Au sein de ce dernier groupe, Aristote fait la distinction entre les paraboles qui sont des comparaisons courtes, et les fables plus longues, qui constituent un assemblage d’actions, c’est-à-dire une histoire. Les motivations de l’auteur du roman à thèse sont les mêmes que celles de l’orateur au moment de l’argumentation par analogie, et ses contraintes formelles sont proches de celles que rencontre l’écrivain au moment de la mise en récit de la fable.
Dans son ouvrage déjà cité, S. R. Suleiman a mis en évidence une série de critères caractéristiques aux romans à thèse. Partant d’une définition intuitive que nous avons déjà citée, elle propose un ensemble de traits dominants du genre « roman à thèse ». Les résultats de son approche qui prend en compte les liens d’intégration et d’exclusion existant entre roman réaliste et roman à thèse, peuvent constituer un outil de travail pertinent pour notre étude. De l’ensemble des traits dominants des romans à thèse dégagés par Suleiman, nous en retiendrons trois, et nous mettrons nos romans à l’épreuve d’une analyse méthodologique selon ces traits caractéristiques du genre. Les trois critères que nous avons choisis, bien qu’essentiels dans la définition, ne sont pas les seuls que Suleiman met en évidence dans son ouvrage. Mais pour nous ils constituent l’outil conceptuel à l’aide duquel nous pourrons décider si nous avons effectivement affaire à des romans qui correspondent aux lois du genre. L’autre avantage de l’utilisation de ces critères est de nous orienter dans l’analyse conceptuelle des romans du corpus, indépendamment de leur appartenance ou non à la catégorie des romans à thèse. Ainsi, à l’aide de ces concepts analytiques, nous pourrons mieux cerner les particularités de cette production littéraire naissante.
Les trois critères fondamentaux du roman à thèse que nous avons retenus pour notre étude sont donc les suivants :
Nous présenterons en détail chacun de ces traits caractéristiques au moment de leur utilisation, au fur et à mesure du développement de la thèse, mais pour les deux derniers, il nous semble justifié de formuler brièvement dès maintenant leur contenu. La présentation théorique de la structure d’apprentissage et son examen analytique occupent une place centrale dans l’ouvrage de S.R. Suleiman 126 . Partant d’une définition globale du contenu du roman établie par Lukács 127 , qu’elle accepte partiellement, elle dégage un modèle structurel narratif qui rapproche le roman à thèse au Bildungsroman. Il s’agit de la structure d’apprentissage exemplaire, qui peut être définie syntagmatiquement par «‘ deux transformations parallèles affectant le sujet : d’une part, la transformation ignorance (de soi)’ ‘’ ‘ connaissance (de soi) ; d’autre part, la transformation passivité ’ ‘’ ‘ action »’ 128 . Cette structure d’apprentissage exemplaire se divise en deux catégories selon la direction de l’apprentissage accompli par le sujet de l’histoire : est «‘ exemplaire positif ’ » l’apprentissage qui mène le héros vers les valeurs inhérentes au système idéologique qui fonde le roman, est «‘ exemplaire négatif’ » tout apprentissage qui éloigne le sujet des valeurs de ce système, et le rapproche de valeurs contraires. Pour nos romans, nous devrons donc étudier l’apprentissage exemplaire tel qu’il est accompli par les sujets, et le rapport entre leur apprentissage et le système idéologique dont le roman se déclare être porteur.
Nous avons déjà dit que l’un des traits essentiels du roman à thèse est son souci de la réception du message qu’il tente de véhiculer en direction du destinataire. Pour caractériser le narrateur du roman à thèse et son affection pour la redondance, S.R. Suleiman reprend des formulations avancées par Roland Barthes dans S/Z à propos de la redondance. Selon son expression, le discours redondant est un discours où «‘ la signification est excessivement nommée’ ». Le narrateur du roman à thèse travaille dans la «‘ peur obsessionnelle de manquer la communication du sens »’, d’où le recours constant à la redondance «‘ ce babil sémantique »’ ‘ 129 ’ ‘.’ La notion de redondance, empruntée à la linguistique, n’est pas un phénomène exclusif du roman à thèse, mais c’est un trait caractéristique de tout texte qui se veut « lisible », et qui désire neutraliser les « bruits » de la communication. La cohésion de tout texte, littéraire ou non, dépend du degré de redondance présent dans le texte, c’est-à-dire de la non-contradiction interne. Plus un texte présente des contradictions entre ses propos, plus sa réception dépendra de l’interprétation qu’en feront les lecteurs. Si les éléments contradictoires sont trop nombreux, le texte devient illisible et sera producteur d’un discours schizophrénique. Pourtant, un texte littéraire qui ne comporterait aucune contradiction et réaliserait une redondance totale perdrait tout son intérêt et manquerait également «‘ la communication du sens »’ . Pour que la communication puisse fonctionner d’une manière saine, il faut à la fois conserver des informations déjà connues et en introduire de nouvelles. Le narrateur du roman à thèse peut être caractérisé par un degré d’intérêt maximal qu’il porte pour la réception de son œuvre. En conséquence, trouver le juste dosage entre l’utilisation de la redondance et de la contradiction, qui véhicule des informations nouvelles au sein de son discours, constitue pour lui un des points essentiels de la réussite. S.R. Suleiman établit un inventaire des principaux types de redondance possibles dans le roman réaliste, puis elle examine les types de redondance que le roman à thèse privilégie. Enfin, elle démontre que le propre du roman à thèse est de procéder à un «‘ investissement sémantique des redondance formelles »’ 130 . Nous pensons que le concept de redondance et son étude dans le cas de notre corpus est particulièrement efficace pour celui qui veut comprendre les raisons de l’ambiguïté profonde de la production romanesque algérienne de l’entre-deux-guerres. Toutes ces considérations nous seront surtout utiles dans la troisième partie de la thèse, mais il nous a semblé important de préciser dès maintenant les fondations théoriques de notre étude.
En ce qui concerne les romans du corpus, notre première approche révèle qu’ils se signalent en tant qu’illustration d’une idéologie extérieure et indépendante du niveau de l’histoire. Cette idéologie, qui préexiste à la fiction littéraire, est sans aucun doute celle de l’assimilation telle qu’elle est comprise dans l’Algérie des années de l’entre-deux-guerres. Dans cette optique, nous pouvons avancer que les romans du corpus essayent de démontrer la possibilité de l’assimilation et de la coexistence pacifique et bénéfique en Algérie de la population arabe et berbère avec la population d’origine européenne. Dans chaque cas, la fiction romanesque est appelée à véhiculer un discours idéologique déterminé à l’aide de héros qui doivent accomplir un parcours correspondant à un apprentissage exemplaire, positif ou négatif, selon les critères de ladite idéologie. Dès le péritexte, nos œuvres se signalent comme porteuses d’un enseignement ; dès la préface ou l’incipit, un contrat de lecture est proposé au lecteur. A travers ce contrat, le préfacier ou le narrateur s’engage à mettre en œuvre dans le roman qui va suivre une doctrine politique et sociale extérieure à la fiction littéraire. Cette doctrine sociale repose sur l’idée de la bonne entente entre les musulmans et les non-musulmans en Algérie et sur le désir de rapprocher les deux communautés. Selon les romans, ou selon tel ou tel passage de chaque roman, cette idée peut subir des variations différentes ; mais dans le fond, l’essentiel reste toujours le même. Par conséquent, nous pouvons d’ores et déjà avancer la constatation suivante : la problématique essentielle des romans du corpus est la question de l’assimilation, la vision qu’ont les écrivains de l’identité algérienne et de leurs rapports avec cet Autre qui est tellement présent dans leur monde. L’enseignement sur lequel se basent nos romans suppose et espère que le destinataire fera siennes les idées développées et qu’il s’appliquera à les mettre en pratique. On reconnaît ici les mécanismes de fonctionnement de tout texte dont le but est de persuader puis d’influencer le comportement du lecteur.
Au début de cette deuxième partie du travail, il nous semble donc justifié de continuer de retenir, certes avec quelques réserves, l’hypothèse selon laquelle il s’agit de romans à thèse qui doivent être examinés selon les principes du genre. A partir de là, les étapes de la recherche sont donc définies par la logique même de la rhétorique des romans à thèse. Il s’agit dans un premier temps de voir quelle est la thèse que ces œuvres sont censées démontrer. Nous ferons donc une présentation rapide du discours de l’assimilation tel qu’il se développe dans l’Algérie de l’entre-deux-guerres. Puis nous verrons comment ces œuvres de fiction se signalent en tant qu’illustrations de ces thèses préétablies, en tant que mise en pratique des grands thèmes du discours assimilationniste du début du siècle. Dans la définition adoptée plus haut pour le roman à thèse, nous avons accepté comme caractéristique essentielle du genre le fait qu’il se préoccupât de sa réception par le lecteur. A travers l’étude du péritexte, nous essayerons donc de dégager les grandes lignes de cette tentative de conditionnement de la réception entreprise par les auteurs de nos romans. Sans exception, tous les romans du corpus proposent explicitement un contrat de lecture qu’ils respectent difficilement par la suite. Nous pouvons d’ores et déjà avancer que le contrat de lecture est rompu et altéré à travers les différents composants du texte littéraire. Mais c’est là le sujet de la troisième partie de notre travail.
Cf. les travaux d’Ahmed LANASRI et le DEA de Hadj MILIANI.
SULEIMAN Susan Rubin, Le roman à thèse, Paris, P.U.F., 1983, p. 14.
op. cité p. 38.
Cf. ARISTOTE, Rhétorique, liv. II, chap. 20.
op. cité pp. 79 à 123.
« La voie qui mène un homme à la connaissance de lui-même. » LUKACS, Georges, La Théorie du roman, Gonthier, 1963, p. 76.
SULEIMAN, op. cité p. 82.
BARTES, Roland, S/Z, Paris, Seuil, 1970, pp. 85-86.
SULEIMAN, op. cité p. 209.