II. 2. 2. Les préfaces originales

La préface est, avec le titre du roman, un élément paratextuel de première importance. Les premiers romanciers algériens de langue française accordaient une attention particulière à la réception de leurs œuvres. Ceci explique en grande partie le nombre important de préfaces qui accompagnent les romans du corpus. Il s’agit de présenter les motivations de l’acte d’écriture, de commenter les choix faits par l’auteur et d’orienter la réception de l’œuvre. On pense également qu’il est nécessaire d’expliquer au lecteur pourquoi et comment il doit lire l’œuvre qui va suivre. Sur les six romans étudiés, un seul n’est précédé d’aucun texte explicatif ou introductif ; il s’agit d’El Euldj, Captif des Barbaresques. Trois sur six sont introduits à l’aide de préfaces auctoriales originales, c’est-à-dire écrites au moment de la première édition par l’auteur même du livre. Deux autres sont précédés de préfaces allographes qui sont écrites par un tiers au moment de la parution et dont le rôle est essentiellement la présentation et la recommandation du livre. Nous commencerons par étudier les particularités des trois préfaces auctoriales originales d’Ahmed Ben Mostapha, goumier, Myriem dans les palmes et Bou-el-Nouar, le Jeune Algérien. La définition de Genette qui suit nous servira de base pour l’étude des préfaces originales.

‘« La préface auctoriale assomptive originale, (…) a pour fonction cardinale d’assurer au texte une bonne lecture. Cette formule simplette est plus complexe qu’il n’y peut sembler, car elle se laisse analyser en deux actions, dont la première conditionne, sans nullement la garantir, la seconde, comme une condition nécessaire et non suffisante : 1. obtenir une lecture, et 2. obtenir que cette lecture soit bonne. » 159

La première fonction de la préface suppose une certaine habileté de la part de l’auteur. En effet, comment mettre en valeur son texte et obtenir la lecture de l’œuvre, tout en gardant une certaine modestie pour ne point indisposer le lecteur à travers une valorisation trop visible de soi-même ? Chez nos auteurs, cette modestie est toute naturelle et s’accompagne d’un besoin de s’expliquer sur les motifs qui ont poussés à l’écriture. On demande pardon pour avoir eu le courage de prendre la parole dans la langue de l’Autre ou pour les fautes éventuelles de l’écriture. Processus d’auto-justification des auteurs qui sont incertains de l’accueil que trouveront leurs œuvres et qui craignent le rejet des maisons d’édition. Au moment de l’écriture des préfaces en particulier, et de l’ensemble de leurs œuvres en général, l’attitude des romanciers est déterminée en grande partie par l’incertitude et la peur du rejet. Nous pensons que les ambiguïtés et les contradictions qui foisonnent dans les romans du corpus s’enracinent dans cet état d’esprit craintif au moment de la création.

‘« … j’essaye tout simplement de faire plaisir aux pionniers du rapprochement franco-musulman en leur dédiant ce modeste ouvrage, (…) C’est pourquoi je m’excuse auprès du lecteur pour les erreurs et les défauts qu’il peut y trouver et sollicite son indulgence. » 160

Incertitude quant à la réception du discours véhiculé par l’action romanesque, mais incertitude également quant au jugement qui pourrait être porté à l’encontre de l’écriture, du style ou de la composition. Cet état d’esprit craintif imprègne la création littéraire en langue française de cette génération. On sent toujours un besoin pressant de vouloir s’expliquer, de demander pardon pour le courage d’avoir osé prendre la parole.

Toujours dans le but de susciter la lecture, mais dans une perspective plus positive, on explique les raisons qui ont poussé à l’écriture, souvent en insistant sur l’utilité de l’œuvre.

‘« J’ai écrit pour exalter la gloire d’une nation qui a su réveiller les élans chevaleresques d’un peuple jadis endormi. » 161

On retrouve le même besoin pressant de s’expliquer sur les raisons et les motifs de l’écriture dans la préface d’une œuvre antérieure du même auteur. Il s’agit d’un récit de voyage, plus exactement d’un pèlerinage à La Mecque. Il est intéressant de voir que dans cette préface qui n’introduit pas une œuvre de fiction, Ben Cherif utilise exactement la même tournure de phrase. On y trouve exactement le même processus : besoin de se déclarer dès les premières lignes et nécessité de cerner le public auquel on veut s’adresser.

‘« J’ai écrit ce livre pour ceux qui ont, comme moi, accompli le voyage rituel et frissonné dans le mystère de nos villes saintes. (…) J’ai écrit pour ceux qui n’ont pas encore été s’abreuver aux sources vives d’où vient notre foi, et qui, sans doute, se joindront un jour(…). Mais j’ai écrit surtout pour ceux qui, bien qu’étrangers à la religion du Prophète, sont passionnés des choses de notre Islam. 162

Voilà le destinataire souhaité par les premiers romanciers algériens de langue française : des lecteurs qui sont séduits par «  les magies » de l’Orient, qui prennent le risque de faire le voyage dans le monde de l’Autre, non pas avec un guide qui possède les mêmes repères, mais avec quelqu’un de l’autre bord. Si l’on tente l’aventure, les préfaciers assurent que l’on fera des découvertes inédites.

‘« BOU-EL-NOUAR n’est pas seulement un roman qui peut amuser ou distraire. C’est aussi une étude inédite des mœurs familiales de la Société Musulmane de l’Algérie. » 163

A la lecture des préfaces, il est évident que le but principal de ces créations littéraires n’est pas à chercher du côté du divertissement, mais du côté de l’enseignement. L’importance de la fonction didactique des romans en question transparaît dès les premières lignes. L’utilité de ces romans se trouve, selon les auteurs, dans leur capacité à transposer au niveau fictionnel les caractéristiques de la société musulmane, arabe ou berbère. On veut ainsi montrer aux Français d’Algérie et de la métropole une image plus fidèle de la réalité algérienne, qui n’avait été présentée jusqu’alors à ce public qu’à travers une vision unilatérale. En plus de la présentation crédible de ce monde étranger aux lecteurs de langue française, les auteurs veulent démontrer la possibilité et la nécessité d’une coopération plus harmonieuse entre les colonisés et les colonisateurs. Le but final, l’utilité des œuvres à long terme, se mesurera dans leur capacité à rapprocher les deux mondes en présence sur la terre algérienne.

La question de l’assimilation, ou la question indigène, faisait partie de l’actualité politique quotidienne de l’Algérie des années vingt et trente. Ces écrits s’enracinent dans cette actualité pressante de l’époque et traduisent les réponses des auteurs aux questions soulevées par cent ans de vie commune en Afrique du Nord. Les préfaces le disent : l’utilité du roman que vous allez lire, c’est de proposer des solutions fiables aux problèmes du colonialisme.

‘« C’est surtout une étude sociologique du problème algérien qui pivote incontestablement autour de la « question indigène ». (…) Les remèdes préconisés dans cet ouvrage sont-ils possibles ? Evidemment. Ils sont même nécessaires au soin des intérêts supérieurs de la France et, en particulier, à l’intangibilité de la souveraineté française dans ce pays. » 164

Ce discours d’allégeance obligatoire en direction du pouvoir en place remplit une double fonction : d’une part il éveille l’attention du lecteur préoccupé par l’avenir de la présence française en Algérie, et d’autre part il met en garde implicitement contre les risques que pourrait entraîner une situation où les remèdes préconisés dans le roman ne seraient pas mis en œuvre. Ainsi, cette préface remplit les deux fonctions essentielles du genre : obtenir la lecture en éveillant l’attention, et orienter cette lecture en préconisant la réalisation des préceptes suggérés par le texte qui va suivre. Le message sous-entendu de la dernière phrase témoigne du courage de l’auteur, qui ose effleurer des questions dangereuses à l’époque et que bon nombre de ses contemporains ont soigneusement évitées.

Le roman de notre corpus qui possède le péritexte le plus important est sans aucun doute Myriem dans les palmes. L’importance et la longueur de ce péritexte frappent l’attention du lecteur et laissent supposer dès les premières lignes une œuvre à thèse où l’auteur veut expliquer ses motivations en détail et orienter la lecture. Le discours préliminaire de ce roman se compose de trois parties où chaque élément remplit une fonction distincte. Est réalisée à chaque fois l’une des fonctions de la préface selon la définition de Genette : obtenir la lecture et/ou obtenir que cette lecture soit bonne. Malgré une certaine homogénéité dans ces trois parties, une étude plus approfondie relève la présence d’un discours idéologique différent pour chacune d’elles. Tout de suite après le titre, nous avons un exergue qui chante sur un ton idyllique les possibilités de l’assimilation. Son rôle est de captiver l’attention du lecteur, mais surtout d’exprimer le soutien de l’auteur à la présence française en Algérie.

‘« C’est l’histoire d’un peuple longtemps persécuté par les tyrans barbaresques et l’idylle de deux jeunes Algériens du vingtième siècle : un Arabe évolué et une Française…
Malgré les préjugés des races, l’amitié les rapproche … Et l’amour les unit. »’

Deux phrases affirmatives qui sont construites sur un schéma dichotomique où l’on part d’un pôle négatif pour arriver à un pôle positif. La fiction littéraire qui va suivre devra illustrer le cheminement :

  • Du peuple persécuté vers l’état d’Arabe évolué du vingtième siècle.
  • Des jeunes séparés par les préjugés des races vers l’amour qui les unit.

Dans les deux cas, il est clair que la présence bienfaisante de la France en Algérie est à l’origine du changement de la situation négative en situation positive. En accord avec l’exergue, l’action du roman sera construite sur deux niveaux : celui de l’occupation / libération de l’oasis du Tafilalet par l’Armée française, et celui de l’histoire d’amour unissant Myriem à Ahmed. Ces premières lignes ancrent le récit qui va suivre dans la réalité historique de l’Algérie et sont destinées à faire oublier au lecteur le caractère fictif du roman. Les indications de ce type sont obligatoires dans le cas des romans historiques, mais elles sont également très largement utilisées dans les romans réalistes. L’auteur du roman en question est essentiellement préoccupé par la réception de son œuvre et par l’effet didactique qu’elle pourra avoir. Pour lui, c’est le moyen le plus simple de signaler au lecteur qu’il trouvera une histoire vraisemblable dont la réalisation historique ne pose pas de problème.

L’exergue qui se trouve sur la page de garde du livre est suivi par un avant-propos d’une page entière et il est signé pour accentuer l’engagement de Mohammed Ould Cheikh dans l’idéologie véhiculée par le roman. Redondance au niveau de la signature, mais redondance également au niveau du discours, car la première partie de l’avant-propos ne fait que reprendre ce que l’exergue a déjà exprimé : vision idyllique sur les relations des nouvelles générations algériennes qui commencent à se comprendre et à s’aimer. La deuxième partie nous intéresse plus particulièrement, car ce n’est plus une information redondante qui y est véhiculée, mais une présentation explicite de l’auteur sur les raisons et les conditions de l’écriture du roman. Nous avons déjà parlé au début de ce chapitre de l’état d’esprit craintif et malsain qui caractérise les premiers écrivains algériens de langue française et qui fait qu’ils ont toujours tendance à justifier leur démarche, leur style, bref un droit à exister pour leurs créations artistiques. C’est l’existence même de cette littérature des dominés qui est problématique, qui nécessite sans cesse des explications et des excuses à présenter à celui dont on emprunte la langue, le genre et l’idéologie. Dans ce mouvement d’abaissement et d’humiliation se révèle toute l’ambiguïté de la situation. Ould Cheikh écrit consciemment un roman à thèse, il respecte scrupuleusement les lois du genre, mais au moment de rédiger l’avant-propos, il est capable d’y insérer cette phrase qui est à l’image de toute l’œuvre en question :

‘« Toutefois, je n’ai aucune prétention d’avoir écrit un livre à thèse. » 165

L’auteur entreprend la représentation au plan de la fiction d’une idéologie à laquelle il souscrit et qu’il avoue vouloir transmettre au lecteur à travers le roman à thèse. Mais au même moment, il émet des doutes quant à la réussite de son entreprise au niveau de la représentation fictive. Du même coup, ce n’est pas seulement la fiabilité du roman à thèse qui est mise en cause, mais également la pertinence de l’idéologie qu’il voudrait représenter. On touche ici, et ce dès l’avant-propos, à la situation paradoxale du roman à thèse que signale S.R. Suleiman 166 . En effet, plus le roman à thèse veut être fidèle à sa vocation démonstrative, moins il réussit à se faire accepter comme parole digne de confiance. L’auteur veut paraître tellement transparent, il est tellement honnête, que ses propos se voient privés des éléments qui pourraient contribuer à les rendre vraisemblables.

La troisième partie du péritexte est de loin la plus longue et sa fonction est essentiellement de souligner le vraisemblable de l’action qui va suivre. Cette introduction d’une dizaine de pages présente l’histoire du Tafilalet, du milieu du deuxième siècle de l’Hégire jusqu’aux événements qui fourniront la toile de fond historique du roman. Les nombreuses indications de dates et de noms ont pour fonction de renforcer l’ancrage du roman dans le réel, de mettre en évidence la crédibilité de l’enseignement qui va suivre. Mais c’est aussi un moyen pour l’auteur d’affirmer la spécificité historique de cette partie du Maroc en particulier et de tout le Maghreb en général. Selon la représentation coloniale de l’époque, l’histoire de l’Algérie n’était digne d’intérêt qu’avant l’arrivée des musulmans et qu’après l’arrivée des Français. Avant 1830, il n’y avait en Algérie que des barbares, des nomades et des chèvres qui ne méritaient aucune attention particulière, ni de la part des historiens ni de la part des romanciers. Le cours d’histoire de Mohammed Ould Cheikh est bien une affirmation de l’identité historique de l’Algérie face à la négation de cette spécificité par les historiens français de l’époque. Ceci est vrai, même si cette introduction manque de cohérence aux yeux du lecteur européen et même si elle reprend parfois les clichés utilisés par la propagande colonialiste à propos de l’insécurité qui régnait dans le pays avant l’arrivée des troupes françaises. Ces éléments incontournables sont là pour justifier la présence de l’occupant et pour conforter l’idéologie qui a été esquissée dans l’exergue, puis dans l’avant-propos, et qui sera véhiculée par le roman.

Résumons notre analyse du péritexte de Myriem dans les palmes selon la définition de Genette. L’exergue, qui se trouve sur la même page que le titre, captive par son langage poétique l’attention du lecteur et accomplit ainsi sa fonction essentielle, qui est de susciter la lecture. Du point de vue idéologique, elle chante les possibilités de l’assimilation et les bienfaits de la France en Algérie. L’avant-propos est déjà moins romantique ; c’est l’explication de l’auteur quant à ses motivations et ses choix. La fonction essentielle de cette partie est d’orienter la lecture qui va suivre ; c’est de dire explicitement ce qu’on attend de l’œuvre en tant que support d’une idéologie donnée. Mais c’est également l’espace où l’ambiguïté apparaît avec cette phrase étonnante que nous avions analysée et qui porte sur le genre du roman. En contradiction avec l’image idyllique de l’exergue, on voit l’auteur du roman qui s’excuse pour ses fautes, qui «  sollicite » l’indulgence du lecteur français, bref, qui s’humilie d’une certaine manière devant son destinataire. Dans la troisième partie, qui est de loin la plus longue, déjà plus aucune trace de cette idylle entre les deux peuples, aucune poésie, seulement un cours d’histoire un peu long et ennuyeux sur les siècles passés du Tafilalet. Comme nous l’avons dit, la fonction de cette introduction est d’ancrer l’histoire de Myriem dans la réalité historique du pays, de soutenir le vraisemblable du récit qui va suivre. Au niveau idéologique, il ne s’agit plus de chanter les bienfaits de la présence française en Algérie, mais d’affirmer l’identité propre du pays à travers la présentation de sa spécificité historique.

A travers ce péritexte composé de trois parties, Mohammed Ould Cheikh signale au lecteur qu’il tient en main un roman à thèse. Mais au même moment, on voit apparaître une double ambiguïté : celle qui plane sur le genre du roman et celle qui met en question l’adhésion sincère de l’auteur à la thèse véhiculée. Nous sommes confrontés dès le péritexte à cette particularité déroutante de la littérature algérienne de langue française de l’entre-deux-guerres qui s’annonce comme porteuse d’une idéologie à l’aide d’une forme donnée, alors que ni l’idéologie ni la forme ne résistent à l’épreuve de la représentation littéraire.

Notes
159.

GENETTE, Gérard, Seuils, Paris, Editions du Seuil, coll. Poétique, 1987, p.183.

160.

Avant-Propos de Myriem dans les palmes, par l’auteur.

161.

Préface d’Ahmed Ben Moustapha goumier, par l’auteur.

162.

BEN CHERIF, Mohamed, Aux villes saintes de l’Islam, Paris, Hachette, 1919.

163.

Avant-Propos de Bou-El-Nouar le Jeune Algérien, par l’auteur.

164.

idem

165.

Avant-Propos de Myriem dans les palmes, p. IV.

166.

cf. SULEIMAN, Susan Rubin, Le roman à thèse, Paris, P.U.F., 1983, pp. 228-229.