II. 2. 3. Les préfaces allographes

La fonction de la préface allographe, écrite par un tiers, est de recommander et de présenter l’auteur et le roman qui va suivre. En général, ces préfaces ne guident pas la lecture, mais dans le cas des romans à thèse elles épousent le discours idéologique qui sera véhiculé par l’histoire. Souvent, on sollicite pour la rédaction d’une telle préface des personnes d’une certaine notoriété, dont la signature et les paroles garantissent la qualité ou du moins l’intérêt de l’œuvre présentée. En ce sens, les préfaces allographes, bien qu’écrites par un tiers, contribuent à l’élaboration d’un horizon d’attente que le lecteur intègre plus ou moins consciemment et qui est à la base du contrat de lecture. Si cet horizon d’attente est déçu par le texte qui suit, il y a violation du pacte de lecture et la communication ne fonctionne pas. Deux des romans de notre corpus sont précédés de préfaces allographes qui se ressemblent étrangement et qui fonctionnent selon les mêmes principes. Leur particularité consiste en un réseau de contradictions qui s’établit d’une part entre le discours idéologique qu’ils développent et la réalité historique, et d’autre part, entre ce discours préliminaire et le système idéologique qui conditionne l’action développée par le roman. C’est ce réseau de contradictions que nous tenterons d’étudier dans les lignes qui suivent.

Zohra la femme du mineur est précédé d’une préface de deux pages d’Albert de Pouvourville ; Mamoun, l’ébauche d’un idéal est présenté par Vital-Mareille sur quatre pages. Dans les deux cas, le discours idéologique domine dans la préface et l’on se demande quel est le véritable but recherché par l’auteur : inciter à la lecture ou glorifier les bienfaits de la France en Afrique du Nord. Ces préfaces sont en parfait accord avec le discours officiel de l’époque sur le colonialisme, sur les questions du rapport de force et de valeur entre «‘ nation mineure’  » et «‘ nation éminente »’ ‘ 167 ’ ‘.’ Il s’agit de chanter la gloire de la France, différente des autres pays colonialistes parce qu’elle cherche l’instruction et le relèvement des peuples dominés.

‘« La France est la seule des puissances coloniales qui ait acquis son domaine extérieur dans un but spirituel. (…) Seule notre patrie a cherché l’influence intellectuelle et la conquête des âmes. » 168 ’ ‘« Mais si la France ne cherche aucune conquête matérielle, elle est au contraire avide de conquêtes intellectuelles et morales. » 169

Ces phrases paraissent particulièrement déplacées si l’on connaît un peu l’état d’instruction de la population indigène en Algérie au tournant du siècle 170 . L’enseignement d’après les méthodes et les programmes en vigueur dans les écoles européennes était réservé à un nombre privilégié, quasi-symbolique : en 1892, il y avait à peine 12 000 enfants indigènes de 6 à 14 ans scolarisés dans l’enseignement public et laïque ; en 1902, ce chiffre n’est que de 25 921, ce qui donne un taux de scolarisation de 3,5% 171 . Avec l’expansion des villes et des centres de colonisation, on assiste à une légère augmentation du nombre des écoles primaires dont le but essentiel sera de diffuser la langue et la culture françaises. Mais les colons resteront toujours farouchement opposés à un enseignement généralisé des masses de la population autochtone. Les auteurs de notre corpus sont tous passés par le système scolaire mis en place par le colonisateur, mais le nombre de ceux et celles qui n’ont fait que rêver de pouvoir un jour faire des études à l’école française est bien plus important.

Ces phrases sont également déplacées par rapport à ce qui ressort d’une lecture un peu plus approfondie des romans présentés. En effet, il est difficile de ne pas percevoir les contradictions évidentes entre la louange des effets de l’enseignement européen dans la préface des romans et le parcours du héros qui réalise un apprentissage exemplaire négatif tout en passant par les bancs de l’école dont on vantait les mérites. On se demande si le préfacier a bien lu l’œuvre en question avant de rédiger son texte. Comme dans le cas des préfaces originales que nous venons d’étudier, on annonce l’illustration d’une certaine idéologie dans le roman qui va suivre, mais la fiction est en décalage par rapport à ce discours préliminaire. A quelque chose près, c’est toujours la même contradiction qui se reproduit entre le discours véhiculé par la préface et l’histoire développée par l’action. Pour les romans dotés d’une préface originale auctoriale, il s’agit d’une ambiguïté entre les différents discours du même narrateur, qui contredit dans le récit ce qu’il avait annoncé dans sa préface. Mais dans le cas de nos préfaces allographes, ce sont les propos du préfacier extérieur qui ne correspondent pas à l’idéologie qui sera véhiculée par le récit. Ce décalage est perceptible à plusieurs niveaux. Voyons-en quelques exemples.

Dans la préface de Zohra, Albert de Pouvourville glorifie l’influence intellectuelle de la France et les résultats de la conquête des âmes en Algérie sur le peuple dominé. Dans le récit qui suit, le personnage central, Meliani, est un pauvre mineur qui, sur le plan intellectuel, n’a en rien bénéficié de la présence française. En revanche, son échec est dû essentiellement à la mauvaise influence qu’exerce sur lui l’entourage des autres mineurs d’origine européenne. Au cours de son parcours, l’alcoolisme et la débauche sont les effets directs de son contact avec le monde de l’Autre.

Vital-Mareille tient un discours identique dans la préface de Mamoun sur la vocation « civilisatrice » de la France en Algérie. A côté du progrès matériel, il souligne l’importance des conquêtes intellectuelles et morales, l’importance de l’instruction et du progrès moral qui l’accompagnent. Au niveau du récit, Mamoun, le héros du roman, étudie effectivement dans le système scolaire français et il assimile un certain savoir. Mais cet acquis ne l’aide pas dans son entreprise d’assimilation à la société européenne. Comme Méliani, il échoue d’un point de vue moral et sera jugé négativement par le narrateur du roman. La morale de l’histoire pourrait se résumer à dire que l’Arabe qui essaye de devenir comme les Français est voué à la débauche et à l’échec. Quelle contradiction avec les dernières lignes de la préface !

‘« Comme lui nous savons que la cause de notre patrie se confond avec celle de l’humanité et que devenir plus Français c’est devenir plus homme. »’

Ces deux préfaces allographes sont donc en contradiction évidente avec le corps même du roman. De plus, ils établissent par leurs discours les contours de l’intellectuel algérien francisé tel qu’on aimerait le voir de l’autre côté de la Méditerranée. Ils développent sans ambiguïté les critères auxquels l’auteur du roman doit correspondre. Ces critères sont d’ordre culturel, politique et idéologique en même temps. Cette attente explicite pèse de tout son poids sur les romanciers de notre corpus et influence directement leur création sur le plan idéologique, et indirectement sur le plan littéraire. Nous devons constater qu’à travers leurs œuvres, ils sont incapables de correspondre d’une manière cohérente à cette attente qui vient de l’extérieur et qu’ils essayent en vain d’assimiler. Les préfaciers ne semblent pas connaître réellement et en profondeur les auteurs des romans qu’ils présentent et restent au niveau des clichés idéologiques de l’époque. Un autre élément vient renforcer cette constatation qui pourrait paraître trop sévère : dans la préface de Zohra, Albert de Pouvourville affirme qu’il s’agit là du premier roman directement écrit en français par un Berbère, alors que Ahmed ben Mostapha goumier avait été édité cinq ans plus tôt. Cette erreur nous confirme la méconnaissance des réalités littéraires, culturelles et sociales de l’Algérie de l’époque, et de la situation et des désirs des indigènes, par les préfaciers de ces deux romans.

Notes
167.

Préface de Zohra, p.5.

168.

Préface de Zohra, p.5.

169.

Préface de Mamoun, p. 10.

170.

Cf. l’introduction de ce travail pp. 21-25.

171.

Cf. AGERON, Charles-Robert, Histoire de l’Algérie contemporaine, Tome II, De l’insurrection de 1871 au déclenchement de la guerre de libération, Paris, PUF, 1979, p. 163.