II. 3. 2. Les bruits du lexique

Les romans algériens de langue française de cette période portent en eux les marques d’une double culture, ou si l’on préfère, du bilinguisme culturel des auteurs. Cette constatation est vraie pour tous les niveaux et pour l’ensemble de cette production littéraire, mais elle se manifeste avec le plus d’évidence au niveau de l’écriture et du lexique utilisé par les auteurs. Nous assistons à une intrusion de la langue dialectale arabe ou berbère et de la langue arabe classique dans le texte écrit en français. L’importance de cette présence lexicale de la langue maternelle peut varier d’une œuvre à une autre, mais elle ne présente pas de différence significative entre les romans du corpus. Certains critiques ont attiré l’attention sur ce phénomène qui servirait à valoriser la langue des indigènes et à la libérer de la marginalité dans laquelle elle se trouve dans le contexte colonial 187 . La dévalorisation et la marginalisation des langues dialectales est un élément redondant de l’histoire moderne des pays du Maghreb. Cette tendance caractérise évidemment la politique linguistique de la période coloniale, mais elle reste également présente, il est vrai sous une forme différente et plus sournoise, après les indépendances nationales. L’influence de ce phénomène sur l’évolution de l’expression littéraire des pays du Maghreb est sans nul doute d’une importance capitale et il est difficile d’en mesurer les conséquences.

‘« …la langue maternelle du colonisé, celle qui est nourrie de ses sensations, ses passions et ses rêves, celle dans laquelle se libèrent sa tendresse et ses étonnements, celle enfin qui recèle la plus grande charge affective, celle-là précisément est la moins valorisée. Elle n’a aucune dignité dans le pays ou dans le concert des peuples. S’il veut obtenir un métier, construire sa place, exister dans la cité et dans le monde, il doit d’abord se plier à la langue des autres, celle des colonisateurs, ses maîtres. 188

En ce qui concerne les romans de notre corpus, certains présentent effectivement un nombre relativement important de mots et d’expressions en arabe dialectale, et dans une moindre mesure en arabe classique et en berbère. Mais il est évident que le seul fait d’introduire dans un texte écrit en français des expressions originaires d’une autre langue ne sert pas automatiquement à la valorisation de l’intrus. Il serait donc inutile et en plus hasardeux de dresser une liste des œuvres étudiées en fonction du nombre ou du pourcentage des vocables étrangers 189 introduits dans l’homogénéité des textes. Ce qui nous intéresse avant tout, c’est de connaître les raisons de ce « bruit » lexical, et de savoir s’il remplit une fonction spéciale dans la narration.

La première constatation que nous devons faire, c’est que le roman algérien de langue française n’est pas le seul, ni le premier, à introduire des mots arabes et berbères dans les textes littéraires écrits en français. Cette pratique est répandue et caractéristique dans la littérature exotique, puis ethnographique, très à la mode en Europe à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Elle est également largement utilisée dans la littérature coloniale de l’Algérie française, et correspond à un besoin naturel de rendre compte à travers la littérature des particularités du contexte humain et linguistique ; le brassage des populations étant suivi dans le quotidien par le brassage des langues. La majeure partie de ces romans s’inscrivent dans le courant réaliste et naturaliste où le souci du vraisemblable et l’importance du détail dans la description sont toujours présents parmi les préoccupations de l’auteur. La langue étrangère à la narration est donc utilisée en premier lieu dans le discours direct, les dialogues et les paroles prononcées par les personnages.

‘« Milio, avec l’air d’un ministre qui décore un citoyen méritant, confie les guides à l’un des Arabes de la voiture : - Tiens, Mohammed : chouf le blanc surtout, il est louette et maquereau bezeff… » 190

Contrairement à la majorité des utilisations de mots étrangers relevées dans les romans de notre corpus, l’auteur ne prend ici même pas la peine de traduire les mots intrus. On peut en conclure que le destinataire espéré de son œuvre n’est pas le public de la métropole (on considère que le lecteur de l’Algérie connaît ce vocabulaire et n’a pas besoin de traduction), ou du moins que la réception et l’interprétation de l’œuvre par le lecteur l’intéressent dans une moindre mesure. Il est évident que le narrateur du roman algérien de langue française est beaucoup plus attentif à la réception de son œuvre que ne l’est son contemporain colonial.

‘« - Ya qahouadji ! (O cafetier) Ara zoudj cherbetes ! (apporte deux citronnades). » 191 ’ ‘« Myriem, caressant les joues de la fillette, lui demande : - Ki semmouk ? (Comment t’appelles-tu ?) – Fatima. – Fatima ! répète la jeune fille, quel joli nom ! Elle lui donne une pièce de monnaie. – Khoudhi, ya benti. (Tiens, ô ma fille). » 192

Et nous pourrions continuer avec d’autres exemples empruntés aux romans de Chukri Khodja ou de Mohammed Ben Cherif. Mais nous ne pourrions relever de différence significative dans les motivations des uns et des autres au moment où ils recourent à ce procédé d’introduction de termes étrangers dans la narration. La fonction de ce procédé qu’on pourrait appeler « l’intrusion de l’Autre dans le lexique » est sensiblement la même des deux côtés : il s’agit de rester fidèle aux réalités linguistiques du pays et de fournir au lecteur un échantillon de la diversité culturelle du terroir. Nous retrouvons par ailleurs, dans plusieurs de nos romans, une utilisation similaire d’autres langues étrangères à celle du récit, et dont l’apparition relève du même procédé et remplit la même fonction. Ainsi dans Zohra la femme du mineur, roman qui tente une représentation de la diversité humaine de la petite ville de Miliana, l’auteur introduit des bribes de conversation aussi bien en espagnol ou en italien qu’en arabe dialectale.

‘« - Oh !… Oh !… s’exclama un Espagnol, vêtu avec la plus grande négligence et aussi sale qu’il était dans la mine, Achour commence à avoir de gros bonnets comme clients ! – Perké ? lui demanda son compagnon… où to mirar signors ? » 193

Le narrateur reste extérieur à la scène qu’il décrit, il reste sur sa position d’observateur dont le souci primordial est de réussir une description la plus réaliste et la plus naturelle possible. C’est la raison pour laquelle l’utilisation des mots étrangers se produit essentiellement dans le discours libre où le narrateur désire refléter l’ambiance locale, la diversité humaine et linguistique du pays. Nous pouvons relever un autre endroit privilégié de l’utilisation des vocables étrangers, qui est celui des cas où le signifiant étranger est le seul à pouvoir rendre compte avec exactitude du signifié, lorsque la langue française ne possède pas de signifiant correspondant pour le signifié donné. Mais là encore, cette pratique relève essentiellement du désir de coller le plus à la réalité, et non d’une volonté consciente de vouloir brouiller le texte écrit en français. Les auteurs ne tentent pas de donner une traduction des mots de la vie quotidienne qui désignent des réalités propres à l’Afrique du Nord. Au lieu d’utiliser une traduction approximative ou une périphrase compliquée pour les mots comme taleb, caïd, roumi, madrasa, ksar, bordj, burnous, haïk, couscous, etc., ils préfèrent garder le terme initial qu’ils expliquent entre parenthèse ou en bas de page. C’est d’ailleurs, de la même manière que procèdent l’ensemble des écrivains de l’Algérie de l’époque.

‘« Le chant se tut et une femme parut sur le seuil d’une maison un peu moins caduque que les autres. Grande et mince sous sa mlhafa noire, elle s’accouda au mur, gracieuse. » 194

Prenons un dernier exemple pour illustrer notre position sur cette question de l’utilisation des mots arabes et berbères par nos auteurs dans le texte écrit en français. On sait que Robert Randau avait préconisé l’introduction du « sabir », ce jargon mêlé d’arabe, de français, d’italien et d’espagnol, dans la littérature algérianiste. Sa démarche est construite dans le but d’affirmer la spécificité locale, l’enracinement culturel et linguistique des Algériens face aux « Francaouis », qui arrivent de France et ne peuvent comprendre le langage de ceux qui vivent depuis plusieurs générations sur cette terre, en contact permanent les uns avec les autres. Le sabir devait être la langue nouvelle de ce peuple nouveau. La réussite ou l’échec de cette entreprise tant au niveau littéraire qu’au niveau historique ne nous intéresse pas, mais l’apparition de ce jargon dans les romans de notre corpus retient notre attention. Son utilisation par les auteurs de notre corpus ne veut rien dire de plus que ce jargon existe dans leur quotidien, et que nos écrivains désirent peindre la réalité de leurs quotidien le plus fidèlement possible.

‘« - Ne si pas moi, comment remerci toi, toi bono bezzaf, el Bon Dio y ti donnera beaucoup lis enfants et l’argent bezzaf. Puis Bouderbala continue en ce langage sabir une longue tirade, qu’il termine ainsi : - Ji vouli mon fils fire l’homme, lou franci, y’a na pas réussi, Mamoun choisir deux trig bossis, (…) Il a voulu sombre, tant bire bour loui. » 195

Et ces paroles sont prononcées par le père de Mamoun, le caïd Bouderbala, en direction du professeur Rodomski qui ramène le fils prodigue à la maison paternelle à la fin de son parcours. Ils rendent compte tout simplement du fait que selon la conception de l’auteur, le caïd moyen des campagnes algériennes parlait le sabir avec les roumis qu’il rencontrait. Et lorsque le même auteur, Chukri Khodja, veut décrire les particularités linguistiques de l’Alger du XVIe siècle, il recourt instinctivement à un jargon similaire à celui par lequel il a fait s’exprimer le caïd dans son roman précédent.

‘« Alli, Alli, déclara fermement Ismaïl Hadji, dans la langue franque à Bernard Ledieux, marin à peine débarqué de l’Espérance, toi viens avique moi, Lou Pacha mi donni toi trabaja li moro ; à la casa de moi donar El Khoubz et fazir al vissalle trabajo bono emchi, ya mansis. » 196

La fonction de ce jargon dans le texte littéraire écrit en français est double : d’une part donner une description exacte de la réalité linguistique, d’autre part ridiculiser le personnage qui utilise ce langage. En conclusion de ces quelques remarques sur l’introduction de mots étrangers dans nos romans, nous pouvons affirmer qu’en aucun cas ce procédé ne déclenche la valorisation de la langue dont est originaire le mot intrus.

Pourtant, il faut bien reconnaître que le texte des premiers romans algériens de langue française opère déjà un décentrement timide du lieu de l’énonciation par rapport à son homologue de la littérature algérianiste. Au niveau de l’écriture, nous avons relevé deux procédés par lesquels se manifeste ce timide changement. La première est l’introduction de proverbes et de dictons arabes et berbères à travers les paroles des personnages, et dans une moindre mesure dans le cours de la narration. Cette apparition timide de la sphère culturelle du colonisé est intériorisé par les personnages et le narrateur, et devient ainsi un élément constituant du système idéologique qui sous-tend l’œuvre littéraire. La deuxième est l’utilisation des expressions figées et des concepts de la religion qui font leur apparition, et auxquels adhèrent aussi bien les personnages que le narrateur des romans. Dans les deux cas, l’important du procédé n’est pas dans la langue utilisée, mais dans l’intériorisation par les personnages et par le narrateur des valeurs que ces expressions véhiculent. Ainsi nous retrouvons par exemple plusieurs fois la chahada, la profession de foi musulmane dans les romans du corpus. La manière dont ces paroles sont introduites dans le texte français change à chaque fois, mais l’important n’est pas là. Zohra prononce directement en français le credo de l’islam, Mamoun répète les paroles en arabe à la suite de son père, sans traduction de la part du narrateur, et enfin dans Myriem, un personnage secondaire le récite en arabe, mais la traduction est tout de suite donnée en bas de page 197 . Il en va de même pour les proverbes qui sont rapportés dans la grande majorité des cas directement en français. Dans les rares occasions où ils sont énoncés d’abord en arabe, la traduction suit instantanément et sans faute. De plus, les proverbes sont souvent énoncés directement par le narrateur, sans passer par l’intermédiaire d’un personnage. Cette prise en charge du proverbe par le narrateur signifie en même temps l’acceptation des valeurs véhiculées par celui-ci. Voyons un exemple concret de cette prise en charge directe d’un proverbe par le narrateur. Il s’agit d’un passage de Myriem où un « miracle » se produit lors d’une exécution, car la poudre qui devrait déchiqueter le condamné ne veut pas exploser.

‘« Belqacem la vérifie et y met le feu, mais vainement. Le baroud refuse de déchiqueter un innocent, une créature inoffensive dont les jours ne sont pas terminés. Car « celui que Dieu protège, dit un proverbe arabe, ne craint pas les attentats ou les maléfices d’ici-bas. » L’assistance crie : - Gloire à Allah !… Gloire au vivant, celui qui ne meurt pas. » 198

La valeur persuasive du proverbe est beaucoup plus forte dans ce cas, puisqu’il est énoncé directement par le narrateur, c’est-à-dire par une voix autoritaire dans le cas de nos romans. Parmi tous les romans du corpus, c’est dans Zohra la femme du mineur que l’utilisation redondante des proverbes est la plus significative. Dans cette œuvre, le discours de l’assimilation est essentiellement véhiculé par les personnages, qui énoncent à tour de rôle des vérités idéologiques avec une voix autoritaire. C’est dans ce concert d’énoncés directement idéologiques, parfois nettement démagogiques, que les proverbes apparaissent régulièrement et mettent fin aux discussions éphémères des personnages. C’est la sagesse séculaire qui vient mettre de l’ordre dans les discussions idéologiques confuses où les personnages véhiculent des idées préétablies. Les proverbes figent le débat d’idées et renforcent l’expression de la prédestination qui caractérise la vision du monde des romans. L’utilisation très consciente et très construite des proverbes dans Zohra étonne à première vue, mais il s’avère que cette pratique s’insère parfaitement dans le style de l’œuvre, où les personnages sont mandatés à tour de rôle pour exprimer des vérités idéologiques préconçues. Voyons un exemple concret : au fond de la mine, les deux amis, Meliani et Grimecci, discutent de la religion et de la vision populaire que les Musulmans ont de l’enfer. Ils arrivent enfin à la personne de Jésus, que l’islam reconnaît comme prophète.

‘« - Et alors, pourquoi n’êtes-vous pas chrétiens ? – Parce qu’il y a eu des hommes chez vous, selon notre Livre, qui ont transformé l’Evangile. – Ca jamais ! – Alors, mon ami : « Garde ta religion et moi la mienne » ! comme dit Allah. » 199

La discussion amicale continue, mais quelques lignes plus loin, il faut bien y mettre fin. On n’est pas au fond de la mine pour faire de la théologie.

‘«- Allah !… Allah !… Ce mot fait rire beaucoup ! –Et il fera pleurer beaucoup, aussi ! –Tu est un fanatique ! –« Le chameau voit la bosse de son voisin et jamais la sienne. » –Restons amis, va ! Continuons à travailler tranquillement. » 200

Ce procédé qui consiste à mettre fin aux discussions idéologiques à l’aide de proverbes est régulièrement utilisé par le narrateur de Zohra, mais nous retrouvons sensiblement la même pratique dans les autres romans de notre corpus. Le proverbe et la vérité religieuse énoncés par les personnages sont inébranlables et ne sont jamais remis en cause, ni par les personnages ni par le narrateur. Ainsi, la sphère culturelle et religieuse qu’ils représentent est acceptée, intériorisée et valorisée à travers la fiction romanesque. Force est de reconnaître que dès les premiers balbutiements, le roman algérien de langue française introduit de manière significative dans le texte écrit en français des éléments structuraux du langage qui renvoient à une langue, à une culture et à une religion étrangères à la langue dominante de l’énonciation. Dans la mesure où elle est redondante et intériorisée, cette pratique contribue incontestablement à l’élaboration d’un espace littéraire propre à la société arabo-berbère de l’Algérie française.

Notes
187.

Voir par exemple LANASRI, Ahmed, D3. Mohammed Ould Cheikh, un romancier algérien des années 30 face à l'assimilation, Lille 3, André BILLAZ, 1985, pp. 233-240.

188.

MEMMI, Albert, Portrait du colonisé, éd. J.J. Pauvert, 1966, p. 144.

189.

Nous sommes conscient de la « perversité » de l’utilisation de l’adjectif étranger pour désigner l’arabe et le berbère dans les romans de la littérature algérienne, mais il s’agit seulement d’un constat qui se limite à son rapport à la langue principale de l’énonciation.

190.

TRUPHEMUS, Albert, Ferhat, instituteur indigène, in Algérie un rêve de fraternité , Paris, Omnibus, 1997, p. 161.

191.

Zohra la femme du mineur, p. 46.

192.

Myriem dans les palmes, p. 45.

193.

Zohra la femme du mineur, p. 47.

194.

EBERHARDT, Isabelle, Le major, in Algérie un rêve de fraternité , Paris, Omnibus, 1997, p. 33.

195.

Mamoun, p. 183.

196.

El Euldj, Captif des Barbaresques, p. 27.

197.

Myriem, p. 186.

198.

idem p. 187.

199.

Zohra la femme du mineur, p. 18.

200.

idem p. 19.