Les auteurs des premiers romans algériens de langue française ne possédaient aucune référence romanesque écrite à laquelle ils auraient pu faire appel du côté de la littérature arabe ou berbère 201 . Cette constatation est à prendre avec quelques précautions, car il existe, dans la tradition littéraire arabe, un genre biographique appelé sîra, qui désigne également de façon collective les romans populaires de chevalerie et d’aventures, élaborés et transmis par des conteurs professionnels 202 . Avec les Mille et Une Nuits, cette forme d’expression littéraire orale constitue dans la littérature arabe traditionnelle le représentant unique du récit de fiction. Une douzaine de récits de base formaient le fond commun de ce genre littéraire, dans lequel les conteurs professionnels puisaient leurs histoires récitées ou lues à partir d’un manuscrit devant un public passionné. Chaque histoire était constituée d’un noyau central, mais les conteurs étaient libres de développer des versions différentes où l’ordre des épisodes, la caractérisation des personnages ou même la connotation idéologique du roman pouvaient changer. Sous une apparente pauvreté du genre à cause du nombre limité des titres, se cachait donc une grande diversité des versions. Ces romans-fleuves, très peu connus du public occidental, atteignaient des dimensions imposantes, et de l’avis unanime des arabisants, étonnaient par leur richesse 203 . Les premières versions imprimées de cette tradition romanesque virent le jour à la fin du XIXe siècle, essentiellement en Egypte. Il nous est impossible de savoir si les auteurs de nos romans connaissaient ces versions imprimées, mais il est certain que la tradition orale de ces récits était toujours vivante en Algérie pendant la période qui nous intéresse 204 . Par conséquent, nos auteurs devaient connaître ces récits, et il est étonnant de voir que dans tout le corpus, apparemment un seul roman puise consciemment dans ce trésor littéraire de la tradition orale. Il s’agit du roman en grande partie autobiographique de Mohammed Ben Cherif, Ahmed ben Mostapha goumier.
L’histoire de ce goumier qui quitte sa tribu pour aller combattre aux côtés des Français, d’abord au Maroc, puis en Europe pendant la Première Guerre mondiale, est à l’image du héros bédouin des romans-fleuves de la tradition orale dont nous venons de parler. Il est le guerrier invincible, poète au fond de son cœur, défenseur des faibles et des opprimés, toujours fidèle à sa parole, à son clan, à son honneur, et finalement à sa dame. Ce parallèle entre le goumier du XXe siècle et le héros des romans populaires arabes s’inscrit dans le texte du roman, d’une part à l’aide de nombreuses citations, et d’autre part à travers le parcours d’Ahmed ben Mostapha, qui emprunte visiblement plusieurs éléments relatifs aux parcours des héros bédouins. Une citation de Bou-Awana est reprise comme un refrain tout au long du roman :
‘« Je dégainai mon épée ; on eut dit, par l’éclair qu’elle lança, que j’avais fendu les ténèbres pour faire apparaître l’aurore. » 205 ’L’image du goumier, héros chevaleresque et poète, est construite d’une manière très consciente à travers la narration et s’élabore dès les premières pages. Il est le guerrier poète de l’Afrique du Nord des premières décennies du XXe siècle, digne descendant des grandes figures de la littérature arabe qui défilent devant les yeux du lecteur tout au long des premiers chapitres du roman. Le caractère épique de son parcours est mis en évidence dès la première page :
‘« Ahmed Ben Mostapha écoute chanter le rhapsode. Au travers des rimes pures chevauche son rêve. (…) Le guerrier – poète Imroulquaïs a dit de son compagnon de combat : « Docile au frein, il attaque, évite, poursuit et fuit. » (…) Ahmed va caresser son coursier qui hennit, pénètre sous la tente et dit à sa femme : - L’oiseau de deuil a chanté. La mort rôde. Je ne veux pas qu’elle effleure vos têtes aimés : j’irai au-devant d’elle. Puis il ajoute : - La poudre parle au Maroc. Je partirai dès l’aube. Sois courageuse ; élève tes enfants et, si la chaîne de mes jours est longue, tu me reverras… » 206 ’C’est le rhapsode, à l’origine chanteur de la Grèce antique, qui va de ville en ville en récitant des extraits de poèmes épiques, qui appelle Ben Mostapha à la guerre. De même que ‘Imru ‘l-Quays (Imroulquaïs dans le texte), fils du dernier roi des Kinda et maître incontesté de la poésie de la Djâhiliyya, le goumier part à la bataille pour protéger ses bien-aimés. Mais les références aux grandes figures de la littérature arabe ne s’arrêtent pas là : Ben Mostapha est celui qui part à la bataille en «‘ pensant aux vers fameux de Kolstoum »’ ‘ 207 ’ ‘,’ et il est aussi celui qui a vu «‘ comme Antar »’ ‘ 208 ’ le sourire de son adversaire mort. Il possède toutes les caractéristiques du poète-guerrier de la période antéislamique : «‘ son cerveau de poète lui fournit les anecdotes »’ (p. 21), il parle à son cheval en rimes (p. 36), il chante la beauté des femmes (p. 22), il connaît et enseigne autour de lui les règles de la chevalerie (p. 68), une fois de retour dans sa tribu il s’adonne aux plaisirs des seigneurs des déserts comme la chasse aux faucons (pp. 139-145), la danse des guerriers avec le feu (pp. 145-147), et la fête de la tribu autour du feu de camp. Même l’officier français qui vient à sa rencontre comprend qu’il s’agit d’un poète :
‘« - Mabrouk el Madaï ya, Bou Awana s’écrie enfin l’officier en dégustant la première gorgée. Le général venu ici pour féliciter ses enfants d’Algérie me charge de te donner la bonne nouvelle : tu es inscrit au tableau pour la médaille militaire… Ben Mostapha étonné de s’entendre appeler par un nom qui n’est pas le sien, réprime un mouvement de stupeur et ne sait que répondre aux félicitations adressés à un autre. (…) Ah ! réplique Ben Mostapha, la face réjouie, comprenant enfin la plaisanterie : Vous me comparez à Bou Awana des temps anciens ? » 209 ’Le personnage du goumier est véritablement ancré dans les traditions littéraires arabes, mais il est également un héros moderne qui s’adapte à son époque, et qui symbolise la possibilité de l’assimilation positive des valeurs de la France. Comme le roman s’adresse essentiellement aux lecteurs grandis dans la tradition littéraire française, le narrateur prend soin d’équilibrer la description du personnage, et de fournir pour son identification des repères familiers au public francophone. Pour cela, le narrateur puise dans la littérature française :
‘« Ben Mostapha débarque à Casablanca, transi, mouillé, empêtré dans les ailes de son burnous qui l’empêchent de marcher. Il a beaucoup souffert dans la cale. » 210 ’On reconnaît facilement l’image de l’albatros de Baudelaire échoué sur le navire :
‘« Exilé sur le sol au milieu des huées,Le goumier qui arrive au Maroc est étranger sur cette terre, comme l’albatros capturé par les hommes d’équipage, et comme le poète qui hante la tempête. Et pour assurer au lecteur qu’il ne s’agit pas d’un hasard, la comparaison est reprise dans le récit au moment où le goumier est fait prisonnier par les Allemands.
‘« Le lendemain, les goumiers, les burnous traînant comme des ailes brisées, cheminent le cœur lourd et las vers l’exil… » 212 ’Le personnage d’Ahmed ben Mostapha est donc consciemment construit dans les deux directions : il est poète et héros dans la tradition arabe, mais aussi selon les normes littéraires françaises. Il personnifie l’image du poète que Baudelaire utilise dans L’Albatros, en tant que guerrier il défend les intérêts et l’honneur de la France, et en tant qu’amant il reste fidèle à sa « grande amie » de Paris. Le mouvement d’éloignement des siens vers l’Europe peut être interprété comme celui de l’assimilation, de la perte de son identité. Effectivement, dans la deuxième partie du roman (dès le départ pour la France), les références culturelles arabes et islamiques deviennent plus rare. Mais sur ce parcours qui l’éloigne des siens, il reste toujours fidèle à ses engagements du début, à ses valeurs chevaleresques, à sa religion et à sa patrie d’adoption (la France). Il refuse de céder aux propositions des Allemands qui tentent de rallier à leur côté les soldats nord-africains. Son parcours d’éloignement est la copie conforme de celle du héros du Roman de ‘Antar, qui est poussé toujours plus loin de sa patrie, l’Arabie, et par une destinée sombre et grandiose est entraîné de Byzance vers l’Espagne, puis au pays des Francs. Avec Ahmed ben Mostapha goumier, nous assistons bien de la part de l’auteur à une tentative de création d’un héros national de l’Algérie musulmane alliée à la France. Le goumier est muni de la part de son créateur de tous les éléments nécessaires pour devenir le héros épique de la littérature algérienne. Sa légitimation se construit sur son appartenance à la grande lignée des poètes-guerriers, mais aussi à travers un rêve où défilent devant ses yeux l’aïeul de la tribu, puis les grands événements de l’histoire la plus illustre des Arabes.
‘« Ahmed ben Mostapha rentre dans sa tente, le cœur alourdi d’une immense tristesse. Epuisé, il s’endort. Son aïeul El Hadj ben Djalloub descend du grand Inconnu où il survit dans la félicité de la Lumière céleste, pour veiller, dans son sommeil, l’âme inquiète du fils de son sang. En rêve, Ben Mostapha le voit apparaître vêtu de blanc, le visage radieux. » 213 ’Pour le lecteur d’aujourd’hui, ce passage n’est pas sans rappeler une autre apparition – bien plus illustre des lettres algériennes –, d’un aïeul lors d’un songe dans une prison de Constantine. Il serait intéressant de faire l’étude comparative des paroles de Ben Djalloub avec ceux du vieux Keblout, mais ceci nous éloignerait trop de notre sujet. Ben Djalloub réconforte son descendant, et l’encourage à continuer de «‘ combattre dans les rangs de soldats magnifiques qui n’ont rien à envier à notre gloire passée »’ ‘ 214 ’ ‘.’ Et le rêve d’Ahmed ben Mostapha continue avec la vision de la première victoire militaire du prophète Mahomet, le combat de Bader, puis toute une série de batailles qui se suivent les unes après les autres. Dans son rêve, le goumier participe à tous ces moments illustres, et ainsi il devient digne du rôle qui lui incombe : devenir le héros épique des Musulmans de l’Algérie française.
Force est de reconnaître qu’entre tous les romans de notre corpus, Ahmed ben Mostapha goumier est celui qui puise le plus profondément dans les traditions littéraires arabes. Au niveau du lexique, c’est là que l’utilisation des mots et des expressions arabes est la plus fréquente. Au niveau de la structure de l’histoire, c’est le seul roman du corpus où le parcours du héros montre des ressemblances significatives avec celui des romans chevaleresques de la tradition littéraire arabe en général, et avec celui du Roman de ‘Antar en particulier. La légitimation du héros est également l’une des mieux construites du corpus : le personnage est le digne successeur des figures illustres de la littérature arabe, et il prétend à devenir le juste représentant des rêves et des aspirations du peuple. La qualification d’Ahmed ben Mostapha répond parfaitement aux critères des héros dans la tradition romanesque de la littérature arabe orale : il est poète et descendant direct de l’aïeul de sa tribu, il est guerrier invincible qui reste fidèle à ses engagements même aux heures de la captivité, il préfère mourir plutôt qu’abandonner les soldats qui lui sont confiés, il respecte les femmes et vient à leur secours au moment du péril, etc. Evidemment, pour la vision nationaliste de l’Algérie libre, du fait du discours idéologique adopté par le goumier et son narrateur, il s’agit d’un « vendu », d’un assimilé qui n’a pas su apercevoir les voies d’une résistance rejet dont la possibilité était inscrite dans l’histoire nationale. Mais ni la connotation idéologique, et ni la détermination nationaliste du récit ne font partie des critères établis et fixes du roman de chevalerie traditionnel de la culture arabe. C’est l’appartenance et la fidélité à la tribu et à la umma muhammadija, la communauté des croyants de l’islam, qui sont des propriétés indissociables du héros romanesque arabe. En ce sens, au moment où il s’engage à servir la France et les intérêts de la France lorsque ceux-ci correspondent à ceux de sa tribu, Ahmed ben Mostapha ne transgresse pas les valeurs nécessaires à sa fonction littéraire. Nous devons reconnaître que le premier roman algérien de langue française tente la création d’un héros romanesque symbolique des valeurs de l’honneur et de la chevalerie arabe de l’Afrique du Nord. Si cette tentative échoue et la réception de l’œuvre ne réponds pas aux espoirs de l’auteur, les raisons de cet échec sont à chercher en premier lieu dans les choix idéologiques et, dans une moindre mesure, dans la médiocrité littéraire de l’œuvre.
Le premier roman (au sens européen du terme) en langue arabe est édité en Egypte : HAYKAL, Mohamed, Zaynab, Le Caire, 1914.
Voir BENCHEIKH, Jamel Eddine, Dictionnaire de littérature de langue arabe et maghrébine francophone, Paris, Quadrige / PUF, 2000, pp. 357-359.
Les plus connus sont : Roman de Baybars, Roman de ‘Antar, Roman des Banî Hilâl. Une version manuscrite du premier compte 72 000 pages, l’édition imprimée du second fait 5 000 pages.
Jean Déjeux en parle à propos des sources d’inspiration de la poésie algérienne, voir, La Poésie algérienne de 1830 à nos jours, Approches socio-historiques, 3e édition corrigée, Paris, Publisud, 1996, pp. 20-24.
On retrouve la même citation à plusieurs endroits : page de titre, page de garde, p. 38, etc.
Ahmed ben Mostapha goumier, pp. 11-13.
idem p. 14. ‘Amr Ibn Kulthûm, autre grande figure de la poèsie antéislamique.
idem p. 27, mais aussi p. 20 et p. 38. ‘Antar : ‘Antara Ibn Chaddâd, mort 615, guerrier-poète de l’époque antéislamique, héros du Roman de ‘Antar.
idem pp. 37-38.
Ahmed ben Mostapha goumier p. 15.
BAUDELAIRE, Charles, L’Albatros,
Ahmed ben Mostapha goumier, p. 178.
idem p. 52.
idem. p. 53.