La structure narrative de nos romans est relativement simple et l’identification d’un acteur central, dont la quête est présentée en exemple, ne pose jamais de problèmes. Comme nous venons de l’étudier dans les chapitres précédents, en général le récit se construit autour d’un seul acteur principal et d’une seule quête qu’il entreprend et autour desquels s’articule le reste du roman. Deux œuvres ne correspondent pas tout à fait à cette règle : il s’agit de Zohra, la femme du mineur, et de Myriem dans les palmes. Dans le premier cas, nous avons deux personnages bien distincts et opposés sur plusieurs plans qui occupent le devant de la scène : Zohra et Méliani. Chacun acquiert, à travers le récit, une épaisseur psychologique qui manque aux personnages de « second rang » des autres romans ; chacun poursuit une quête dont l’objet et la direction sont diamétralement opposés et, dans le cas de ce roman, c’est justement cette différence qui va nous intéresser. Myriem dans les palmes présente également deux héros distincts que sont Myriem et Jean-Hafid. La particularité de ce roman est que l’objet de la quête pour ces deux acteurs est le même et qu’ils accomplissent un programme narratif sensiblement similaire. Voyons maintenant pour chaque roman le couple sujet / objet, les acteurs qui remplissent ces fonctions actantielles, et leurs caractéristiques génériques.
Sujet Objet
Dans nos romans, il est toujours facile d’identifier le sujet de la quête. L’acteur principal est présenté dès la première page et la fin de son parcours signale en même temps la fin du roman. La réalité extérieure au monde du héros central n’a pas de raison d’être, ne présente aucun intérêt pour la narration et disparaît de l’espace romanesque. Toute chose est présentée, vue et commentée à travers la vision de celui ou celle qui entreprend la démarche présentée en exemple devant le lecteur. Nous retrouvons ici l’un des traits spécifiques des romans à thèse. C’est aussi l’une des raisons qui explique pourquoi les personnages secondaires acquièrent rarement une épaisseur psychologique. Pour eux, la plupart du temps, aucun élément textuel ne permet une étude plus détaillée ou plus profonde de leur caractère. Ils restent trop souvent au stade des clichés qui ressemblent aux photographies prises par les touristes pressés de continuer leur chemin ; en ceci ils rejoignent la représentation traditionnelle de l’indigène dans le roman colonial contemporain.
Le « héros type » de ces premiers romans algériens est toujours originaire de la campagne et, le plus souvent, c’est le fils d’un caïd. Meliani et Mamoun sont fils de caïd, Ahmed ben Mostapha est lui-même caïd. C’est généralement le descendant d’une famille aisée qui possède un important capital terrien (Ahmed ben Mostapha, Mamoun et Bou-el-Nouar). On aime mettre en scène des personnages proches du peuple, mais qui possèdent un niveau de bien être financier et culturel au dessus de la moyenne. Le temps n’est pas encore venu pour représenter la misère et la famine qui sévit dans les campagnes algériennes et une pudeur naturelle caractérise la description du milieu d’origine. Il faut aussi que l’image qu’on se donne de soi-même ne soit pas trop repoussante, ni trop choquante pour le lecteur de l’autre côté. Manque de courage, autocensure, ou ignorance de la réalité par nos auteurs? Toujours est-il qu’il faudra attendre plusieurs années avant de voir la publication d’un roman qui ose s’intituler Le Fils du pauvre 215 , ou de voir des simples fellahs prendre le devant de la scène dans les romans de Mohammed Dib. Ce n’est probablement pas le fruit du hasard si le personnage du caïd est tellement présent dans ces premières productions romanesques des algériens francisés. Ce fonctionnaire musulman de l’Algérie française, qui cumule les attributions de juge, d’administrateur et de chef de police à la fois, est souvent honni de la population autochtone. A mi-chemin entre les deux communautés, travaillant au service du colonisateur, souvent aux dépens de ses coreligionnaires, il est censé faire le lien entre les deux parties. Ainsi le romancier algérien de langue française met en scène un personnage qui est connu des deux côtés et qui est l’illustration la plus concrète de la cohabitation et de l’assimilation possible entre Européens et Arabes. Myriem et Jean-Hafid illustrent encore plus clairement cette volonté de mettre en scène des personnages qui sont entre les deux communautés, qui personnifient la possibilité de l’assimilation. Enfants d’un officier français et d’une mère musulmane, ils constituent l’exception entre les héros de nos romans par le fait qu’ils sont, de par leurs parents, le fruit d’une tentative d’assimilation que les autres héros ne font que commencer. Dans les romans à parcours impossible, le sujet de la quête est toujours originaire d’un milieu culturel homogène qui est, sauf exception, arabe et musulman, dans lequel il s’enracine et qui lui sert de point de référence tout au long de son parcours. Le milieu d’origine d’El-Euldj est tout aussi homogène, sauf qu’il est français et chrétien au lieu d’être arabe et musulman. Aucun de ces héros ne vient de la ville, mais de la campagne profonde, souvent présentée comme arriérée. Par conséquent, les trois piliers sur lesquels repose l’identité originelle de nos héros sont l’appartenance à une terre, à une langue et à une religion. Les parcours impossibles réalisés par nos sujets sont caractérisés, sans exception, par un mouvement d’éloignement des éléments constituants de leur identité originelle.
Selon notre lecture, l’objet de la quête est toujours constitué de deux composantes ou, selon la terminologie de Greimas, le rôle actantiel de l’objet est toujours pris en charge par deux acteurs. Le premier est idéologique et se situe au niveau de la thèse ; le deuxième est sentimental et se situe plutôt au niveau romanesque. Les héros de nos romans se mettent en quête motivés par des idéaux clairement exprimés dès les premières lignes des œuvres. C’est la partie quasi obligatoire à la gloire de la France colonisatrice, le couplet incontournable d’allégeance au discours idéologique dominant de l’époque. Amitié des Français, cohabitation harmonieuse ou collaboration loyale sont autant de visages de la même thèse que ces romans sont censés illustrer. Pour plus de simplicité dans notre travail, nous utilisons le plus souvent le terme « assimilation » pour désigner l’ensemble idéologique qui est mis en œuvre dans les romans, mais il faut souligner que ce mot apparaît rarement directement dans le texte littéraire. On préfère parler de «‘ l’établissement d’une étroite et loyale collaboration »’ ‘ 216 ’ ‘,’ on aimerait être des «‘ frères d’intérêt »’ ‘ 217 ’ ‘,’ ou tout au plus «‘ un français de cœur »’ ‘ 218 ’ ‘.’ Mais jamais la question de la naturalisation n’est directement soulevée dans les romans, et le seul exemple de changement de religion se fait dans le sens inverse, c’est-à-dire du catholicisme vers l’islam dans le cas d’El Euldj. Force est de constater que le discours idéologique qui s’affiche dans les romans du corpus est moins engagé aux côtés de l’assimilation que ne l’est celui qui est développé par les même auteurs dans leurs différents écrits politiques ou journalistiques 219 . Le discours idéologique adapté à la fiction littéraire reste donc toujours en deçà de ce que le même discours véhicule dans les autres textes à caractère non fictionnel 220 . Nous pouvons dire qu’il s’agit d’une forme faible et souvent simplifiée de la thèse de l’assimilation qui se manifeste à travers la fiction. D’un côté on assiste à la « vulgarisation » de la thèse, de l’autre à une perte de sa force persuasive.
Au cours de sa « présentation », l’objet idéologique est énoncé avec une voix autoritaire qui contraste avec la faiblesse, qui le caractérise par la suite, et avec son incapacité à influencer le déroulement des événements. Ce procédé qui consiste à introduire une thèse avec autorité, puis à le contredire, ou même parfois à le ridiculiser, est un élément redondant de la narration. Voici un exemple très simple mais significatif de ce procédé que l’on retrouve à tous les niveaux de la narration. Grimecci, le mineur d’origine italienne, l’homme sans préjugés de races, est à une fête populaire avec son amante juive, Rosette.
‘« Moi je dis que tous les habitants de la terre se valent, c’est pour cela que je suis l’un des rares hommes qui ne méprisent pas les Juifs (…). – Mais oui ! Quand on raisonne, on voit qu’on a tort de se haïr mutuellement et d’arriver jusqu’à se donner des noms bêtes pour mieux afficher son mépris. – Pourquoi ces mots : “bicot” pour les Arabes et “youpins” pour les Juifs ? Et pourquoi les Arabes entre eux appellent les Européens Gaouris ? C’est idiot ! C’est enfantin, tout cela ! » 221 ’Et une page plus loin, les mêmes continuent leur discussion au milieu de la foule.
‘« -Oh ! Ces deux bicots ne nous laissent rien voir avec leurs hautes coiffures ! – Dis, Ahmed, pousse-toi un peu, va ! » 222 ’La voix autoritaire qui sert de support au discours idéologique, perd de son intransigeance au cours de la narration et laisse libre champ à l’altération de ses propos. Ce manque de redondance et de cohérence dans l’expression de la thèse réapparaît constamment dans les romans de notre corpus et souvent, à des niveaux différents de la narration. Ainsi c’est la cohésion de tout le discours qui est problématique.
Nous devons reconnaître que l’objet idéologique de la quête, objet qui est explicite dès les premières lignes, se révèle inaccessible pour les héros. Pourtant ces derniers sont en possession de tout le savoir-faire possible et nécessaire pour accomplir la performance, mais l’objet reste inaccessible car inexistant. Au fur et à mesure qu’ils avancent sur leur chemin, l’objet se dérobe et se transforme en une réalité beaucoup plus terne, plus près des réalités quotidiennes. Le mythe de l’assimilation, au lieu de se construire, s’effrite à travers la narration. L’œuvre de fiction fonctionne comme un lieu de démythification du discours de l’assimilation. Les réalités sociales, politiques et culturelles de l’Algérie française ne laissent pas beaucoup d’espoir pour la réalisation des désirs de nos héros en ce qui concerne la collaboration juste et harmonieuse des parties en présence. En tout cas, c’est ce qui ressort du parcours de nos héros et des commentaires qui sont énoncés à leurs propos. C’est la conclusion à laquelle arrive Mamoun en résumant sa situation.
‘« Je sais bien que je suis un aborigène honni. » 223 ’ ‘« Comme je connais les savants français, leurs travaux, leurs découvertes, comme je connais les Voltaire, les Boileau, les Pascal, les Musset et autres, je ne saurais faire autrement que de les aimer d’un amour profond. Et les aimer n’est-ce pas aimer leur Patrie ? Je sais fort bien, par contre, que l’amour d’un arabe est toujours suspecté, son patriotisme est toujours tourné en dérision, … » 224 ’Le monologue de Bou-el-Nouar où il commente les résultats de son parcours n’est guère plus encourageant.
‘« Et j’ai voulu (…) m’abreuver goulûment aux mythes modernes de la Justice, de la Liberté et de la Fraternité ! Tous ces grands mots ne servent qu’à abuser de la naïveté de ceux qui y croient. Tromper pour mieux dominer, telle semble être la loi de l’humanité. » 225 ’Nous pourrions continuer à apporter de nombreux exemples pour l’illustration de cette désillusion et de l’échec de la quête idéologique de nos sujets. Sans exception tous les romans à l’étude apportent, d’une certaine manière, leur lot de déception pour les héros en action. Le rapprochement entre les deux communautés reste superficiel et engendre des situations douloureuses où le dominé se voit précipité vers des gouffres imprévus.
‘« Ils entrèrent dans l’un des cafés de la Place du Zaccar ; le café était rempli de monde : on y distinguait très facilement des chéchias et même des turbans et des burnous ; c’étaient des musulmans qui avaient la prétention d’être civilisés ; ils se croyaient assimilés à la vraie civilisation française ;… » 226 ’Le propre du discours idéologique des romans algériens de langue française de l’entre-deux-guerres est de se rétrécir au cours de la narration à l’image d’une peau de chagrin. Nous avons déjà dit que le discours affiché et revendiqué au début des romans restait en deçà de celui développé par les mêmes auteurs dans les textes non fictionnels. Mais ce discours idéologique « version littéraire » s’amenuise encore un peu plus et, à la fin, il n’en reste pas grand chose. Devant cet objet de la quête qui se métamorphose au fur et à mesure que l’on s’en approche, l’attitude des héros est partagée. Certains se résignent, en attendant des jours meilleurs, à prendre ce qui est possible : ainsi le goumier Ahmed ben Mostapha qui supporte avec patience les malheurs qui lui arrivent ou Bou-el-Nouar qui garde son sang-froid et sa dignité devant l’échec de ses tentatives de conciliation. Lorsqu’il voit l’impossibilité de réaliser ses rêves pour le bénéfice des peuples présents en Algérie et l’impossibilité de sauvegarder son bonheur personnel dans ce même cadre, alors il se résigne à quitter le pays dans l’attente d’un hypothétique changement. D’autres sombrent dans la débauche (Méliani et Mamoun) ou la folie (El Euldj) et ne recherchent que les aspects superficiels de l’assimilation. Dans l’ensemble de nos romans, l’objet idéologique de la quête subit donc une métamorphose négative et réductrice à travers la narration, mais ce changement n’est pas le seul qui déroute la quête des héros de leur but initial.
FERAOUN, Mouloud, Le Fils du pauvre, Paris, Seuil. 1954.
Bou-el-Nouar, p. 194.
Ben Mostapha goumier, p. 71.
Mamoun, p. 177.
Voir par exemple : HADJ-HAMOU, Abdelkader, L’Islam est-il immuable ? in Mercure de France, 1er mai 1930, pp. 599-611., ou encore les numéros de La voie des humbles , périodique de l’Association des instituteurs d'origine indigène, fondé en 1922, ou La voix indigène fondé par R. Zenati en 1929 à Constantine.
Ceci est clairement confirmé au moins dans les œuvres suivantes : HADJ-HAMOU, Abdelkader, Pseudo:FIKRI et RANDAU, Robert, Les compagnons du jardin, Paris, Donat-Monchrestien, 1933, et ZENATI, Rabah, Le problème algérien vu par un indigène, Paris, Publications du Comité de l'Afrique française, 1938, 182 p.
Zohra la femme du mineur, p. 135.
idem p. 136.
Mamoun, l’ébauche d’un idéal, p. 167.
Idem, p. 180.
Bou-el-Nouar, le Jeune Algérien, p. 209.
Zohra, la femme du mineur, p. 84.