III. 1. 2. L’objet sentimental

Déception, découragement et désillusion par rapport au discours exprimé dans les préfaces, par rapport à « l’objet idéologique » de la quête. Que reste-il de la thèse que la narration était censée démontrer ? Que reste-il des idéaux pour lesquels les héros se sont mis en route, pour lesquels ils ont quitté leurs familles, leurs villages et leurs écoles coraniques ? Pas grande chose, sinon l’espoir que l’amour entre un homme et une femme pourrait venir guérir les blessures causées par cette désillusion. L’« objet idéologique » semble insuffisant pour soutenir l’élan nécessaire à la conduite de l’œuvre romanesque, pour la justification ou encore la légitimation de la quête entreprise. La quête doit se trouver un autre objet, plus accessible, moins théorique et surtout plus humain. Alors l’idéal auquel on aspire sera personnalisé à travers une femme et c’est là le deuxième acteur qui remplit la fonction d’objet de la quête. Et le besoin impératif de cet « objet romanesque » se situe tout naturellement à deux niveaux : celui du narrateur et celui des sujets qui entreprennent la quête. Sans exception chaque roman de notre corpus présente une intrigue amoureuse qui vient se greffer sur la quête idéologique présentée dès le début comme étant le moteur de l’action entreprise. Certes il s’agit de romans et quoi de plus naturel que d’y trouver une passion amoureuse, mais il importe de bien situer cette greffe sentimentale et d’en mesurer toute la portée. Il apparaît clairement que, sans l’aide du désir, le discours idéologique ne peut soutenir à lui seul l’épreuve de la fiction littéraire. L’œuvre a, de par sa nature, besoin d’une trame romanesque, d’une intrigue amoureuse qui met en contact les deux cultures, les deux mondes présents dans l’espace de la narration.

Avant tout il est important de souligner que, dans le cas des parcours impossibles, il s’agit à chaque fois d’un amour entre deux personnes de culture et de religion différentes, c’est-à-dire d’une rencontre entre le Même et l’Autre. La direction de la quête, cet essai de rapprochement vers l’Autre ne change pas, mais ce qui change c’est le terrain sur lequel on tente de l’atteindre. Au discours de l’Autre vient se substituer le désir de l’Autre. Du niveau intellectuel on passe au niveau sentimental. En soi, ce changement de niveau ne signifie pas l’échec de la quête originelle, mais plutôt son intériorisation et son expression à travers l’ensemble de la personnalité du sujet. Le désir de l’Autre n’ose pas s’afficher et s’avouer dès les premières pages du roman, mais à travers le développement de l’action, elle vient se greffer timidement sur la quête de l’objet idéologique. Dans la situation d’énonciation particulière qui caractérise nos auteurs la description de la passion amoureuse pour celle qui représente le colonisateur est naturellement abordée avec timidité. La relation entre Ahmed Ben Mostapha et «‘ l’amie lointaine de Paris’  » est restreinte à un échange de lettres affectueuses et très polies où les sentiments sont habilement dissimulés. Le narrateur n’ose pas franchir le seuil de la représentation scripturale de cette rencontre désirée mais difficilement avouée. C’est le même phénomène qu’on constate dans le cas des liens qui s’établissent entre Méliani et Thérèse où l’auteur n’ose pas dépasser les limites de l’implicite et laisse le soin au lecteur d’imaginer et de compléter l’histoire par ce que lui ne veut pas ou ne peut pas écrire. Nous pourrions continuer à apporter des exemples mais dans chaque roman nous retrouverions la même pudeur extrême qui caractérise la représentation de la rencontre amoureuse entre le Même et l’Autre.

Autre aspect important de cette relation amoureuse, celle-ci se réalise toujours entre un homme originaire de la sphère culturelle du dominé, et une femme représentant la sphère culturelle du dominateur. Même dans le cas d’El Euldj, captif des barbaresques, roman où les rôles sont inversés, c’est le dominé qui tente l’appropriation de la femme / fille de celui qui le domine. A chaque fois la thèse idéologique qu’on aimerait démontrer se trouve matérialisée à travers la personne de la femme ; c’est à travers sa possession que le sujet de la quête essaie de combler le manque initial. Nous assistons donc à une féminisation de l’objet de la quête qui s’accompagne dans plusieurs cas par une féminisation de l’image de la France. Le rôle et l’importance de la femme étrangère dans les littératures maghrébines de langue française ont déjà été étudiés et amplement présentés par plusieurs chercheurs dans le passé 227 . Nous aimerions simplement attirer l’attention sur le fait que ce thème est présent dès les premiers écrits et qu’il apparaît véritablement comme une constante de cette production littéraire. L’acquisition de l’objet sentimental puis sexuel, originaire du monde de l’Autre, fait partie tout naturellement de la tentative d’assimilation qui est fixée comme but à atteindre. Au cours de leurs parcours, nos héros s’approprient progressivement de nouveaux éléments qui viennent enrichir leur savoir-faire, toujours dans le but d’atteindre les objectifs fixés au début de la quête. Ainsi adoptent-ils la langue, le discours idéologique, la technologie et une partie des habitudes socioculturelles de l’Autre. Le désir d’acquisition de la femme étrangère est à situer dans cet ensemble qui devient de plus en plus audacieux. Pour le romancier algérien de langue française de la première heure, il s’agit également d’un moment hautement symbolique : après avoir adopté la langue, le genre et l’idéologie de l’étranger, il ouvre une porte de plus et part à la conquête de la femme étrangère à travers la description qu’il en fait.

Mais ce glissement de la quête idéologique vers la quête amoureuse n’arrive ni à modifier ni à effacer l’échec de la quête entreprise par le héros. Pour certains l’acquisition de l’objet sentimental et sexuel se réalise, mais cette union mixte ne résout pas les questions liées à l’assimilation. Dans trois cas sur cinq la représentation de la rencontre avec l’étrangère et des liens qui se développent reste très superficielle et débouche rapidement sur un échec ou la constatation d’une impossibilité fatale. L’amie parisienne d’Ahmed Ben Mostapha reste toujours lointaine et n’arrive pas à redonner confiance au goumier. La relation entre Méliani et Thérèse est plutôt le fruit d’un désir de vengeance de cette dernière contre son mari qui la trompe avec une juive que le fruit d’une véritable passion amoureuse entre les deux personnages. La seule fois où le narrateur les met en scène ensemble il n’y a aucune trace d’intimité sentimentale ou romanesque dans la description. La fonction principale de cette scène du point de vue de l’intrigue est de préparer les conditions idéales pour un meurtre qui sera commis par une tierce personne et dont la responsabilité sera imputée à Méliani. Le mariage d’El Euldj avec Zineb est également présenté avec un dépouillement extrême et le résultat est tout aussi tragique car il est, avec l’apostasie, l’une des causes de la folie qui s’empare de Bernard Lediousse.

Pourtant, dans deux romans du corpus, nous trouvons une présentation du thème de la rencontre amoureuse qui est sensiblement différente et où les sentiments naissants des héros, puis le développement de l’amour sont présentés avec une finesse toute romantique. Le premier cas est celui de la description de l’amour adultère qui lie Mamoun à Madame Robempierre, le deuxième celui de Bou-el-Nouar qui se marie avec Georgette la bourguignonne. Dans Mamoun la description de la passion amoureuse constitue le nœud du roman et le bref passage où s’épanouit le bonheur des amants est le point culminant du livre. Ensuite ce sera la déchéance de l’un et le suicide de l’autre. D’un point de vue littéraire, c’est aussi le passage le plus captivant du roman où on voit naître chez le héros la crainte que leur amour ne pourra pas durer.

‘« Autour d’eux, le silence est coupé par le grondement infernal des flots brisant leur fureur contre les falaises innocentes ; dans le lointain des voix d’hommes s’élèvent, des machines grincent. (…) Lili s’endort, tandis que Mamoun contemple les buées bleues de sa cigarette tourbillonnant dans l’espace, l’esprit plongé dans une foule de réflexions. » 228

Mais l’amour réciproque et l’instant d’éternité partagé avec l’Autre ne retiennent pas Mamoun sur la pente de la débauche où il est emporté irrésistiblement vers la mort morale et physique. L’acquisition de l’objet sentimental et sexuel ne résout pas les problèmes posés par la quête de l’assimilation. Le bonheur de Mamoun et de Lili ne peut pas durer ; il est comme un mirage qui s’évanouit avec le temps et l’éloignement inévitable des deux êtres : né dans l’interdit de l’adultère, leur bonheur disparaît dans les méandres de la vie conjugale de la femme et la débauche de l’homme. Cette impression de mirage est aussi accentuée par la découverte du fait que Lili est d’origine indigène et que ce sont seulement ses parents qui ont été convertis au christianisme par le Cardinal Lavigerie. C’est en vain que le désir amoureux vient à l’aide du discours idéologique. L’échec de la quête ne peut être évité.

C’est la même impression de fatalité inévitable qui ressort du mariage de Bou-el-Nouar avec Georgette la jeune fille bourguignonne. Dans ce roman la partie sentimentale prend place vers la fin du récit et accentue notre impression que le narrateur introduit ce passage en derniers recours, comme pour essayer de redonner de l’élan à la quête du héros qui n’arrive pas à trouver les réponses aux problèmes que son désir d’assimilation soulève. La naissance des sentiments dans le cœur des amoureux est décrite avec une finesse et une précision qui diffèrent beaucoup du style sec et abrupt utilisé dans les autres livres pour parler de la rencontre entre les amants. C’est le seul roman de notre corpus, et donc le premier roman algérien de langue française, où le narrateur rompt avec la pudeur quasi obligatoire qui caractérise les descriptions de la femme du colonisateur dans les premières productions littéraires des colonisés. Nous assistons donc à la transgression d’un interdit implicite qui se situe essentiellement au niveau de la conscience de l’auteur, et probablement dans une moindre mesure, au niveau du lecteur d’origine européenne.

‘« Bou-el-Nouar ne pouvait rester insensible à cette fille de l’harmonie. A ses yeux c’était une nature d’élite. (…) Ses sourires furtifs le ravissaient et le timbre de sa voix le faisait tressaillir de joie et d’amour.(…) Et dans la fraîcheur crépusculaire qui faisait frissonner la longue chevelure des saules, les deux jeunes gens mêlèrent longuement leurs haleines. » 229

Le professeur de Bou-el-Nouar veille avec paternalisme sur les passions naissantes de ses jeunes ouailles et organise rapidement un souper de fiançailles où il décide que les amoureux devront se séparer pour une période d’un an avant de se marier. Malgré ce temps de réflexion et de discernement (ou de purification ?) obligatoire pour les jeunes, au niveau de la narration, les événements vont se succéder avec une rapidité surprenante. Il semble que cette description audacieuse de l’étrangère mette le narrateur dans un tel embarras qu’il décide de se débarrasser rapidement de cette situation inconfortable et inhabituelle : cinq pages après ces premières embrassades nos amoureux sont déjà mariés, et trois pages plus loin le divorce est consommé. Pour un roman de 226 pages, la partie consacrée à la trame amoureuse, de la naissance de l’amour des deux jeunes jusqu’à leur séparation, ne dépasse pas la douzaine de pages. La profondeur des sentiments des amants, le bonheur partagé et la beauté de la description ne sont pas suffisants pour sauvegarder l’unité du couple mixte, pour éloigner d’eux la fatalité qui pèse sur ceux qui s’engagent sur les chemins de l’assimilation.

‘« L’un et l’autre retournaient dans leur monde. C’était bien ainsi : Mektoub ! » 230

Le désir de l’Autre peut s’épanouir au niveau de l’acquisition de l’objet sentimental et sexuel de la quête, mais cette situation reste éphémère et ne fait qu’accentuer la profondeur de la chute qui attend nos héros. Le discours idéologique de la thèse de l’assimilation reste toujours en décalage par rapport aux réalités de l’histoire et ce, malgré l’acquisition de l’objet du désir sentimental et sexuel.

En opposition au « héros type » des parcours impossibles que nous venons de décrire, nous trouvons le héros du parcours possible (Myriem et Jean-Hafid) qui est déjà le fruit de l’union entre le Même et l’Autre. Tout semble l’opposer aux premiers héros : il ne vient pas de la campagne mais de la ville ; il n’est pas issu d’un milieu culturel homogène mais porte en soi dès l’enfance les traces de l’altérité ; et enfin, il ne désire pas l’assimilation mais au contraire essaie de la fuir. L’identité de ce héros du parcours possible est à l’image du mariage mixte problématique unissant un Français et une Musulmane :

‘« Elle s’était unie au Capitaine Debussy, dans un moment de folie, sans penser aux ennuis que lui réservait la différence de leurs sentiments, de leurs goûts et de leurs croyances. » 231

Des trois piliers sur lesquels repose l’identité des héros des parcours impossibles, Myriem et Jean-Hafid n’en possèdent aucun : ils ne sont pas attachés à une terre, ne parlent pas l’arabe et ne connaissent ni ne pratiquent la religion de leur mère (pas plus que celle du père). Le schéma actantiel qui accompagne leur quête est relativement simple et évident dès qu’on accepte pour condition du bonheur de Myriem et de Jean-Hafid leur retour à la société, à la culture et à la religion maternelles. Contrairement aux autres héros de nos romans, ils ne se préoccupent pas tellement des questions identitaires ou des problèmes de rapport entre Français et Arabes. Ils ne cherchent pas à intégrer la société française, ils en font partie tout naturellement par les liens du sang et ceux de l’éducation laïque reçue à l’école et à la maison par l’intermédiaire du père. Dans ce roman d’aventure, les héros se préoccupent essentiellement de leur bonheur et ils le trouvent dans les bras d’Ahmed et de Zohra. Cette rencontre amoureuse les ramène tout naturellement vers le monde maternel. Le point de départ de Myriem et de son frère Jean-Hafid est donc tout à fait différent de celui de Mamoun, de Méliani, de Bou-el-Nouar ou d’Ahmed Ben Mostapha. Mais la direction de leur quête est également opposée à celle des autres acteurs de nos romans. Est-ce la condition de la réussite ? On est tenté de répondre oui car, à côté de tous les romans étudiés qui se terminent par un échec, ils sont les seuls à réaliser un itinéraire qui se termine avec une réussite du point de vue de l’acquisition de l’objet de la quête par le sujet. C’est la raison pour laquelle nous avons appelé leur parcours, le parcours du possible.

L’ambiguïté de cette œuvre se situe déjà au niveau du parcours romanesque, c’est-à-dire au niveau de la direction que prend la quête de Myriem. Par sa situation familiale, elle est entre les deux mondes ; elle est, dès les premières pages du roman, la parfaite illustration de l’indigène assimilé. Dans sa quête au bonheur elle doit choisir entre deux hommes qui représentent les deux mondes en présence dans l’espace romanesque. La confrontation entre Ivan Ipatoff et Ahmed pour conquérir l’amour de Myriem est à l’image de la confrontation des deux mondes en présence sur le sol algérien. Selon le discours idéologique que l’œuvre est censée véhiculer et qui est avancé dans le péritexte, le parcours de Myriem devrait être une expression de ce discours et du désir qui le sous-tend et qui constitue le nœud sentimental indispensable pour une œuvre romanesque. Mais le désir de Myriem se dirige dans la direction opposée et se détourne du parcours qui correspondrait au discours idéologique. Dans ce roman, le couple mixte, censé représenter la réalisation du discours, est dévalorisé au profit d’un autre couple qui correspond au désir du sujet de la quête. Le narrateur opère le même choix que Myriem car dès les premières pages il fait une description négative d’Ipatoff dont la personne devrait en principe représenter les valeurs positives du discours. Au même moment, le narrateur nous étonne par une présentation positive d’Ahmed qui est le concurrent d’Ipatoff dans la course pour les grâces de Myriem et qui est à l’opposé des valeurs que la quête idéologique est censée représenter. Nous avons déjà signalé dans les conclusions de la première partie que, dans cette œuvre, l’ambiguïté se situe dès le niveau de la manipulation où Myriem est mandaté pour deux missions contradictoires, ou si on veut rester fidèle à la terminologie de Greimas, pour deux performances opposées. Contrairement donc aux autres romans que nous avions appelés à parcours impossibles, dans le cas de ce roman à parcours possible, le désir et le discours sont déjà en opposition. Dans les premiers cas le désir venait à l’aide du discours pour redonner élan au parcours du sujet et matérialiser l’objet de sa quête. Dans ce cas particulier, nous trouvons dès les débuts une contradiction entre le discours sur les bienfaits de l’assimilation que l’histoire devrait véhiculer et le désir du sujet de la quête. Ce dernier est bien le moteur de la quête entreprise par le sujet, mais il ne correspond pas au discours qu’il est censé soutenir.

Après plusieurs parcours impossibles où l’objet de la quête reste inaccessible, où le sujet de la quête sombre dans la solitude, la mort ou la folie (ou les trois à la fois), nous avons dans Myriem la représentation d’un parcours possible. Possibilité de rejoindre la communauté arabe / berbère et musulmane pour celle et celui qui était dans l’entre-deux, qui n’avait pas d’appartenance dominante ou d’ancrage fort dans l’une ou l’autre communauté. Succès donc en ce qui concerne le parcours des héros du roman, Myriem et Jean-Hafid ; et réalisation des vœux de leur mère Khadija. Mais l’ambiguïté et l’échec persistent dans le roman si nous considérons qu’il s’agit d’une œuvre à thèse qui s’annonce comme telle et dont le but serait de «‘ faire plaisir aux pionniers du rapprochement franco-musulman’  » 232 . Sur ce point essentiel tous les romans de notre corpus, sans exception, subissent le même échec. Le discours idéologique sur les bienfaits de la présence française en Algérie, sur les possibilités de rapprochement entre les deux communautés ne résiste pas à l’épreuve de la fiction.

Notes
227.

Pour exemple cf. DEJEUX, Jean, Images de l’étrangère. Unions mixtes franco-maghrébines, Paris, La Boîte à documents, 1989, 312 p.

228.

Mamoun, pp. 68-69.

229.

Bou-el-Nouar, pp. 198-200.

230.

Idem p. 206.

231.

Myriem dans les palmes, p. 19.

232.

Avant-Propos de l’auteur à Myriem dans les palmes.