III. 2. 2. L’espace

L’espace dans lequel évoluent les sujets de la quête peut également être investi d’un rôle actantiel important selon le schéma de Greimas. Ainsi, un espace hostile au personnage central peut remplir le rôle actantiel d’opposant, ou au contraire, ce même espace peut être un adjuvant pour une autre quête. Il convient donc de voir quel est l’espace où sont situés nos héros et comment cet espace influence-t-il leurs parcours. Nous pouvons diviser en deux parties l’espace au sein duquel évoluent nos personnages : une première partie qui englobe les lieux de l’environnement « naturel » ou « maternel » des héros et une deuxième partie qui regroupe les lieux de la rencontre entre le Même et l’Autre. Nous avons retenu deux espaces pour étudier le premier groupe : la maison familiale et le village. Et deux espaces également pour le second : le café et la ville. Nous pourrions également parler de la mosquée ou de la tombe du marabout pour le premier groupe, et de l’armée ou des lieux de travail pour le second ; mais arrêtons-nous juste aux quatre espaces évoqués plus haut. On devine rapidement que les composants des deux groupes qui viennent d’être déterminés peuvent être aussi présentés en opposition les uns avec les autres. Ainsi la maison familiale et le café, le village et la ville, sont des antonymes qui s’opposent dans leur fonction au sein du schéma actantiel.

Contrairement aux romans algériens de langue française des années cinquante, nos romans représentent la maison familiale comme un espace de paix et d’harmonie. Même simples, les maisons des héros sont toujours accueillantes et répondent ainsi au rôle actantiel d’adjuvant à la quête entreprise. Elles sont caractérisées par la présence récurrente de deux éléments inhérents à l’habitat traditionnel du monde arabo-musulman : l’eau et la femme, sources de toute vie.

‘« Dans la cour de l’une des petites maisons mauresques de Miliana, la clarté de la lune entourait les pots de fleurs et la vasque, d’un charme ineffable ; la femme de Meliani contemplait le ciel, d’où les étoiles disparaissaient une à une ;… » 242 ’ ‘« La maison du caïd est située sur une berge, en contrebas d’une crête dépendant de la Bocca Kouane , près du confluent de l’Oued-Fodda et du Chéliff, où l’eau s’écoule en de minces filets glissant en une musique berceuse et plaintive. » 243 ’ ‘« La ferme Boudiaf était située sur l’un des nombreux mamelons (…). Une source au débit abondant avait attiré on ne sait à quelle époque, les premiers possesseurs du sol qui construisirent à quelques mètres en aval, un bordj (…). » 244

Que ce soit une fontaine, une rivière ou une source, l’eau sera toujours présente, à proximité, ou mieux, au milieu même de la maison familiale. De même, on ne peut concevoir de maison sans la présence de la femme ou de la mère. Ces deux éléments remplissent et définissent l’espace de la maison, et par là même, l’identité des personnages qui évoluent dans cet espace. L’homme ou le mari est bien le chef de la maison, mais sa présence est moins indispensable que celle de la femme. Ainsi Meliani, présent dans la maison à côté de sa femme Zohra au début du roman, disparaîtra peu à peu et à la fin de l’histoire brillera essentiellement par son absence. De même, dans la maison familiale de Myriem, la mère Khadija est seule avec ses deux enfants, le père étant décédé quelques années auparavant. Pour chacune des quêtes représentées dans les romans étudiés, la maison familiale reste toujours un adjuvant, et ceci indépendamment de la direction et de la réussite ou de l’échec de la quête. Ainsi par exemple, dans le cas de Zohra, la maison qu’elle habite sert d’adjuvant aussi bien pour elle que pour son mari ivrogne dont le seul refuge véritable face au gouffre de l’alcoolisme et à l’attrait des cafés est le havre de paix de sa maison. Meliani aurait beaucoup plus de chances d’atteindre l’objet de sa quête s’il passait moins de temps dans les cafés et plus de temps dans sa maison avec sa femme. Le café est le lieu de la rencontre avec l’Autre mais c’est en même temps le lieu où commence l’avilissement et la chute du héros. La présentation négative des cafés et de leur effet néfaste sur le parcours des héros est un élément récurrent dans les romans du corpus : c’est là que Mamoun sombre dans la débauche à travers les mauvaises rencontres qu’il y fait et à travers la consommation abusive d’alcool ; c’est encore là qu’Ipatoff va commencer à préparer sa vengeance contre Myriem. Voyons quelques descriptions évocateurs.

‘« Dans les brasseries agglomérées près du square de la République, (…) se réfugient tous les noceurs plus ou moins noctambules, les uns dilapidant les fortunes familiales, les autres gaspillant à petites doses le pécule amassé à grand’peine par un père laborieux, (…). » 245 ’ ‘« Dans le café, les boissons alcooliques dégageaient une odeur repoussante parce que fétide : les yeux étaient rouges, et quelques nez l’étaient aussi ! On parlait, (…) on s’abrutissait et ainsi on oubliait la souffrance ; on se laissait mener par le nez, voler, battre, tuer ; même une fois ivre, une fois parti, incapable de se défendre, on devenait une chose inerte, brute. » 246

Cette opposition récurrente entre la maison familiale et le café relève d’une expression inconsciente de ce que nous avons appelé l’identité originelle. Selon la thèse de l’assimilation, l’espace de la rencontre entre les deux mondes, c’est-à-dire le café ou la brasserie, devrait remplir la fonction d’adjuvant, par opposition à la maison familiale qui est par excellence l’espace de la non-rencontre. Le discours sur l’assimilation est limité dans sa cohérence et dans sa portée par l’expression de l’identité originelle. C’est la même opposition qui est reproduite au niveau du rapport antagonique entre le village et la ville. La grande majorité de la population indigène de l’Algérie française vivait dans les campagnes, dans le « bled » selon l’expression locale. Nous avons déjà parlé de l’attachement des Musulmans à la terre de leurs ancêtres, souvent à la terre de leurs tribus, et il est tout à fait naturel de retrouver les signes de cet attachement chez les héros des romans étudiés, mais aussi chez les narrateurs qui nous révèlent leurs préférences à travers les descriptions qu’ils font de ces deux espaces.

‘« A quelques heures de la route nationale d’Alger à Oran, en allant vers le Sud, à quelques heures aussi des villages, voisins et épars, qui forment les joyaux du vaste et superbe collier se prolongeant tout le long de la voie ferrée, s’étend paresseusement une suite de montagnes, mi-nues, mi-boisées, paraissant être les filleules de cette chaîne, immense et grandiose, de l’Ouarsenis, dont les cimes dentelées s’élèvent majestueusement vers le ciel impondérable. » 247

Et dans le même roman voilà une description de la ville et de son influence sur les indigènes:

‘« Déjà la foule cosmopolite et bariolée grouille, les badauds circulent, des employés dévorent le journal, en marchant, (…). Des Arabes en burnous font planer leur paresse au dessus des centres d’activité qui fourmillent en bas, à la marine ; d’autres autochtones se vautrent, sur le trottoir, en un farniente puisé dans l’apathie ancestrale. Des officiers de Marine plastronnent, des marins chantent à tue-tête des airs bretons. » 248

A travers cette présentation négative de la ville et de son influence néfaste sur les indigènes, le narrateur exerce sa fonction interprétative qui lui permet d’analyser, de formuler des jugements à propos d’un opposant ou d’un adjuvant. Dans cette description d’Alger, la dévalorisation des Arabes se fait par la juxtaposition de leur paresse à l’ardeur des marins bretons qui chantent en travaillant. En fait, ce n’est pas l’espace de la ville qui est négatif en lui-même mais beaucoup plus son influence sur le héros qui perd ses repères culturels, moraux et religieux dans cet espace étranger. Dans aucun des romans étudiés nous ne trouvons de représentation d’intégration réussie d’une personne indigène dans l’espace de la ville. Ahmed Ben Mostapha meurt de solitude dans la ville Suisse où il est interné ; trop à l’étroit entre les vallées de son pays d’accueil il rêve toujours à l’infini des hauts plateaux et des folles chevauchées avec ses frères de la tribu des Ouled Naïls. La petite ville minière de Miliana, avec le brassage de populations qui la caractérise, est en quelque sorte la source de l’échec de Zohra et Meliani ; venus tous les deux de la campagne, et donc d’un espace homogène, ils sont incapables de sauvegarder leur intégrité, l’union de leur couple et donc leur bonheur dans le bouillonnement de la ville. Et l’espace étranger de la ville continue de plonger les héros de nos romans dans le désarroi, le désespoir sinon dans la débauche. Le cas de Myriem et de son frère Jean-Hafid est différent de celui des autres personnages car ils ont grandi dans l’espace cosmopolite de la ville côtière et leur cadre de vie naturelle est celui de la ville. Pourtant ils ne trouveront pas le bonheur dans cet espace multiculturel qui correspond à leur enfance et leur éducation mais dans un autre espace symbolique de l’identité arabe indirectement nommé dès le titre du roman : l’oasis.

Cette opposition dans la fiction littéraire entre l’espace de la ville et de la campagne (du bled) est à l’image d’une réalité socio-historique que nous avons présentée dans l’introduction de ce travail 249 . Mais pourquoi les auteurs qui déclarent procéder à une tentative de démonstration des bienfaits et des possibilités de l’assimilation représentent-ils toujours négativement l’espace privilégié de l’assimilation ? Pourquoi la fonction actantielle de cet espace est-elle toujours en opposition avec la quête du sujet qui tente de s’y assimiler ? Ou devons-nous douter de la sincérité des auteurs au moment où ils adoptent le discours idéologique de l’Autre ? Deux certitudes peuvent être avancées : la première, c’est que les héros qui affrontent l’espace hostile de la ville ne sont pas en possession du pouvoir-faire et du savoir-faire nécessaires à surmonter les obstacles qui les attendent dans cet espace étranger. La deuxième, c’est que malgré l’attirance et la fascination qu’exerce cet espace sur les personnages, ils portent en eux le désir profond d’un retour à la terre natale, à l’espace de l’enfance et aux sources de la vie. Ben Mostapha termine son parcours en exprimant ce désir de retour dans un courrier à sa « grande amie » :

‘« L’espoir d’aller là-bas. Vous viendrez n’est-ce pas ? Nous vivrons quelque temps, sous la tente, la vie de ceux qui savent regarder et comprendre la nature dans ses moindres frissons, qui savent prier et mourir simplement, loin de l’agitation et du bruit que les hommes inventent sous prétexte de civilisation. » 250

Vision mythique d’un éden perdu avec le temps et la distance qui séparent de cet espace. N’est-ce pas le véritable objet de la quête du goumier ? Ce désir du retour aux sources, la nostalgie de l’espace abandonné viennent brouiller le discours idéologique de l’assimilation. Et le désir du retour ne s’exprime pas seulement pour l’espace de l’enfance : à un moment donné de l’histoire, on assiste dans chaque roman à une valorisation nostalgique de la vie menée avant le début de la quête entreprise. L’appel du passé apparaît sur le parcours de chacun des personnages principaux de nos romans. L’intensité et l’intériorisation de cet appel peuvent varier d’un parcours à l’autre. Ce désir du retour s’exprime à travers une valorisation des différents éléments de ce que nous avons appelé identité originelle et attire l’attention du lecteur par sa redondance. Ainsi Méliani qui rêve du temps où il était encore libre de l’emprise de l’alcool.

‘« Et maintenant, c’est l’automne ! C’était la saison préférée de Méliani, quand celui-ci était musulman, rêveur, contemplateur, homme de cœur et d’esprit ; il aimait la solitude et la prière, alors ! (…) il prenait les sentiers (…) pour respirer l’air de la montagne, entrer dans les forêts, boire dans la même source que fuyait un chacal ou une perdrix à son approche, prier Allah de rendre les hommes meilleurs ; (…). Et maintenant, lorsque par hasard il était seul, il songeait à ce passé délicieux et pleurait de ne plus pouvoir le retrouver, tellement l’alcool avait pénétré dans son être ; (…) il pleurait à chaudes larmes, (…) maudissant le jour où il avait commencé à travailler aux mines et le jour fatal où Grimecci était devenu l’ami inséparable. » 251

Pour certains de nos héros, le désir du retour est encore plus évident et constitue l’axe central de leur quête : ainsi Zohra vit dans l’attente du retour de son mari, ainsi Bernard Ledieux dont le désir profond de retour chez les siens refait surface inexorablement, ou encore Myriem et Jean-Hafid qui reviennent à la religion et à la langue que leur mère désirait leur transmettre. Mais Mamoun revient aussi dans le village de son enfance pour terminer son parcours et la vie de Bou-el-Nouar est également un continuel retour à la ferme parentale. L’espace de l’enfance, et tout ce qui l’entoure, acquière une dimension différente à travers la quête qui est entreprise. Le regard des héros sur l’espace de leur enfance change au moment où ils se rendent compte de l’échec de leur quête, au moment où leur tentative d’assimilation échoue. Nous assistons alors à une valorisation romantique de cet espace, valorisation qui est naturellement accompagnée la plupart du temps de l’expression d’un désir pour le rejoindre. Sous la façade de l’identité construite qui doit correspondre au discours idéologique mis en mouvement à travers la fiction littéraire, refait surface, toujours et à nouveau, irrésistiblement, l’identité originelle et ses différentes composantes.

Notes
242.

Zohra, p.7.

243.

Mamoun, p.17.

244.

Bou-el-Nouar, p. 29.

245.

Mamoun, p. 35.

246.

Zohra, p. 85

247.

Mamoun, pp. 25-26.

248.

idem. pp. 181-182.

249.

Voir dans la partie consacrée aux conditions socioculturelles de la période les chiffres de la répartition de la population musulmane en Algérie au début du XXe siècle.

250.

Ahmed Ben Mostapha goumier, p. 239.

251.

Zohra la femme du mineur, pp. 115-116.