Le thème du retour s’exprime sans nul doute avec le plus d’insistance et le plus de clarté au niveau de la religion. Sans exception, le parcours des héros se termine avec une confirmation du caractère indivisible du rapport qui lie l’homme à sa religion. Dans le processus de formation de l’identité algérienne, la religion constitue, dès les premiers pas, la base commune que personne ne remet en cause et le credo des réformistes musulmans et des militants révolutionnaires, dès les premières décennies du XXe siècle s’appuie pour la définition du nationalisme algérien sur trois affirmations : «‘ L’islam est ma religion, l’arabe est ma langue, l’Algérie est ma patrie.’ » Il est évident que des trois affirmations la première est celle qui est la plus ancrée, la plus ancienne et la plus naturelle dans l’identité collective des masses indigènes. Faut-il rappeler que le rêve d’une Algérie indépendante de la France est d’abord né dans la mouvance séparatiste des Européens d’Algérie qui furent les premiers à lancer le mot d’ordre «‘ L’Algérie aux Algériens ! »’ au moment de la crise antijuive de la fin du XIXe siècle 252 ? Ou faut-il rappeler que le premier héros de littérature qui s’écrie fièrement «‘ Algériens nous sommes !’ » est Cagayous, le héros représentatif du petit peuple algérois ? De même la tentative de Robert Randau pour la représentation littéraire du « jeune peuple franco-berbère », avec la mise en scène de son héros Cassard le Berbère et l’élaboration théorique de cette « nouvelle race » précède de quelques années la première expression d’une identité nationale algérienne 253 . Il est incontestable qu’à cette date les musulmans d’Algérie se sentaient seulement liés à la umma muhammadiya, c’est-à-dire à la communauté mahométane et que les sources du nationalisme algérien plongent leurs racines dans le panislamisme. Si une forme de patriotisme s’exprimait au sein des masses indigènes depuis la conquête, c’était bien celle de la religion à travers des chants et des poèmes populaires qui annonçaient que le flambeau de l’islam allait être relevé et que les chrétiens installés sur les terres des ancêtres allaient être chassés. Mais revenons à notre littérature.
Bien que le changement de religion, c’est-à-dire la question de l’apostasie, n’apparaisse directement qu’une seule fois dans tout le corpus (El Euldj), nous avons plusieurs parcours où le héros s’éloigne de la pratique régulière de sa religion initiale. Mais à chaque fois, après cet éloignement, nous assistons à un moment du parcours, généralement à sa fin, à un retour à la religion et à l’expression du repentir. Voyons quelques exemples de ce désir de repentir, de retour aux sources de la religion et de l’opposition entre les religions telle qu’elle se manifeste dans les romans du corpus.
Dans ce corpus où le thème principal reste la question de l’assimilation, on est étonné de trouver dans plusieurs romans une valorisation de l’islam aux dépens de la religion chrétienne. Le narrateur extradiégétique-hétérodiégétique de nos romans exprime à maintes reprises, avec la voix autoritaire qui lui est propre, l’effet néfaste de la fréquentation des chrétiens par les musulmans. C’est un peu comme si ce contact condamnait inévitablement les musulmans à une dévalorisation de leur personne, à une perte de leur intégrité morale et religieuse. Ainsi, Méliani est plusieurs fois traité par sa femme et par les « bons musulmans » de son entourage, de manière péjorative, de « chrétien » à cause de son comportement, parce qu’il boit de l’alcool, parce qu’il fréquente des chrétiens, etc. Le personnage qui abandonne les prescriptions de l’islam glisse inévitablement sur la pente de la débauche ; il est d’abord traité d’infidèle, puis d’apostat (m’tourni ou m’tournia au féminin) et finalement de chrétien. Ce stéréotype du chrétien ivrogne, impie et adultère se développe en sourdine, mais constitue la réponse timide à la représentation négative de l’indigène (paresseux, fanatique, obscurantiste, etc.) dans le roman colonialiste. Il est vrai que dans le roman d’Abdelkader Hadj Hamou les clichés négatifs sur les différents peuples ne manquent pas, et personne n’est épargné : Juifs 254 , Kabyles, Marocains, Espagnols et Italiens, Français et Françaouis, tous ont leurs défauts que le narrateur n’omet pas de mettre en lumière. Seule Zohra garde son intégrité et n’est jamais dévalorisée par les commentaires du narrateur ou d’un personnage du roman. Elle accomplit le parcours du parfait musulman dans le récit et énonce le jugement sévère sur les chrétiens et leur influence néfaste sur les indigènes:
‘« Ah !… les Roumis !… ils nous ont dépravé nos hommes, les ont abrutis, appauvris, en ont fait des Chrétiens comme eux, des êtres vils qui croient être immortels ! » 255 ’Si le roman d’Abdelkader Hadj Hamou est particulièrement marqué par cette opposition entre les peuples et les religions en contact en Algérie, d’autres œuvres reproduisent également le même schéma simpliste sur cette question. Ainsi dans Mamoun nous trouvons sensiblement le même procédé où le héros perd son identité musulmane à cause des ses contacts avec les chrétiens.
‘« La vie de Mamoun au bahut se transforme totalement, il imite ses camarades français en tout, il boit du vin, il déguste volontiers les tranches de jambon que l’on pose sur la table. Il n’a plus aucun préjugé. A vingt ans, Mamoun n’a plus rien du musulman ; » 256 ’Cet éloignement de l’islam (ou de la religion originelle) et de ses valeurs est toujours suivi par le repentir et le désir du retour. D’une manière assez significative, ce désir s’exprime même dans les occasions où l’éloignement n’a pas été effectif au niveau religieux pendant le parcours accompli. Mais l’échec de la tentative d’assimilation déclenche un processus où l’appel du retour aux sources se dessine en opposition à la tentative avortée. Voyons des exemples concrets. A la fin de son parcours, Méliani purge une peine de prison de cinq ans, puis il redevient un bon musulman : il s’installe au Maroc où il se fait appeler « El-Mennsi » 257 , il tient un restaurant musulman, ne touche plus à l’alcool et prie régulièrement pour «‘ implorer du Juste Maître un pardon dont il s’avouait indigne’ » 258 . A la fin du roman, Mamoun revient dans la maison paternelle et termine sa destiné de la même manière que Zohra, la musulmane parfaite, en prononçant avant la mort, les paroles de la chahada, la profession de foi de l’Islam 259 . De même dans El Euldj captif des Barbaresques, où les rôles sont inversés, nous assistons à un revirement qui est encore plus significatif à cause de la distance à parcourir pour le personnage. Bernard Ledieux qui a tenté l’aventure de l’apostasie ne retrouve jamais plus la paix de son âme et sombre dans la folie à la fin de son parcours : il abjure publiquement l’islam devant une assemblé médusée à la mosquée et prononce une prière catholique pour exprimer son retour à sa religion originelle. Même dans le cas d’Ahmed Ben Mostapha, qui ne s’est jamais éloigné de sa religion pendant son parcours, le narrateur n’oublie pas de confirmer son attachement aux valeurs de l’islam au moment de sa mort.
‘« Il a accepté l’inévitable fin avec la fierté d’un soldat qui meurt pour son pays, avec le fatalisme de sa pure foi de Musulman. » 260 ’Enfin, nous avons le parcours de Myriem et de Jean-Hafid, produit de l’éducation laïque de leur père qui était opposé à toute idée d’éducation religieuse pour ses enfants. Au début du roman, selon les mots du narrateur, ils se situent dans l’espace neutre des adeptes du «‘ modernisme qui est l’ennemi de toute religion…’ » 261 . Mais la mère Khadija, qui se sent responsable de cette situation néfaste pour ses enfants, veille sur leur parcours et ne rêve que d’une chose : les ramener vers la religion et les traditions de leurs ancêtres. Contrairement aux autres héros du corpus, tout le parcours qu’ils accomplissent est placé sous le signe du retour. Dès les premières pages, Khadija qui s’inquiète de l’avenir de ses enfants va voir un cheikh pour lui demander conseil. Au cours de cette rencontre, elle est mandatée (niveau de la manipulation) pour ramener les enfants dans le droit chemin.
‘« Fais apprendre la parole de Dieu à tes enfants, répondit le saint homme, ils reviendront certainement à la raison. Le Qoran est la lumière des hommes dans ce monde dégénéré qui est un vaisseau en perdition… Seul le culte d’Allah est leur salut. » 262 ’Et effectivement, le récit suivra cette logique du retour pour les deux jeunes qui commenceront leur apprentissage exemplaire à l’image des autres héros de notre corpus, avec l’acquisition de la langue arabe (acquisition du savoir-faire). La seule différence, c’est qu’ici il ne s’agit pas d’acquérir la langue du colonisateur, déjà suffisamment bien maîtrisée, mais il s’agit de s’approprier la langue de la religion. La possession de cette langue permettra aux héros de revenir à la religion maternelle, de réussir leur parcours du retour aux valeurs de la société arabe et de réaliser ainsi le seul apprentissage exemplaire positif de tout notre corpus.
Le retour à la religion se manifeste dans les différents niveaux de lecture des romans étudiés. Nous venons de voir que l’appel de la religion originelle accompagne les héros au cours de leur parcours et, même s’ils s’en éloignent à un moment donné du récit, l’expression du repentir ne manquera pas de les ramener vers cette umma muhammadiya à la base de l’identité des indigènes de l’Algérie. Nous aimerions donner un autre exemple de l’importance et de l’influence de la religion traditionnelle sur le parcours des héros de nos romans. Il s’agit de la représentation des marabouts dans la fiction littéraire et plus concrètement, de leur influence sur le parcours de nos héros. L’origine du mot « marabout » vient de la prononciation dialectale de l’arabe classique murãbit qui désigne l’homme vivant dans un ribãt, c’est-à-dire un couvent fortifié. L’évolution de l’islam en Afrique du Nord a donné naissance à un culte populaire très vivant autour des marabouts et des zaouïas qui constituent le lieux d’habitation des confréries religieuses et des centres d’enseignement des sciences de la religion. Au Maghreb, le mot « marabout » a fini par s’appliquer aux différentes réalités de cette religiosité populaire : au saint homme vivant qu’on vient consulter, au monument qui abrite sa tombe, aux successeurs du saint, aux objets sacrés qui l’entourent et finalement à toutes les catégories du sacré. En Algérie, dès les premières décennies du XXe siècle, le mouvement des Oulémas réformateurs essaye de combattre l’influence néfaste des confréries et des marabouts en leur reprochant de voiler la face véritable de l’islam pure et de contribuer ainsi au maintien de la population musulmane dans une religiosité empreinte de superstitions et contraire au progrès. A ce niveau, le mouvement des Jeunes Algériens rejoint les Oulémas et partage leur avis : il faut combattre les idées et l’influence des confréries religieuses à cause de l’ignorance et du dépouillement intellectuel dans lequel ils contribuent à maintenir les masses musulmanes 263 . A cet égard, il est intéressant d’étudier l’image des marabouts et des zaouïas telle qu’elle se dégage dans les romans de notre corpus.
C’est dans Zohra la femme du mineur que nous trouvons la description la plus détaillée d’un marabout et du culte populaire qui l’entoure. Il s’agit d’un certain Sidi Ahmed Benyoussef, saint homme de Miliana dont le tombeau continue d’attirer des foules de pèlerins tout au long de l’année. Le nom du saint local revient constamment dans les dialogues mais, vers le milieu du récit, nous avons une description relativement longue 264 d’un événement annuel qui constitue le moment fort de l’expression de la religiosité populaire des musulmans de Miliana. Il s’agit de l’arrivé dans la ville d’un important pèlerinage organisé.
‘« Les pèlerins arrivent enfin ; les musiciens musulmans de Miliana allaient à leur rencontre, étendards de Sidi Ahmed Benyoussef déployés, en tête ; on appelait, on criait de partout ; on s’agitait, on courait, on allait et venait. Les rires, le gazouillement des oiseaux, les youyous, les cris, les appels, les pleurs d’enfants, les pas des chevaux, le bruit de la poudre au loin annonçaient une grande fête. La police veillait. La fusillade approchait. Personne ne passait plus sur la route ; les pèlerins arrivaient lentement ; ils étaient au nombre de six cents environ. » 265 ’Cette description colorée et exotique de l’arrivée des pèlerins est caractéristique d’une écriture assimilationniste, où le narrateur reprend et copie le style de la littérature ethnographique : description d’un point de vue extérieur, propre à la vision exotique des voyageurs de la métropole, où tout est mis en place pour attirer l’attention du touriste. Le discours qui sous-tend cette description emprunte l’ensemble de sa logique aux valeurs de l’idéologie assimilationniste : il s’adresse prioritairement à la métropole et produit la culture du mimétisme. La fête populaire remue la ville entière : dans l’assistance se côtoient des musulmans, des juifs et même des chrétiens, des ouvriers des mines et des caïds, des enfants, des vieillards et même des femmes. On voit passer l’administrateur de la ville, son adjoint et les caïds du Tribunal musulman, des cavaliers arabes, et même un photographe arrivé tout droit de Paris. Bref, le narrateur en profite pour faire défiler toute la société de cette petite ville minière de l’Algérie coloniale. En fait la fonction essentielle de cette scène est de mettre en mouvement, par une représentation pittoresque, la thèse de la cohabitation possible et paisible entre les différentes composantes de la société algérienne. Avec le photographe / sculpteur parisien, même la métropole est de la partie : le tableau démontrant le superbe de l’idéologie assimilationniste est achevé et Grimecci peut énoncer sa vérité sur la fraternité des peuples :
‘« Moi je dis que tous les habitants de la terre se valent, (…) et je crois, moi, que ce sont les religions qui ont augmenté la haine des hommes entre eux quand ils ne partagent pas la même croyance. » 266 ’Voilà donc la fête du marabout local qui devient le moment privilégié de l’entente cordiale pour tous les habitants de Miliana : les différences religieuses et culturelles s’estompent et les préjugés de races sont oubliés dans la grande célébration commune autour de la tombe du saint homme. A travers le pouvoir unificateur et l’influence positive de l’événement sur les participants et les spectateurs, nous assistons de la part du narrateur à une tentative de valorisation de l’islam. Paradoxalement cette tentative de valorisation de la religion du colonisé en direction du lecteur francophone, s’élabore dans un espace (l’espace du maraboutisme) que le système de valeurs de l’auteur rejette et juge négativement. Le discours idéologique tente de présenter positivement les événements de ce pèlerinage, mais l’ambiguïté profonde de la tentative ne manque pas de réapparaître dans la narration. Malgré quelques commentaires positifs du narrateur, peu à peu la fête perd tout son caractère sacré et la description évolue progressivement de la représentation d’un événement religieux vers une parodie de la religiosité populaire. Citons juste une phrase pour prouver le caractère caricatural de la présentation : «‘ on buvait là de l’eau bénite et l’on s’éloignait ainsi par l’adoration du Marabout »’ ‘ 267 ’ ‘.’ Contrairement aux cafés, autre espace de rencontre entre les différents peuples, ici on ne consomme pas de boissons alcoolisées qui abrutissent, mais de l’eau bénite qui préserve de la débauche. En essayant de « trop bien faire », le discours assimilationniste arrive à ses limites : il parodie non seulement le culte des marabouts, mais également son propre discours. Le passage se termine dans une trivialité décevante avec l’invitation de Thérèse à Méliani pour prendre un café chez elle et la réponse de ce dernier qui espère recevoir plutôt un peu d’absinthe. Nous atteignons ici à une limite tangible de tout roman à thèse qui est particulièrement bien observable dans le cas du roman algérien de langue française de la période et que Hadj Miliani appelle impasses du mimétisme 268 .
Pourtant Zohra qui assiste également à cette scène garde toute sa sérénité. Elle observe et juge les actes des autres participants, essentiellement ceux de son mari. Détail important pour notre étude du parcours des héros, c’est le seul moment du récit où les quatre personnages centraux de l’histoire sont représentés dans le même espace : l’Italien Grimecci est là, avec sa maîtresse Juive Rosette, Méliani le Musulman débauché est là, aux bras de Thérèse la femme de son ami, et même Zohra la Musulmane parfaite est présente et assiste impuissante au spectacle déshonorant de son mari avec une étrangère.
‘« Grimecci était là avec Rosette, ainsi que Thérèse, qui ne lâchait plus Méliani ; et la pauvre Zohra voyait de la balustrade son mari avec une européenne ; une vieille juive, marchande de vieux habits et diseuse de bonne aventure, le lui avait d’ailleurs dit chez elle et le lui avait répété au bain maure. » 269 ’Zohra, de par sa situation privilégiée, observe donc tout ce monde qui fourmille et se débat avec ses contradictions et ses misères devant ses yeux. Elle domine la scène au sens propre et au sens figuré, elle est la seule qui garde son intégrité morale en refusant de descendre au niveau de la confusion des valeurs et en refusant le rôle de figurant pour le discours assimilationniste. Dans la première partie de ce travail, nous avons déjà parlé de cette situation privilégiée de Zohra dont le regard juge et désapprouve à travers son mari Méliani tout le discours idéologique de l’assimilation. L’étude de cette scène de l’arrivée du pèlerinage au marabout nous confirme dans notre vision selon laquelle Zohra est l’héroïne positive de ce roman, la seule qui garde sa fierté et son intégrité tout au long du récit. Et ce malgré son échec dans sa tentative de sauver son mari du gouffre dans lequel il s’enfonce et malgré sa mort. A travers son parcours, elle personnifie la résistance-refus tandis que son mari ne réalise que la parodie de ce que pourrait être la résistance-dialogue.
Abdelkader Hadj Hamou n’est pas le seul auteur de notre corpus à mettre en scène la religiosité populaire à travers la fiction littéraire. Trois autres romans nous font découvrir l’importance des marabouts et des saints locaux pour la population indigène. Il s’agit de Mamoun l’ébauche d’un idéal, de Myriem dans les palmes et de Bou-el-Nouar le Jeune Algérien. Dans aucun des cas il ne s’agit d’une description aussi longue et détaillée que celle que nous venons d’étudier dans Zohra la femme du mineur, mais la récurrence de cet élément est sans nul doute significative. Chaque roman reproduit une scène de visite dans un espace sacré et la rencontre avec une personne dotée d’un pouvoir spécial (marabout, voyante, cheikh savant). Cette rencontre est toujours située au même moment au cours de la narration et remplit à chaque fois la même fonction dans le parcours romanesque du personnage central. Voyons brièvement les détails et le rôle de cette rencontre dans les trois romans cités.
La mère de Mamoun s’inquiète de voir son fils s’éloigner vers le « gouffre de la civilisation » et essaye de s’opposer à son départ vers la ville. Le seul résultat de sa protestation est que Mamoun est accompagné avant son départ «‘ au Marabout Sidi Bencherki, afin de recevoir la Baraka »’ 270 . Le narrateur ne s’attarde pas longtemps sur cette rencontre, juste le temps de nous donner quelques exemples des miracles que le saint homme avait commis durant sa vie et de nous faire savoir que sa vénération a continué après sa mort. C’est le fils du marabout, le mokaddem 271 des lieux qui accueille les fidèles.
‘« Son fils, un homme grisonnant, à figure oblongue et encadrée d’une barbe dense, reçut Mamoun dans ses bras, lui baisa les joues et le laissa partir le sourire aux lèvres. » 272 ’La quête du héros peut commencer, il a reçu la bénédiction du marabout, sa mère est tranquillisée et le fils peut partir à la conquête du monde : les études et la ville l’attendent. Nous retrouvons un scénario identique dans le dernier roman du corpus : les parents de Bou-el-Nouar n’arrivent pas à décider s’ils doivent laisser ou non leur fils fréquenter l’école française. Comme dans le cas précédent, c’est encore la mère qui suggère d’aller demander conseil à une sainte femme, descendante d’une famille maraboutique. Les époux font ensemble le voyage, ils sont reçus chez la voyante qui leur tient un long discours allégorique et finalement donne son consentement à ce que le jeune garçon commence ses études à l’école des chrétiens.
‘« - Ce pauvre enfant… Il me fait pitié. On veut l’empêcher d’apprendre à monter à cheval on ne veut pas qu’il devienne un bon cavalier… » Elle ferma les yeux, s’effondra sur sa couche et s’endormit en répétant doucement : « C’est permis… c’est permis ». Ce fut le signal du départ et aussi celui de la victoire du Bou-el-Nouar. » 273 ’La fonction de la scène est exactement identique à celle qu’elle occupait dans Mamoun. Dans les deux cas, la bénédiction et la permission de commencer les études arrivent du personnage symbolique de la religiosité populaire, de la superstition et de l’expression de l’islam que les auteurs des romans rejettent par ailleurs dans leurs écrits journalistiques divers. Le même scénario se reproduit une troisième fois dans le corpus avec l’histoire de Myriem et de Jean-Hafid où la mère désespérée de voir ses enfants grandir sans religion va consulter «‘ un Cheikh, un grand savant réputé pour sa science, sa bonté et sa vie pieuse et charitable.’ » 274 . Tout comme les mères de Mamoun et de Bou-el-Nouar, Khadija s’inquiète de l’avenir de ses enfants ; elle entreprend la même démarche qui consiste à demander conseil à une personne dotée d’un pouvoir spécial. La construction de la scène est légèrement différente et ressemble plutôt à une confession catholique dans laquelle Khadija reconnaît sa faute d’avoir épousé un chrétien et implore le pardon d’Allah. Le cheikh, « noble et indulgent », réconforte la pauvre femme déroutée, l’assure de la bonté de Dieu et lui prodigue ses conseils :
‘« Fais apprendre la parole de Dieu à tes enfants, répondit le saint homme, ils reviendront certainement à la raison. Le Qoran est le guide et la lumière des hommes dans ce monde dégénéré qui est un vaisseau en perdition…Seul le culte d’Allah est leur salut. » 275 ’Cette scène est légèrement différente de celle que nous trouvons dans les deux romans précédents, mais sa fonction dans le déroulement de l’intrigue est exactement la même. Il s’agit bien ici d’une fonction dans le même sens que l’entend Propp et que nous pourrions appeler donateur d’un objet magique 276 . Dans les trois cas la démarche est déclenchée par la mère et, à chaque fois, la personne dotée d’un pouvoir religieux spécial conseille aux parents de diriger leurs enfants vers les études. La seule différence, c’est que dans ce dernier cas il s’agit de diriger les enfants vers la langue arabe et à travers elle vers l’islam. Au contraire, dans les deux premiers cas l’acquiescement du marabout projette les enfants dans un mouvement d’éloignement de leurs racines culturelles en direction de la civilisation occidentale.
Cette brève approche de la fonction des marabouts et des saint locaux dans le déroulement du récit nous confirme qu’à la base de la production textuelle de ces romans nous retrouvons irrémédiablement l’ambiguïté comme principe déterminant de la création littéraire des auteurs du corpus. Comment interpréter la contradiction que génère le fait de dénoncer d’un côté le pouvoir et les pratiques des marabouts et de l’autre côté, les mandater d’une fonction qui a une influence positive sur le parcours des héros ? Une ambiguïté profonde caractérise la fonction de cette personne et elle se révèle aussi bien au niveau de leur description que de leurs actions. Dans Mamoun la description de la rencontre avec le marabout commence avec une peinture grandiose de la nature qui entoure le tombeau sacré et qui confère un caractère majestueux au cadre. De cette description pittoresque et grandiose, nous tombons soudain dans le plus vulgaire des clichés empruntés à la littérature coloniale, où les indigènes qui fréquentent l’endroit sont présentés sous un angle négatif :
‘« La discussion était particulièrement animée dans l’un des groupes. Ce groupe s’était formé en bordure d’une haie, tout le long de laquelle des odeurs désagréables se dégageaient. Les gens de la zaouia avaient transformé ce lieu, propice puisque la haie soustrayait leur nudité hideuse aux regards pudibonds des femmes, nombreuses, qui venaient journellement s’abreuver de baraka (bénédiction), en un dépotoire sacrilège. » 277 ’Comme dans la description de l’arrivée du pèlerinage dans Zohra la femme du mineur analysée plus haut, le narrateur de Mamoun reproduit la même contradiction. Nous assistons à un mimétisme de la description traditionnelle du roman colonial ou des œuvres ethnographiques, où on aime présenter le caractère pittoresque et la grandeur du paysage, pour continuer avec la misère des populations qui l’habitent. Le colonisé décrit son monde ni tout à fait de l’extérieur ni tout à fait de l’intérieur. Le résultat en est la caricature des traditions religieuses liées au maraboutisme et, par là même, une ridiculisation des événements qui influencent le parcours du héros. Puisque la décision de laisser partir Mamoun vers la ville et les études, toutes deux symboles d’assimilation, est prise lors d’un événement ridiculisé à travers sa description, ce ridicule rejaillit sur le parcours du personnage. Nous retrouvons le même phénomène dans Bou-el-Nouar le Jeune Algérien au cours de la visite chez la voyante que nous avons présentée plus haut. Les réactions du père Boudiaf aux discours allégoriques de la voyante et l’expression de son scepticisme sur le véritable pouvoir de cette personne relèvent du même modèle caractéristique des descriptions ethnographiques. Et pourtant, dans ce roman aussi, c’est par l’accord de cette voyante dévalorisée par la narration que démarre la quête du héros pour démontrer la possibilité de l’assimilation. En conséquence, tout le parcours du héros se réalise dans cette même ambiguïté qui le détermine dès le début de la quête. Le mimétisme du narrateur conduit à l’impasse au niveau de la cohérence du discours et produit l’ambiguïté générique de cette littérature naissante.
Nous avons commencé ce chapitre en affirmant que l’appel du retour vers la religion originelle détermine profondément et intrinsèquement les parcours des héros de nos romans. Les constatations que nous venons de faire confirment la pertinence de cette affirmation. L’ambiguïté des premiers romans de la littérature algérienne de langue française provient en grande partie de cette tension insurmontable entre le discours de l’assimilation adopté par les auteurs et l’appel du retour qui habite les profondeurs de l’âme humaine. Le mouvement oscillatoire de l’écriture entre le développement du discours idéologique et la représentation d’une quête identitaire est également le résultat de cette tension. En opposition avec les romans à thèse qui imposent d’une manière autoritaire une interprétation à sens unique de leur discours, nous constatons que les romans algériens de langue française de l’entre-deux-guerres instaurent, à travers leurs faiblesses et leurs contradictions, la possibilité d’une polysémie, et ce, malgré la tentative évidente des auteurs pour influencer et déterminer la réception de leurs œuvres.
Voir l’article de AGERON, Charles-Robert, Naissance d’une nation, in L’Algérie des Français , Paris, Seuil, 1993, pp. 185-204.
Voir les deux romans de RANDAU Robert, Les Colons, 1907, et Cassard le Berbère, 1921, et aussi un article théorique du même auteur : L’Algérianisme, in Afrique, Bulletin de l’Association des Ecrivains Algériens, juin 1926, n°22, pp. 1-10. Ou pour une présentation critique de la production littéraire coloniale de la période : HENRY J.R., LORCERIE F.H., GOURDON, H., Roman colonial et idéologie coloniale en Algérie, in Revue algérienne des sciences juridiques économiques et politiques , volume XI. N°1, mars 1974.
Un antisémitisme explicite caractérise ce roman de Hadj Hamou, en particulier par la représentation et la fonction négative de la jeune fille juive Rosette qui est la source de tous les malheurs pour le couple Grimecci-Thérèse.
Zohra la femme du mineur, p. 68.
Mamoun, p. 32.
El Mennsi : celui qui a oublié, tombé dans l’oubli.
op. cité p. 220, (il demande le pardon d’Allah parce qu’il se sent coupable de la mort de Zohra).
Ech’Hadou en la ilaha illa ellah oua ech’hadou enna Mohammed rassoul Ellah, donné en arabe dans Mamoun, p. 184 ; ou traduit en français dans Zohra à la page 213 : J’atteste, dit Zohra (…) qu’il n’y a de Dieu qu’Allah ! J’atteste aussi que Mohammed est l’envoyé d’Allah ! »
Ahmed Ben Mostapha, p. 243.
Myriem dans les palmes, p. 23.
idem pp. 23-24.
A ce propos voir HAMET, Ismaïl, Les musulmans français du Nord de l’Afrique, Paris, Armand Colin, 1906, pp. 267-290, ou encore BENHABILES, Chérif, L’Algérie française vue par un indigène, suivi de Guerre à l’ignorance, de BEN MOUHOUB Mohammed el Mouloud, discours et conférences prononcés en arabe au cercle Salah de Constantine, préface de Georges Marçais, Alger, Fontana, 1914, 195 p.
pp. 129-146.
Zohra, p. 136.
idem p. 135.
idem p. 140.
MILIANI, Hadj, Compromis discursif et impasses du mimétisme dans « Zohra la femme du mineur » de Hadj Hamou Abdelkader (1891-1953), Oran, Centre de Recherche et d’Information Documentaire en Sciences Sociales, polycopié, 1983, 37 p.
Zohra, pp. 141-142.
Mamoun, p. 25.
le gardien du tombeau
idem p. 30.
Bou-el-Nouar, p. 59.
Myriem dans les palmes, p. 23.
idem pp. 23-24.
PROPP, Vladimir, Morphologie du conte, trad. fr., Paris, Seuil, coll. Points, 1970, 256 p.
Mamoun, p. 27.