III. 3. Le devoir impossible

III. 3. 1. Le destinataire absent

Nous arrivons enfin au troisième et dernier axe du schéma actantiel : celui de la relation entre destinateur et destinataire. Généralement, les analyses actantielles commencent logiquement avec l’étude et la présentation de ces deux actants qui se situent, l’un à la source, l’autre au confluent de la quête du héros. Nous avons consciemment décidé d’inverser l’ordre de présentation traditionnelle et de laisser en dernier l’étude de cet axe qui nous paraît le plus problématique dans notre corpus. Autant il est aisé de dégager le sujet et l’objet de la quête, les opposants ou les adjuvants dans les romans du corpus, autant il nous semble difficile de circonscrire avec précision les destinateurs et les destinataires textuels de la quête romanesque.

Au niveau extra textuel, cette identification est moins problématique et les études précédentes sur cette production littéraire arrivent à des conclusions plus ou moins similaires. On considère que c’est «‘ l’idéologie assimilationniste qui mandate un sujet – le candidat à l’assimilation – pour la recherche d’un objet : l’acquisition du savoir pour s’assimiler»’ ‘ 278 ’ ‘.’ L’étude des préfaces, la volonté affichée des romans à vouloir véhiculer la thèse de l’assimilation et le caractère didactique des œuvres, confirment la pertinence de cette affirmation. Nous avons vu que le concept de l’assimilation n’était pas conçu de la même manière chez les représentants du pouvoir colonial algérien et chez les esprits libéraux de la métropole. Le même concept, tel qu’il se révèle à travers les différents écrits des intellectuels algériens de l’entre-deux-guerres, est encore différent. Selon notre lecture, s’il est possible d’affirmer que le destinateur extra textuel de nos romans est l’idéologie assimilationniste, c’est en référence à la conception de l’assimilation telle qu’elle est élaborée par les intellectuels indigènes francisés de la période en général et par le mouvement des Jeunes Algériens en particulier. Nous avons déjà vu qu’ils entendaient par le terme « assimilation » l’égalité des droits politiques et économiques, le droit à l’enseignement et au progrès technologique, et finalement la collaboration loyale avec les Français d’Algérie. Mais, sauf quelques cas isolés, ils ne pensaient nullement à abandonner leur statut personnel de musulman ou à abandonner la religion ou la culture de leurs parents. Cette conception de l’assimilation est nettement différente de celle envisagée par les représentants du pouvoir colonial en place qui ne considèrent « assimilable » que ce qui est déjà « identique » au Même, c’est à dire celui qui a déjà renoncé à son identité d’origine. Au niveau du destinateur, c’est à dire dans notre cas au niveau du discours de l’assimilation, nos romans établissent déjà une différence sensible avec le roman colonial algérien.

En restant toujours au niveau extra textuel, la détermination du destinataire de ces romans est déjà plus problématique. Selon Christian Achour il ne fait pas de doute que le mandatement a pour «‘ destinataire le public métropolitain d’une Algérie nouvelle où le colonisé, s’assimilant au colonisateur réalise l’unité, “l’entente des communautés” donc “le prolongement de la France” »’ ‘ 279 ’ ‘.’ L’orientation métropolitaine de cette production littéraire est donc généralement acceptée par la majorité des études consacrées au roman algérien de langue française de l’entre-deux-guerres. Selon cette conception, le discours romanesque algérien s’adresse à un interlocuteur au-dessus de la mêlée qui est investi pour l’occasion d’un rôle d’arbitrage dans le conflit qui oppose le colonisé à son oppresseur direct, le Français d’Algérie. L’interlocuteur rêvé de nos auteurs est le représentant d’une France mythique et humaniste qui a réveillé la soif de liberté et d’égalité dans le cœur de ceux qui fréquentent ses écoles. La boucle est bouclée : le message de l’assimilation, parti à l’origine de la métropole vers l’Algérie coloniale, est renvoyé à son locuteur initial dans une version modifiée et adaptée selon la vision des Indigènes musulmans. Cette vision du destinataire espéré par les romanciers algériens de langue française de la première heure est communément acceptée. Certains critiques trouvent pourtant nécessaire de remarquer le caractère problématique de cette orientation.

‘« Le paradoxe de ce roman en tant que production algérienne réside donc moins dans son contenu “assimilationniste” que dans son orientation sociale : le destinataire fictif et réel qu’il postule. » 280

En effet, il nous est difficile de savoir dans quelle mesure ces romanciers étaient lus et connus en Algérie et en France ; les documents que nous avons eu la possibilité de consulter disent peu sur le véritable impact de cette littérature. On sait bien que certaines revues de la colonie, essentiellement ceux proches du courant algérianiste, ont ouvert leurs colonnes aux écrivains indigènes. On sait également que certains de nos auteurs entretenaient des relations amicales avec des écrivains ou des éditeurs coloniaux : Abdelkader Hadj Hamou avec Randau, ou Mohammed Ould Cheikh avec le directeur de la revue Oran. En principe leurs œuvres devaient être d’abord accessibles pour le lecteur francophone de la colonie, qu’il soit d’origine européenne ou qu’il soit issu de cette mince couche de la population indigène qui savait lire en français. De notre côté, nous pensons que parallèlement à leurs visées métropolitaines, ces premiers romans participent également à un dialogue, si minime, si imperceptible soit-il, qui commence à se développer dans les cercles intellectuels de l’Algérie coloniale. Les différentes parties de notre étude ont suffisamment démontré que malgré ses faiblesses, cette production est plus qu’une répétition scolaire du discours idéologique mis en place par le système colonial. Naget Khadda remarque également la double orientation de cette littérature naissante.

‘« … le roman algérien se présente comme une double réponse. Réponse, d’une part, au roman colonial auquel il oppose une image de bon sujet français à la place de l’image de l’éternel insoumis, réfractaire à toute entreprise civilisatrice, d’autre part, au discours métropolitain dont il prend à la lettre les pétitions de principe pour en revendiquer l’application. » 281

Ainsi le romancier algérien de langue française de l’entre-deux-guerres construit, même involontairement, l’espace littéraire dont pourra émerger la parole clairement revendicative de son successeur des années cinquante. De plus, il nous paraît évident qu’à travers ces écrits, s’élabore également une discussion entre les intellectuels indigènes sur les différentes prises de position que chacun avait adoptées dans la situation existentielle concrète qui était la leur. Certes, en rédigeant son texte, notre auteur devait essentiellement penser à la critique qui pouvait venir du côté des maîtres de la littérature romanesque. Mais en même temps, il est certain qu’il ne pouvait oublier ses coreligionnaires (terme très utilisé à l’époque) et ce qu’ils pouvaient dire ou penser à la lecture de ses écrits. Si le nombre des demandes de naturalisation est tellement faible, c’est bien à cause du refus de renoncer au statut personnel et de la peur d’être rejeté avec mépris par la grande majorité de la population musulmane. En conséquence, il est évident qu’au moment où nos auteurs expriment leur vision de l’assimilation, ils prennent en compte ou du moins pensent également à la réception de leurs œuvres par leurs coreligionnaires. Voilà donc, selon notre conception, les destinataires extra textuels de nos romans : tout d’abord le lecteur rêvé, représentant d’une France mythique et juste, puis l’ensemble des intellectuels francophones d’Algérie. Parmi ces derniers, il faut aussi bien considérer ceux de la minorité d’origine européenne dont on est contraint d’accepter la domination, que ceux de la majorité indigène dont l’opinion et le regard ne peuvent être oubliés. Si on accepte la vision du romancier algérien de langue française déchiré entre deux mondes, il faut bien reconnaître que son regard reste dirigé également vers les siens. Cette tentative de définition des lecteurs potentiels de cette littérature naissante doit être suivie par une démarche dont le but est de discerner les acteurs qui prennent en charge la fonction de destinateur et de destinataire au niveau du texte littéraire.

Le fait de circonscrire le destinateur et le destinataire théorique de nos romans, ne répond pas à toutes nos questions concernant les véritables mécanismes de fonctionnement de cette littérature. Certes, le discours de l’assimilation est à la base de la quête qu’entreprennent nos héros mais il faut bien que ce discours arrive d’une certaine manière jusqu’au sujet pour qu’il puisse la connaître et devenir ainsi le candidat à l’assimilation. Bref, aux deux bouts de l’axe du devoir, nous devons tenter de discerner les acteurs textuels qui prennent en charge les fonctions actantielles en question : d’un côté une personne ou une idéologie clairement définie dans le texte et qui mandatent le sujet pour l’acquisition d’un objet, de l’autre côté quelqu’un qui est présent pour réceptionner le résultat de la quête. Il est important de souligner que, si la matérialisation de ces deux instances n’est pas assurée d’une manière concrète et non ambiguë par un acteur anthropomorphe au niveau de la narration, c’est tout le schéma actantiel qui est déséquilibré. Voilà donc pour chaque roman le couple destinateur  destinataire tel que nous avons pu le dégager à partir du texte littéraire.

Ahmed Ben Mostapha, goumier

  • l’honneur de la tribu et l’idéal de la France / l’officier interprète ↔ la grande amie de Paris

Bou-el-Nouar

  • le discours de l’assimilation / M. et Mme Fontane ↔ Georgette

Zohra la femme du mineur

  • la communauté musulmane ↔ la communauté musulmane (pour Zohra)
  • le discours de l’assimilation / Grimecci ↔ ? ? ? (pour Méliani)

Mamoun l’ébauche d’un idéal

  • le discours de la réussite financière / le père ↔ le père

El Euldj Captif des Barbaresques

  • le désir de liberté / Baba Hadji ↔ le fils Youssef

Myriem dans les palmes

  • le discours de l’assimilation // la mère Khadija ↔ la communauté musulmane / Ahmed

Plusieurs commentaires doivent accompagner cette liste qui, il faut bien le reconnaître, est assez discutable sur divers points. Selon ce qui a été avancé précédemment, nous avons vérifié à chaque fois que l’expression du discours de l’assimilation, ou de tout autre discours ou thèse idéologique, soit clairement prononcé dans le texte dans le but de mandater le sujet de la quête. Si tel était le cas, nous avons retenu cette instance théorique comme remplissant la fonction actantielle de destinateur. Comme nous pouvons le constater, dans trois cas, le discours de l’assimilation peut être considéré sans ambiguïté comme l’instance idéologique qui déclenche directement la quête. Dans deux autres cas (Ahmed ben Mostapha et Mamoun), ce sont des variantes ambiguës et altérées du même discours qui sont à la base de l’action. Enfin dans les deux derniers cas (Zohra et El Euldj), le déclenchement de la quête n’a absolument rien à voir avec la thèse idéologique de l’assimilation. Nous avons déjà parlé de l’ambiguïté qui caractérise la séquence de la manipulation dans Myriem : en effet l’héroïne est mandatée pour deux missions contradictoires que nous avons signalées à l’aide de la double barre dans la liste qui précède.

A chaque fois nous avons aussi relevé un personnage qui prend en charge la fonction actantielle de destinateur, essentiellement en formulant sans ambiguïté le discours idéologique en direction du sujet. Nous pouvons considérer que le rôle de l’officier interprète, du couple Fontane, de Grimecci, du père de Mamoun et du beau-père de B. Lediousse, Baba Hadji, est à chaque fois le même : encourager le sujet de la quête à s’engager sur la voie du rapprochement de la société de l’Autre. Pourtant, dans la narration, seul le rôle des deux premiers est valorisé et celui des trois autres plutôt dévalorisé. Grimecci attire son ami Méliani vers la société européenne mais essentiellement vers ce qu’elle a de plus condamnable aux yeux du narrateur : l’alcoolisme. Le père de Mamoun ne s’occupe nullement de questions idéologiques, l’important pour lui est que son fils réussisse une bonne carrière. Enfin, Baba Hadji est seulement intéressé par la sauvegarde de l’honneur de sa famille lorsqu’il engage Ledieux à épouser l’islam et sa fille avec. Nous ne l’avons pas signalé mais Zohra est entourée de plusieurs personnes qui peuvent être considérées comme destinateurs de sa quête de maintien de l’unité de son couple et des traditions religieuses. Quant au rôle de Khadija, nous avons déjà dit qu’il était en opposition avec celui du discours de l’assimilation car elle mandate ses enfants avec le devoir de revenir vers la communauté musulmane.

Un dernier mot sur le caractère de la séquence de la manipulation et de la manière dont le destinateur mandate le sujet de la quête. Sans exception, dans tous les romans, nous pouvons observer une redondance significative au niveau de cette séquence : il s’agit de son aspect résolument tourné vers le devoir. Les sujets sont mandatés, qu’ils le veuillent ou non, pour accomplir un devoir dont les paramètres sont fixés à l’avance. L’officier interprète d’Ahmed ben Mostapha, bien que personnage valorisé par la narration, énonce un cours magistral au goumier sur sa propre histoire et lui dicte ce qu’il doit faire s’il veut retrouver la grandeur des Arabes. Le couple Fontane mandate Bou-el-Nouar à l’école, lieu par excellence du devoir. Ledieux n’a pas plus de possibilités : il doit prononcer l’apostasie et épouser l’islam, sinon sa vie est en danger et ainsi de suite… Nous devons donc conclure que la quête des premiers héros de la littérature algérienne de langue française est profondément marquée par le sentiment du devoir auquel on ne peut se dérober.

Dans cette perspective du devoir dont la réalisation avec son caractère obligatoire incombe au personnage central de l’action, il est important que le destinataire soit clairement identifié. L’acteur ou les acteurs qui remplissent cette fonction actantielle doivent être clairement désignés car, au moment où le héros termine sa quête, ils doivent être présents pour la réception de sa performance. Mais leur présence est également importante au cours de la quête pour que l’objectif et la finalité de l’entreprise ne soient pas perdus de vue en cours de route. Dans notre cas, le caractère du destinataire est conditionné dès le début par celui du destinateur théorique de la quête : l’idéologie de l’assimilation, ou les variantes de celle-ci, présupposent l’existence d’une société, ou au moins d’un groupe social, qui puisse accueillir le candidat à l’assimilation. Sans un espace social accueillant le héros à la fin de sa quête c’est toute la logique et la cohérence du système actantiel qui deviennent problématiques. Le parcours d’Ahmed ben Mostapha est déclenché par le sentiment du devoir que le goumier veut accomplir pour protéger sa tribu et la France mythique auxquelles il veut rester fidèle. Il en résulte que le destinataire de sa quête est, d’une part sa tribu, d’autre part cette France dont il rêve et qui pourrait l’accueillir. Mais au niveau textuel les deux disparaissent et laissent la place à la solitude qui entoure le goumier jusqu’à sa mort. La société qui devrait accueillir le candidat à l’assimilation est absente de la représentation littéraire de nos romans. Et cette absence du destinataire social au niveau du texte caractérise tous les romans de notre corpus où le discours de l’assimilation remplit la fonction de destinateur.

Le seul destinataire social de notre corpus qui résiste à l’épreuve de la représentation littéraire est la communauté musulmane : elle est présente au niveau de la narration et elle accueille les héros restés fidèles et ceux qui reviennent à elle. Nous n’avons pas jugé nécessaire de préciser et d’énumérer les noms mais, dans ces cas là, des personnes issues de la communauté musulmane sont présentes et remplissent également la fonction de destinataire. De l’autre côté, en revanche, dans le cas des quêtes dirigées vers l’assimilation, nous trouvons difficilement une ou deux personnes qui tentent de prendre en charge le rôle de destinataire. Mais une ou deux personnes ne suffisent pas pour remplir une fonction taillée à la mesure d’un groupe social plus important. L’amie parisienne du goumier Ahmed ben Mostapha reste lointaine et hypothétique ; mises à part les amitiés superflues des cafés, personne n’accueille véritablement Méliani dans la société des Européens de Miliana ; et Mamoun, rejeté par la ville, revient comme le fils prodigue chez son père. Le seul destinataire, qui synthétise le discours de l’assimilation et réceptionne sous un aspect aussi bien idéologique qu’existentiel la quête du héros est Youssef, le fils de Bernard Lediousse devenu muphti. Son discours à la fin du roman recentre la thèse de l’assimilation dans une version totalement différente de celle développée par les tenants du pouvoir politique colonial, ou même de celle qui est répandue chez les intellectuels musulmans francisés de l’Algérie 282 .

Nous atteignons là une des limites tangibles de cette production littéraire qui se réclame de l’esthétique du réalisme mais épouse au même moment un discours idéologique dont la réalisation historique est inexistante. A beaucoup d’égards, le roman algérien de langue française de l’entre-deux-guerres présente des ressemblances avec le roman réaliste socialiste. Tous les deux s’ordonnent autour d’une vérité fondamentale qu’ils veulent à la fois illustrer et promouvoir : pour le premier, il s’agit de la thèse de l’assimilation, pour le second de la lutte des classes. Mais dans le cas du roman réaliste socialiste, le discours politique préexistant à la fiction littéraire se nourrit d’éléments réels et historiques, et qui plus est, dans la majorité des cas, il jouit d’un statut officiel dominant au sein de la société où il est produit. Pour le second, le discours idéologique, non seulement ne jouit d’aucun statut officiel, mais sa matérialisation la plus concrète est restreinte au niveau des essais politiques et des articles de journaux. Plusieurs raisons objectives font que l’auteur de ces romans reste incapable de représenter au niveau de la fiction un processus et une société qu’il ne peut lui-même expérimenter. Ce déséquilibre du schéma actantiel reflète au même moment les ambiguïtés du discours de l’assimilation. Cette limite et l’incohérence qui en résulte, constituent probablement l’une des raisons essentielles de la médiocrité littéraire de ces œuvres.

Notes
278.

ACHOUR, Christiane, Le regard assimilé, in Cahiers de littérature générale et comparée, La littérature coloniale , n°5, automne 1981, p. 47.

279.

idem p. 47.

280.

BELKAID Naget KHADDA, TDE. (En)jeux culturels dans le roman algérien de langue française, Paris 3, Roger FAYOLLE, 1987, p. 106.

281.

idem p. 109.

282.

El Euldj, Captif des Barbaresques, chapitre XXX. pp. 131-137.