III. 3. 2. Le problème de l’interprétation

Avec la présentation du narrataire textuel dans nos romans, ou plutôt de son absence au niveau de la représentation littéraire, nous approchons de la fin des quêtes ambiguës entreprises par les premiers héros du roman algérien de langue française, mais aussi de la fin de nos propos. Nous terminerons cette troisième partie de l’étude avec une investigation consacrée à l’interprétation de la quête telle qu’elle se manifeste au niveau de la narration. Le but de cette approche est double : d’une part vérifier si l’interprétation de la quête subit la même ambiguïté que celle qui caractérise la quête elle-même, d’autre part vérifier si des redondances significatives existent entre les différentes fonctions des personnages et le commentaire interprétatif qui est énoncé dans le texte.

Au début de la deuxième partie de notre travail, nous avons déjà parlé de la redondance qui caractérise les romans à thèse selon S.R. Suleiman. Selon sa conception, le roman à thèse possède d’une part un degré de redondance très élevé, d’autre part il privilégie certains types de redondances. Le premier type de redondance privilégié peut se résumer ainsi : les événements et les diverses fonctions des personnages sont redondants avec le commentaire interprétatif qu’en donne le narrateur omniscient, ou toute autre voix qui fonctionne comme interprète valable dans l’histoire. Ce qui est important de retenir pour notre étude c’est que «‘ le roman à thèse est un genre narratif où l’action est constamment doublée d’une parole interprétative »’ ‘ 283 ’ ‘.’ Ce premier type de redondance a pour corollaire un second type : les commentaires interprétatifs énoncés par le narrateur ou par toute autre voix digne de confiance sont au moins partiellement redondants entre eux et réduisent au maximum les ambiguïtés de l’histoire et de l’interprétation que le lecteur pourra en faire. S’élaborent ainsi dans les romans à thèse, des « séries » ou des « lignes » interprétatives qui se répètent d’une séquence à l’autre et excluent toute contradiction entre leurs propos. Le système (ou supersystème) idéologique qui caractérise le discours du roman à thèse est le résultat de cette ligne interprétative fondée sur la redondance et excluant toute contradiction entre les actions et les commentaires, ou entre les diverses expressions des commentaires. Notre devoir est donc de relever les différentes interprétations énoncées par le narrateur ou par d’autres acteurs dignes de confiance à propos des actions de l’histoire. Si le commentaire vient avant le début du parcours, alors ce dernier constitue une preuve de la validité du commentaire ; si le commentaire suit le parcours ou l’événement, alors il en fixe le sens et écarte les autres interprétations possibles. Nous tenterons pour notre part de dégager les interprétations significatives qui sont portées en fin de parcours sur les quêtes entreprises par les héros de nos romans. Cette approche sera essentiellement utile pour comprendre comment se construit l’ambiguïté profonde de cette production romanesque.

La première constatation générale que nous pouvons faire, c’est qu’effectivement les romans du corpus pratiquent largement le procédé de l’interprétation des actions qu’ils représentent. La source de la parole interprétative est généralement le narrateur lui-même, mais parfois des personnages remplissent cette fonction. Dans ce dernier cas, il s’agit toujours d’un acteur qui est originaire de la sphère culturelle à laquelle le sujet de la quête a tenté de s’assimiler. En aucun cas les personnages de la sphère culturelle du dominé ne sont jugés dignes par le narrateur d’émettre un commentaire sur le parcours de l’un des leurs. Il nous a semblé inutile et fastidieux de procéder à un relevé systématique de toutes les interprétations qui foisonnent dans nos romans. Notre approche sera donc axée essentiellement sur les commentaires énoncés à la fin de la quête, ces sortes de « jugements » qui sont prononcés à l’exemple de l’appréciation émise par le professeur pour la qualité du devoir remis par l’élève. Ces paroles prononcées ex cathedra fixent l’interprétation de l’action et viennent mettre fin à la quête des héros. Comme nous le verrons, elles n’annoncent pas pour autant la fin de l’ambiguïté du discours de l’assimilation et des quêtes qui sont censées l’illustrer.

Dans le premier roman de notre corpus l’interprétation du parcours d’Ahmed ben Mostapha est assumée par le capitaine Driot, personnage qui fait son apparition juste pour la circonstance, et qui rédige une lettre à l’amie parisienne du goumier pour l’informer de la mort de ce dernier. Le narrateur en profite pour le charger de la fonction interprétative.

‘« … Il a accepté l’inévitable fin avec la fierté d’un soldat qui meurt pour son pays, avec le fatalisme de sa pure foi de Musulman. Sa dernière parole a été : “Envoyez ma médaille militaire à mes amis. Ils représentaient pour moi toute la France.” Vous le savez comme moi, madame, il méritait mieux. » 284

Cette interprétation reprend et résume en quelques lignes l’ambiguïté du discours idéologique du roman et les contradictions du parcours du goumier. Nous y retrouvons la vision ethnographique caractéristique des romans de la littérature coloniale avec l’expression du préjugé traditionnel à propos du fatalisme des musulmans. Mais Ahmed ben Mostapha et son parcours sont aussi valorisés par l’accentuation des mérites militaires et « chevaleresques » (si nous voulons rester fidèles à notre dernier chapitre de la deuxième partie). C’est le jugement typique du maître qui sous-pèse le parcours accompli par le candidat au concours : d’un côté il reconnaît certains mérites au personnage, mais de l’autre côté il souligne sa différence et, par là même, son incapacité à réussir sa mission. Le mot de la dernière phrase scelle la tentative du goumier : «‘ il méritait mieux’  », mais à cause de sa différence et des circonstances historiques, sa quête est vouée à l’échec. Cette interprétation du capitaine Driot réalise une redondance partielle avec les actions du héros et la manière dont elles sont présentées au niveau de la narration. La reconnaissance et la valorisation des mérites du goumier sont des éléments redondants avec ses actions au cours du roman mais, en revanche, l’accentuation de la «‘ fatalité’  » de sa religiosité est un élément tout à fait contraire à son caractère tel qu’il se révèle pendant la quête. Ahmed ben Mostapha agit toujours selon sa propre volonté, il s’engage dans l’armée française sans aucune contrainte extérieure, il refuse le traitement des prisonniers de guerre qui conviendrait à son rang pour rester avec les siens et ainsi de suite. L’interprétation du personnage du goumier, énoncée par le capitaine, est donc partiellement en contradiction avec les actions du soldat telles qu’elles se manifestent au niveau de la narration. L’élément redondant entre ces quelques phrases citées et le reste du roman est bien l’ambiguïté et les contradictions du discours qui se construit à travers le texte romanesque.

Le narrateur de Bou-el-Nouar prononce souvent des commentaires et des interprétations à propos des actions du roman. Nous pouvons dire de lui que c’est un narrateur omniprésent qui s’investit régulièrement dans l’interprétation des événements. Pourtant il laisse le soin à l’un de ses personnages, le professeur M. Durtin (encore un maître), de formuler l’interprétation finale qui accompagne la quête de Bou-el-Nouar et sa relation avec Georgette la fille bourguignonne. Pendant tout le roman il occupe un rôle paternaliste qui lui confère le statut d’interprète valable de la quête à la fin de celle-ci.

‘« Vous n’avez pas à vous cacher, leur dit-il. Vous reconnaissez tous deux que vous vous êtes trompés, l’essentiel est de ne pas retomber dans vos erreurs. Votre réconciliation démontre tout simplement que vous avez beaucoup d’estime l’un pour l’autre. (…) l’honneur est sauf et les honnêtes gens ne trouveront rien à redire. Vous avez chèrement payé votre bonheur actuel, vous avez le droit d’en jouir. » 285

Le parcours de Bou-el-Nouar, le candidat parfait à l’assimilation, constitue un échec au plan idéologique : tous ses projets pour l’amélioration des conditions de vie de ses coreligionnaires échouent à cause des circonstances politiques, sociales et historiques. Le seul aspect où son parcours peut être considéré comme une réussite partielle est celui de l’amour. Quelques années après le divorce, les amoureux se retrouvent et leur bonheur paraît possible à condition de partir vivre en France. Le commentaire final du professeur occulte l’échec de la quête de l’assimilation pour laquelle Bou-el-Nouar a été mandaté. Il s’intéresse seulement à la quête amoureuse qui peut encore réussir et s’épanouir. Son interprétation est donc redondante avec les actions du roman ; il reproduit l’ambiguïté de l’œuvre qui écarte progressivement les enjeux véritables exprimés par le discours de l’assimilation et se satisfait des solutions que la quête sentimentale peut apporter. Par rapport à la thèse idéologique annoncée au début du roman, le parcours du héros correspond à un apprentissage exemplaire négatif mais à travers la quête sentimentale le narrateur tente en quelque sorte de « redresser » le bilan. Contradictions et ambiguïtés idéologiques deviennent ainsi les éléments constituants de l’écriture romanesque.

Zohra la femme du mineur présente deux itinéraires opposés dans leurs directions et comme nous l’avons dégagée au niveau de l’étude du parcours romanesque, la qualification du narrateur à propos des deux parcours est sans ambiguïté : celui de Zohra est valorisé et celui de Méliani est dénigré. A cet égard, l’interprétation finale du narrateur est redondante et cohérente avec les actions du roman et avec les autres interprétations énoncées au cours de la narration.

‘« Méliani prit un jour un chemin sans fleurs, un vilain sentier ; à un détour, il rencontra l’un des ennemis les plus redoutables de l’homme ; il voulut rebrousser chemin, mais il n’en eut point le temps ; le cruel ennemi lui enleva la raison et l’éloigna pour toujours de la gazelle aux yeux bleus, qui mourut, elle, dans un admirable buisson couronné de roses, sous un ciel étoilé. » 286

Les actions du roman et l’interprétation finale du narrateur sont sans ambiguïtés : Méliani qui réalise un apprentissage exemplaire négatif est condamné par le mot de la fin et Zohra, qui réalise un apprentissage exemplaire positif, est valorisée. Dans ce roman, nous avons aussi une réalisation parfaite de la structure antagonique, qui est un autre élément caractéristique des romans à thèse. Toutes les conditions formelles sont donc réunies pour correspondre aux lois du genre. Pourtant, à la base de cette production se trouve une contradiction que la narration n’arrive pas à surmonter : la direction du discours idéologique qui se construit à travers les événements est opposée à la direction de la thèse qui est présentée comme le fondement du système idéologique du roman. Il s’agit bien d’un roman à thèse, sauf que la thèse illustrée n’est pas celle de la possibilité de l’assimilation mais celle des dangers de l’alcoolisme. La règle d’action que le lecteur pourra en déduire est celle d’éviter les cafés où on chute inévitablement vers les gouffres de l’alcoolisme. Dans le cas d’un lecteur musulman, cette règle pourrait être complétée par l’importance qu’il y a à garder les prescriptions de sa religion et à éviter la fréquentation des chrétiens. La contradiction avec le contrat de lecture noué au niveau du péritexte et de l’incipit est flagrante et le résultat en est l’incohérence de l’ensemble de l’œuvre. Ainsi l’interprétation du roman par le lecteur qui prend en compte l’ensemble des éléments constituants de l’œuvre littéraire garde une liberté généralement étrangère aux véritables romans à thèse. Ou bien il faut reconnaître que l’auteur a échoué au niveau didactique en laissant la porte ouverte à des interprétation diverses, ou bien ce sont les motivations réelles de l’auteur que nous avons mal définies.

L’histoire de Mamoun et le regard qui est porté sur sa quête illustrent bien cette incohérence du discours idéologique. A la fin de son parcours, Mamoun, déjà gravement malade à cause de sa vie de débauche, s’entretient longuement avec son ami et professeur, monsieur Rodomski. Ils parlent de questions théoriques : du devoir et de l’idéal, de la religion et de la patrie. Le jeune candidat à l’assimilation fait preuve d’un patriotisme qui étonne son interlocuteur. Mamoun exprime ses idées sur le rôle de la France qui «‘ est comme la couveuse »’ pour les peuples qui lui sont confiés. Il exprime son idéal de la patrie et son désir d’être un «‘ français de cœur »’ ‘ 287 ’ ‘.’ Puis son parcours se termine dans la maison paternelle grâce au professeur qui le ramène chez lui et qui explique au père effondré devant le spectacle de son fils au seuil de la mort les raisons de son échec.

‘« Tranquilisez-vous (sic), Caïd, français il le fut de tout son cœur, de toute son âme, mais homme il le fut hélas ! très peu. » 288

Le narrateur laisse donc le soin au maître de la situation d’énoncer le jugement final ; il représente une voix digne de confiance puisque partisan de l’assimilation et «  sans préjugés », donc en principe du côté de la thèse que le roman véhicule. Mais le commentaire sur les actions de Mamoun est problématique à deux égards : d’une part il reproduit l’ambiguïté du parcours lui-même, d’autre part il contredit le discours de l’assimilation. A moins d’accepter que la thèse que l’œuvre désire démontrer est justement l’impossibilité de l’assimilation et les effets néfastes de la présence française en Algérie, hypothèse qui nous paraît peu défendable, il faut reconnaître que le commentaire du professeur ne fixe pas l’interprétation du parcours de Mamoun. Au contraire, il ouvre la voie à différentes interprétations et ainsi la lecture de l’œuvre n’est plus centrée sur une vérité absolue. Nous avons déjà parlé de la contradiction entre la préface allographe du roman et le parcours qu’il met en scène par la suite mais il nous semble pertinent de rappeler ici la fin de la préface écrite par Vital-Mareille :

‘« Comme lui nous savons que la cause de notre patrie se confond avec celle de l’humanité et que devenir plus Français c’est devenir plus homme. » 289

Entre les paroles flatteuses de ce discours idéologique et l’interprétation sans équivoque du professeur, se poursuit la quête identitaire du héros. Entre deux affirmations totalement opposées dans leur propos, s’élabore le roman algérien de langue française de l’entre-deux-guerres.

Par rapport aux incohérences des romans que nous venons de voir et leur volonté crispée à déterminer la lecture et la réception à tout prix, El Euldj Captif des Barbaresques présente un système idéologique relativement cohérent et une rhétorique moins soucieuse de diriger de manière autoritaire l’interprétation de l’œuvre. Tout d’abord, c’est le seul roman du corpus qui ne comporte pas de préface et, vu les ambiguïtés que ces prétextes installent dans les autres cas, nous ne pouvons que se réjouir de l’absence de tout texte introductif. C’est aussi le roman où la fiction littéraire s’exprime avec le plus de liberté car les contraintes historiques, qui pèsent sur l’ensemble de cette production, sont beaucoup moins présentes dans cette œuvre. Puisque l’action se passe au XVIe siècle et que la tentative d’assimilation se fait dans l’autre direction, il est clair que l’auteur est libre par rapport au discours idéologique dominant de l’époque coloniale. Comme dans les autres romans, la tentative de rapprochement de la communauté de l’Autre se termine par un échec. Mais contrairement aux autres œuvres, il n’y a pas, dans ce cas, de discours idéologique opposé et ambigu par rapport à la quête et à son résultat. L’interprétation finale énoncée par deux personnages, le renégat et son fils, est parfaitement redondante avec ce que les événements de la quête expriment à travers la narration. Lediousse sombre dans la folie et cette folie est déjà un commentaire, un jugement même de sa tentative d’apostasie. Ses propres paroles au moment de cette folie constituent la première interprétation que nous pouvons relever.

‘« …Adieu, mon fils, dans deux heures d’ici je ne serai plus. Hélas, j’emporterai un regret, celui de ne pas m’éteindre dans les bras de la piété chrétienne, qui me fuit impitoyablement. La misérable ! » 290

Ce commentaire, empreint de regrets, réalise une redondance sans ambiguïté avec l’échec de sa tentative d’assimilation qui correspond selon notre définition à un apprentissage exemplaire négatif. Contrairement aux autres romans, le système idéologique de cette œuvre n’est pas basé sur des contradictions internes, mais s’élabore avec cohérence au cours de la narration. Le fils de Lediousse qui est devenu muphti et qui sauve la vie de son père au moment où il abjure publiquement l’islam, émet également un commentaire sur le parcours de son père. Son commentaire est partiellement redondant avec celui du père et, en aucun cas, il n’est en contradiction avec celui-ci. La voix de ce fils ouvert au dialogue et à l’échange entre les cultures et les religions est digne de confiance : c’est à travers lui que le narrateur fixe l’interprétation de la tentative d’assimilation entreprise par Lediousse, mais c’est aussi par ses paroles que nous voyons se dessiner les possibilités d’une relation juste et équilibrée entre les Musulmans et les Chrétiens. Voilà ce qu’il dit du parcours de son père et comment il voit la sienne :

‘« … ma fierté et mon air altier (…) je les tiens d’un père qui s’est laissé glisser sur la pente rapide d’une erreur funeste. Mais Dieu a commandé cela. Dieu a voulu que le fils musulman d’un français redevenu chrétien ait en lui le mélange altier de la fierté arabe conjuguée à l’esprit chevaleresque français, … » 291

D’un côté condamnation du parcours du père, de l’autre côté ouverture vers une rencontre des deux cultures, des deux mondes. L’itinéraire du fils Youssef est en miroir par rapport à celui de l’auteur : il a du «  sang français » dans les veines et alimente son cerveau de la «‘ nourriture de l’Islam »’ ‘ 292 ; tandis que l’auteur a du sang arabe et se nourrit de la culture française. Ce roman de Chukri Khodja est pratiquement le seul qui ne fonctionne pas selon un système idéologique ambigu et qui réalise ainsi une certaine cohérence au niveau de la relation qui s’établit entre le parcours du héros et son interprétation. Le travail de l’écriture débouche sur un refus clairement formulé de l’assimilation selon le discours officiel de l’époque mais au même moment il élabore les conditions de possibilité d’un compromis où les différences et les intérêts de chacun seraient respectés.

Dans le roman Myriem dans les palmes, l’interprétation des actions du roman se matérialise à deux niveau : celui des événements historiques qui concernent la prise du Tafilalet par l’Armée française et celui des événements personnels qui marquent la quête des héros. Les deux commentaires de la fin, à quelques différences près, reproduisent le discours idéologique de l’assimilation qui est présenté, dès la préface, comme le système idéologique dominant de l’œuvre. En ce sens, ils réalisent une redondance avec le contrat de lecture et le discours assimilationniste dont l’œuvre se signale comme illustration. Voyons d’abord comment se construit le redondance du discours au niveau historique. C’est le Général français qui parle au moment de leur entrée victorieuse dans l’oasis.

‘« Aujourd’hui, commence pour vous une ère nouvelle de justice, de paix et de bonheur… Vous allez connaître la sécurité, un bien-être que vous ignoriez sous un régime arbitraire. Sous l’égide de la France, vous pourrez désormais circuler librement dans le pays et y faire le commerce. » 293

Effectivement, l’amélioration de la sécurité dans les campagnes est l’un des éléments que le discours idéologique des intellectuels algériens francisés aimait répéter comme un bienfait de la présence française en Algérie 294 . L’occupation du Tafilalet est donc justifiée par le Général mais elle est aussi acceptée par les guerriers qui déposent les armes et qui intreprètent le cours des événements comme la volonté d’Allah.

‘« Allah a décidé cette soumission qui était dans notre esprit et qui est maintenant dans nos cœurs. » 295

Ce commentaire qui explique et intériorise la défaite militaire reprend le discours idéologique de l’assimilation mais est partiellement contradictoire avec les événements de l’histoire et avec le discours implicite que l’œuvre construit selon Ahmed Lanasri 296 . Il est certain que dans le cas de cette œuvre, contrairement à El Euldj, les contradictions et l’ambiguïté deviennent des composantes intériorisées du système idéologique dominant. Cette ambiguïté intériorisée est également très visible au niveau de la quête sentimentale de Myriem et de son frère Jean-Hafid. Parmi tous les héros de notre corpus, ils sont les seuls à accomplir un apprentissage exemplaire positif. Mais leur parcours ne peut réellement servir d’exemple à la thèse de l’assimilation qu’il est censé illustrer. La rencontre amoureuse réunit des personnes de la même sphère culturelle et religieuse ; elle est donc en contradiction avec le discours idéologique qui vante les mérites du «‘ rapprochement franco-musulman »’ ‘ 297 ’ ‘.’ L’interprétation de leurs parcours est assumée par le narrateur et reproduit la même ambiguïté.

‘« L’officier s’avance vers Ahmed et lui prend la main qu’il garde longtemps dans les siennes.
– Tu est désormais mon frère et mon ami. (…)
Maintenant, Myriem et Ahmed, le Lieutenant Debussy et Zohra, qui ont uni leurs destinées dans une même apothéose, sourient à la vie, au bonheur… » 298

Le narrateur tente de faire croire au lecteur qu’il s’agit d’une rencontre entre un officier français et un musulman Arabe et que les couples formés par les amoureux donnent naissance à des mariages mixtes. Mais la supercherie est trop évidente et la tentative ne trompe pas : le roman ne met en scène que des rencontres qui se produisent entre des personnes issues de la même sphère culturelle et religieuse. Résolument, le roman de Mohammed Ould Cheikh s’inscrit dans l’ambiguïté et l’incohérence à tous les niveaux de la narration.

Les différentes interprétations que nous avons pu relever dans les romans étudiés ne présentent pas une ligne de conduite aussi homogène que celle que nous avons pu relever au niveau des apprentissages exemplaires ou au niveau de l’introduction du discours idéologique dans l’écriture du roman. Entre l’ambiguïté évidente de l’interprétation dans Myriem dans les palmes et la cohérence sans faille d’El Euldj, on trouve toutes sortes de solution. Parfois le commentaire final est redondant avec le discours idéologique de l’œuvre, mais il est en contradiction avec le parcours du héros. Parfois l’interprétation est redondante avec les actions des personnages mais elle est en contradiction avec le péritexte. Nous avons aussi des cas où la redondance entre ces différents éléments est partielle. Nous pourrions établir une classification de nos romans selon le degré de redondance réalisé entre les éléments constituants de l’œuvre littéraire mais là n’est pas le but de notre travail. Ce qui est certain c’est que, dans son ensemble, cette production littéraire ne correspond pas, d’une manière générale, à la règle de la redondance entre les actions et les interprétations, telle qu’elle devrait se manifester dans le cas des romans à thèse. L’étude de l’axe du devoir a relevé plusieurs raisons de l’incohérence qui caractérise ces œuvres. Il est certain que cette incohérence est le reflet au niveau romanesque des contradictions du système social, politique et culturel qui a donné naissance à cette production littéraire. L’absence d’un destinataire anthropomorphe et les ambiguïtés des interprétations de la fin des romans sont autant d’éléments qui nous confirment dans notre sentiment du début : ces œuvres ne sont pas des romans à thèse en « ligne directe ». Ils s’affichent comme porteur d’un message idéologique à sens unique et ils se présentent comme expression d’une voix autoritaire qui tente de convaincre le lecteur du bien-fondé du discours assimilationniste. En réalité, à travers leurs maladresses, malgré leurs ambiguïtés et leurs contradictions, ils participent au dialogue qui est à la base de la formation de l’identité nationale algérienne.

Notes
283.

SULEIMAN Susan Rubin, Le roman à thèse, Paris, P.U.F., 1983, p. 224.

284.

Ahmed ben Mostapha goumier, p. 243.

285.

Bou-el-Nouar, p. 224.

286.

Zohra la femme du mineur, p. 223.

287.

Mamoun, p. 167 et p. 177.

288.

idem p. 183.

289.

idem. p. 12.

290.

El-Euldj Captif des Barbaresques, p. 137.

291.

idem. p. 133.

292.

idem. p. 134.

293.

Myriem dans les palmes, p. 248.

294.

Voir à ce propos : BENHABILES, Chérif, L’Algérie française vue par un indigène, Alger, Fontana, 1914, voir la première partie dont le titre est La sécurité, pp. 7-12.

295.

Myriem dans les palmes p. 248.

296.

Voir LANASRI, Ahmed, D3. Mohammed Ould Cheikh, un romancier algérien des années 30 face à l'assimilation. Lille 3, André BILLAZ, 1985, spécialement pp. 216 à 225, chapitre intitulé La “boite noire”.

297.

Myriem dans les palmes, Avant-Propos de l’auteur, p. IV.

298.

op. cité p. 250.