INTRODUCTION GENERALE

L’épreuve de culture générale du concours d’admission des candidats officiers à l’Ecole militaire interarmes en 2001 pour le recrutement interne dans l’armée de terre pose la question de l’engagement dans l’exercice du métier des armes : « Au terme d’un siècle qui fut à la fois celui des droits de l’homme et du crime contre l’humanité, peut-on encore obéir sans approuver ? »

Poser cette question dans l’institution militaire, c’est reconnaître la responsabilité individuelle du soldat devant l’alternative qu’il a d’obéir par soumission ou de raison, c’est aussi s’interroger sur la formation qui y prépare. Pourtant, du point de vue du Dr Paul Klein, adjoint de l’Institut des sciences sociales de la Bundeswehr, cette possibilité offerte au soldat français n’est pas concrétisée dans les faits. En effet, lors d’une conférence donnée à l’occasion du colloque « Bilan et perspectives de la coopération militaire franco-allemande de 1963 à nos jours », à l’Ecole militaire à Paris en novembre 1998, il a fait observer que « Lors de la création de la brigade franco-allemande, le commandement militaire français a demandé aux cadres de ne plus frapper les soldats ; on peut observer des relations de commandement dans l’armée française qui sont archaïques et patriarcales … »

Cette armée décrite par Paul Klein, est une armée qui défend un système socio-politique défini et clos. Elle ne peut que se conformer à un pouvoir qui en fait un instrument de sa défense. L’utilitarisme de ce type d’armée est alors clairement affiché et l’analyse en fait « une institution close, suite de mécanismes en mouvement perpétuel, assurant la surveillance de reclus dépouillés de leurs attributs ordinaires et contraints d’interrompre leurs rapports avec l’extérieur. En son sein, on manipule, on façonne, on dresse les corps, on veille à l’obéissance. Les règlements sont minutieux, les inspections scrupuleuses, les moindres parcelles de vie sous contrôle. L’institution est structurellement immuable. » 1 .

Ce déterminisme est le résultat d’une formation traditionnelle qui vise à une mise en conformité avec un modèle de soldat soumis à la discipline. « Se soumettre ou se démettre » ou « ils commanderont comme ils auront été commandés » sont des formules utilisées fréquemment et qui signifient bien le degré extrêmement réduit de la part de liberté que peuvent avoir les soldats.

La conception de cette formation repose sur un système transmissif. Les documents de référence dans l’institution militaire prévoient une objectivation de toutes les séances de formation dans trois domaines : le savoir, le savoir-faire et le savoir être. C’est le formateur qui définit le savoir à acquérir y compris dans le domaine du comportement ; l’exemplarité est essentielle puisque le soldat doit devenir ce que le formateur représente en termes d’identité professionnelle. La notion de reproduction est donc à l’œuvre sans envisager des possibilités de progrès, ce qui faisait dire au colonel de Gaulle en 1934 que : « L’armée, par nature, est réfractaire au changement. (…) Vivant de stabilité, de conformisme, de tradition, l’armée redoute, d’instinct, ce qui tend à modifier sa structure. » 2

Pourtant cette évolution est non seulement envisagée, mais elle constitue aujourd’hui une réalité, cependant bien délicate, comme le confirme le chef d’Etat-major de l’armée de terre : « On ne saurait donc relâcher l’effort porté ces dernières années sur la condition du personnel. Tout nous pousse au contraire à l’intensifier, aussi bien les exigences de l’action que l’air du temps. On ne peut à la fois vouloir que l’armée soit le fidèle reflet de la société et s’étonner de telles aspirations… A l’heure où se préparent les choix de l’avenir, il me semble essentiel de stabiliser leur horizon en consacrant les moyens nécessaires à une réforme dont la réussite est à notre portée. Les révolutions sont fragiles. » 3 .

Les raisons de cette « révolution » sont multiples et difficilement identifiables d’une manière précise. La professionnalisation et la considération des soldats en tant que « citoyens comme les autres » pourraient constituer des raisons déterminantes ; elles n’en constituent pas moins des variables secondaires au regard de l’évolution des missions et des interventions proprement dites.

En effet, aujourd’hui et précisément en Europe, le rôle d’une armée nationale déborde la sauvegarde des seuls systèmes nationaux. Les Etats-Nations engagent leurs soldats dans des opérations au-delà de leurs frontières et aux côtés d’autres armées. Des armées nationales sont regroupées dans des structures internationales, éphémères, sous le mandat de l’O.N.U.. Certaines armées sont intégrées aussi dans des organismes supranationaux tels que l’Eurocorps. Cependant, des obstacles subsistent. Ils se traduisent, pour l’Eurocorps par exemple, dans l’incapacité pour son Etat-major, stationné à Strasbourg, d’avoir une influence sur ses propres structures internes qui demeurent sous commandement national.

Cependant, dans la mesure où la causalité nationale n’est plus qu’un des facteurs de l’engagement opérationnel du soldat, la formation ne doit-elle pas contribuer à favoriser cette évolution vers des engagements définis comme des opérations de maintien de la paix ?La question de la formation du soldat devient ainsi la question centrale de cette recherche : Comment pourrait se concevoir la formation d’un soldat de la paix s’inscrivant dans une double référence culturelle, nationale d’une part et transnationale d’autre part ?

Pour nous éclairer dans ce questionnement, intéressons-nous au concept d’identité selon Hubert Hannoun 4 . Il emprunte la définition de l’identité à H. Erikson ; c’est un système de sentiments et de représentations de soi à partir duquel la personne peut se définir, se connaître et se faire connaître. Il précise qu’une telle définition suppose trois attributs de l’identité :

  • Elle est un sentiment et une représentation d’unicité. Par-delà tout ce qui me fait semblable à tout être humain issu de ma civilisation et de ma culture, j’ai le sentiment et la conscience d’être porteur de certains attributs qui font de moi un spécimen unique et irremplaçable en tant qu’ils me font moi. Il n’existe, en ce sens, aucun autre humain qui puisse prétendre être moi.
  • Elle est un sentiment et une représentation d’unité. Au plan individuel, j’ai le sentiment et la conscience de ce que, par delà la diversité de mes comportements selon les situations que je vis, par-delà les rôles divers que je suis amené à jouer, c’est toujours le même moi qui agit, qui pense, qui frémit, quel que soit l’interlocuteur ; un moi que je sens - ou que je crois - identique malgré ses masques de consommateur, d’enseignant ou d’automobiliste. Le sentiment et la représentation de mon unité sont ceux d’une permanence essentielle reconnue ou tout au moins affirmée par delà la variance de mes visages.
  • Elle est un sentiment et une représentation de continuité avec son passé. Affirmer mon identité, c’est me vivre comme la résultante de faits qui - même si je n’en maîtrise pas totalement la portée - font mon être présent. Je ne suis pas un orphelin du temps. Je suis un fils de mon passé. Je ne suis pas un état mais un résultat, non une essence figée mais une existence renouvelée. Mon être est en continuité avec ce dont il précède.

Une première analyse de la notion d’identité laisse paraître que l’identité collective d’une armée n’a qu’une portée toute relative au regard de l’identité de chaque soldat qui la compose. Les désertions ou les ruptures de contrat illustrent cette situation. Cependant, les symboles et les rites d’intégration d’une armée procurent une activité déterminante dans la construction des identités individuelles. Cette surdétermination favorise l’adhésion à une forme d’organisation sociale qui se différencie des autres par nature. Ainsi, la spécificité d’une identité se définit d’autant mieux qu’elle peut se comparer avec d’autres ce qui en réalité constitue potentiellement des sources de conflits qui, au niveau international, sont appelés conflits ethniques. Or, la préservation d’une identité ne peut se concevoir sans le maintien de ces différences et, à l’extrême, jusqu’au rejet des autres. Les attributs - unicité, unité, continuité - marquent alors l’impossible assimilation d’un individu dans une autre culture sans son aliénation complète. Dans cette référence, chaque soldat est unique, et il représente une totalité tout en s’inscrivant dans une filiation historique. Porteur d’attributs culturels, il est prédéterminé par le passé de ses ancêtres qu’il renouvelle dans son existence.

La préservation de cette identité apparaît donc immuable. Elle prend du relief au cœur de notre question centrale, développée dans le champ de la formation.

L’activité militaire n’est, en apparence, qu’exécution d’actes techniques souvent sollicités sous forme de réflexe. Or, l’introduction des règles juridiques dans la guerre et la création d’un tribunal international impliquent une délégation de la responsabilité jusqu’au niveau des individus. Il en résulte ainsi que la formation technique du soldat pour importante qu’elle soit, ne présente que peu d’intérêt pour cette recherche. La formation des pilotes d’hélicoptères, militaires français et allemands, sur un même site, à Dax (F.), ne rencontre effectivement pas d’obstacle à l’acquisition de la navigation aérienne. Ce volet de la formation appartient au domaine de l’instruction militaire qui repose essentiellement sur la maîtrise de techniques particulières acquises la plupart du temps par la reproduction et l’imitation.

En revanche, la formation du soldat dans l’utilisation de ces techniques est d’une autre nature. C’est précisément cet aspect éducatif de la formation qui constitue le centre d’intérêt de cette recherche.

Aujourd’hui, le soldat d’une armée occidentale intervient, le plus souvent, en interposition entre des belligérants qui sont considérés comme des adversaires. Son intervention doit avoir comme objectif de maintenir la violence au niveau le plus bas. L’agressivité ne peut donc s’exprimer qu’en réaction à une situation de violence et elle doit demeurer en deçà de la violence constatée faute de quoi, il deviendrait l’agresseur. Dans cette situation, seul le soldat en situation est apte à en juger et aucun système, par trop parcellaire, ne peut servir de modèle de référence sans chercher à atteindre une sorte universalité. C’est en ce sens que « Chaque Etat participant fera en sorte que les membres de ses forces armées reçoivent une instruction concernant le droit international humanitaire et les règles, conventions et engagements y relatifs régissant les conflits armés, et veillera à ce que les membres de ses forces armés soient conscients qu’en vertu du droit national et international ils sont tenus individuellement responsables de leurs actes. » 5 .

Désormais, le mobile d’intervention du soldat réside plus dans un projet de sauvegarde de la nature humaine que dans la causalité nationale, qui demeure encore, actuellement, la source de son identité culturelle. Le soldat est donc confronté personnellement aux décisions qu’il prend en développant une sorte d’intelligence qui ne peut être que singulière. En conséquence, en vue de promouvoir ces caractéristiques du soldat de la paix, la formation devrait se concevoir dans le développement de l’aptitude à se déterminer par soi-même afin de réaliser des actions empruntes d’éthique.

A l’évidence, la formation traditionnelle et déterministe ne prédispose pas particulièrement au développement de la prise d’initiatives nécessaires à l’exercice de cette fonction. La reproduction sociale est donc un frein à une évolution significative vers la formation du soldat de la paix. Il s’agirait bien de faciliter la compréhension et l’acceptation des autres identités posées comme des différences alors qu’elles pourraient être appréciées comme des diversités. Cette démarche induit la pratique de la comparaison ; or, l’éducation comparée présente, elle aussi, des limites 6 .

La comparaison entre des éléments culturels différents, et ils le sont inévitablement dès lors que le soldat de la paix intervient à l’extérieur de son système national, s’inscrit dans une démarche positiviste et comportementaliste. La mise en évidence des différences culturelles présente des situations particulières :

  • Cette activité inhibe l’une des parties. Celle-ci se range dans le système culturel de l’autre, ce qui a pour conséquence de constater sa disparition par aliénation ; l’autre partie devient dominatrice,
  • Cette activité contribue à renforcer son propre référentiel et elle marque l’impossibilité de concilier les deux protagonistes, ce qui cantonne chacune des parties dans leurs spécificités et développe le sectarisme.

Cependant, la connaissance de son propre référentiel, dans sa dimension conceptuelle, apparaît à la fois élémentaire et essentielle : il inspire les actions et les comportements. Il en va de même de la connaissance du référentiel de l’autre partie. Au lieu de considérer les éléments culturels de l’un et de l’autre comme des différences, il est possible de les considérer comme une diversité qui contribuerait à viser l’horizon d’une humanité. C’est pourquoi, nous pouvons poser l’hypothèse qu’une tension entre les différences culturelles n’interdirait pas la formation d’un soldat de la paix si les formateurs favorisaient, chez chaque soldat, l’émergence d’une conscience raisonnée de ses actes, inspirée et éclairée par le respect de la nature humaine.

Cette hypothèse constitue le cœur d’un corps de trois hypothèses secondaires :

  • les structures des Etats répondent à des besoins sociaux qui traduisent une référence culturelle identifiable et particulière ;
  • en favorisant l’instinct grégaire des individus, les organisations sociales favorisent l’agrégation des identités individuelles en identités collectives.
  • L’introduction d’un impératif en tant qu’élément de médiation d’une démarche comparative favorise l’accès à l’autonomie et préserve l’identité individuelle.

Ce corps d’hypothèses va éclairer notre recherche sur le terrain des références nationales de la France et de l’Allemagne. L’observation de ces deux pays et de leur armée nous fournit en effet des matériaux à comprendre.

L’accès à ce terrain, côté allemand, a été facilité par un séjour de quatre ans dans les Forces françaises en Allemagne, les relations avec l’Ecole des sous-officiers de Weiden, les contacts avec le centre des sciences sociales, la bibliothèque de la Bundeswehr à Hambourg et la participation à un programme de l’Office Franco-Allemand pour la Jeunesse (l’O.F.A.J..)

Le programme de l’O.F.A.J. s’est étalé sur trois ans au rythme d’un séminaire d’une semaine par semestre. Le thème : « Les cultures militaires de la France et de l’Allemagne, et, la formation des citoyens dans le contexte d’un projet de construction européenne » s’intégrait dans la démarche générale de l’Office au regard des objectifs qu’il poursuit. Relativement proche de notre objet de recherche, en apparence, le programme visait à comprendre le projet de la construction européenne à travers les cultures militaires. Intégré dans le registre des sciences politiques et de la sociologie, ce projet a été un lieu d’observation participante dans les relations interculturelles qu’il offrait.

Les matériaux sur le terrain français ont été recueillis essentiellement par une observation participante en particulier depuis 1989 dès lors que j’ai commencé la formation à la pédagogie auprès des officiers et des sous-officiers de l’armée de terre. Cette observation présente un intérêt tout particulier depuis 1996 lorsque j’ai eu le recul de ma fonction de chef de cours auprès des formateurs de formateurs.

Les textes fondamentaux d’organisation socio-politique des deux pays ont par ailleurs servi d’éléments d’étude. Ils ont été étudiés avec le prisme des tendances conceptuelles de la démocratie : le centralisme français et le fédéralisme allemand. L’expression concrète des conceptions des deux pays a été dévoilée à partir de la constitution de la V° République et de la loi fondamentale. Elles ont été mises en évidence aussi dans des organisations et des structures significatives de l’organisation de l’Etat et de la défense du pays.

Les documents de présentation générale des deux armées ont donc été étudiés, ainsi que des parutions militaires depuis 1990, telles que « Armées d’Aujourd’hui. » La revue « Défense Nationale », ouverte aux militaires, aux diplomates et aux universitaires, a permis de croiser des données concernant les deux pays. L’accès à la revue « Europäische Sicherheit » a été réalisée par les chroniques et les observations de Jean Rives-Niessel dans chaque parution de « Défense Nationale. »

Le livre blanc de chaque armée, ainsi que les conceptions d’emploi des forces nous livrent des éléments convergents. Les directives générales à portée nationale, spécifiques à la formation en particulier dans l’organisation structurelle des établissements, la description des programmes et les démarches pédagogiques ont permis d’établir des liens avec les organisations des Etats.

Peu de documents relatifs aux finalités de la formation et de l’éducation ont été consultés. L’absence de textes dans ces domaines fait cruellement défaut. Il est possible de constater en effet que la formation sous l’aspect culturel n’est pas mentionnée dans les projets socio-politiques avant 2003. Ce ne sont que les projets de structures et d’organisations techniques ainsi que la prospective économique qui prévalent. Il est possible d’observer par exemple l’existence du traité de l’Elysée en 1963, mais il faut attendre plus de vingt ans pour lire un additif concernant les échanges dans le domaine de la formation militaire entre la France et l’Allemagne. On peut constater aussi que des programmes européens d’échanges entre étudiants sont opératoires mais l’ouverture de l’université franco-allemande de Sarrebruck n’a été décidée que lors des accords de Weimar en 1997 pour entrer en vigueur en 1999. L’objectif de l’université est le renforcement entre la France et l’Allemagne dans le domaine de l’enseignement supérieur. En fait, l’O.F.A.J. représente l’organisme le plus ancien qui aborde la formation dans le prolongement du traité de 1963. Les textes relatifs à la formation sont imprégnés de la notion du maintien de la paix qui est présentée comme une visée à atteindre par les actions militaires, sans être véritablement exprimée. Mais en l’absence d’un concept du soldat de la paix, la formation de celui-ci ne peut pas être clairement définie d’où l’intérêt de cette recherche.

La démarche générale a donc été une démarche compréhensive favorisée par l’utilisation de l’outil de la comparaison et de l’éducation comparée.

Selon Henk Van Daele, l’éducation comparée est : «  a) la composante pluridisciplinaire des sciences de l’éducation ; b) qui étudie des phénomènes et des faits éducatifs ; c) dans leurs relations avec le contexte social, politique, économique, culturel, etc.…d) en comparant leurs similitudes et leurs différences dans deux ou plusieurs régions, pays, continents ou au niveau mondial ; e) afin de mieux comprendre le caractère unique de chaque phénomène dans son propre système éducatif et de trouver des généralisations valables ou souhaitables ; f) dans le but d’améliorer l’éducation »7. Les garanties scientifiques de cette démarche sont signifiées dans l’ouvrage de Dominique Groux et dans la Revue française de pédagogie 8 .

Dès 1817, Jullien de Paris notait que l’éducation comparée pourrait faire avancer la recherche en éducation, comme l’anatomie comparée l’a fait pour les sciences de l’anatomie : « Les recherches sur l’éducation comparée doivent fournir des moyens nouveaux pour perfectionner la science de l’éducation. » L’éducation comparée n’a pas pour but de produire des unifications, mais des harmonisations. Elle garantit  « l’existence de différences significatives entre les institutions nationales, et la possibilité de coopérations fonctionnelles, à bénéfice réciproque, qui n’obligent personne à renoncer à une identité ancestrale. » (Porcher, Groux, 1997 9 ). Cette remarque devient essentielle et elle valorise le cœur de notre objet de recherche puisque l’éducation comparée n’est pas seulement une méthode pour une recherche mais elle se présente maintenant comme un moyen de formation personnelle. L. Porcher nous le confirme dans l’introduction du n° 121 de la Revue française de pédagogie citée, en concluant : « il ne serait pas extravagant de prétendre que l’éducation comparée tend à devenir l’éducation tout court, dans la mesure où celle-ci, nationalement, s’appuie de plus en plus sur la comparaison avec ses partenaires-rivales des autres pays. » Il sera cependant nécessaire de mettre en évidence les fondements de l’éducation par l’éducation comparée.

En tant que démarche de recherche, l’éducation comparée favorise la décentration, lutte contre l’ethnocentrisme et permet de prendre de la distance pour une meilleure lecture de l’environnement élargi. La mise en perspective des éléments communs et différents s'opère tant dans l’approche synchronique que diachronique. La contextualisation demeure primordiale à la fois pour donner du relief aux éléments isolés mais aussi pour mettre en évidence une juxtaposition de produits sociaux comparables. D. Groux note l’absence de théorie ou de méthode admise par l’ensemble des comparatistes, même si la démarche de l’analyse systémique est souvent utilisée. Celle-ci présente l’avantage d’approcher la réalité éducative dans son ensemble (finalités, objectifs, acteurs, pratiques, fonctionnements, outils, résultats) et de l’étudier en relation avec son contexte. Les données quantitatives sont donc à considérer avec prudence et elles ne seront prises en compte que dans la mesure où elles seront complétées par une analyse qualitative. 

La mise en garde de Dominique Groux face aux données quantitatives et aux produits sociaux dénués de sens lorsqu'ils sont sortis de leur contexte, permet de constater l’intérêt de combiner une approche qualitative dans une intention compréhensive. Elle précise aussi que « l’éducation comparée fournit une véritable méthodologie d’enseignement, une attitude didactique d’ensemble, une somme de compréhension mutuelle. La maîtrise de la démarche est ici particulièrement importante dans sa philosophie même et il est nécessaire de s’y arrêter pendant quelques instants. La source en est à coup sûr phénoménologique. C’est Sartre qui a popularisé l’approche en France en reprenant les phénoménologues fondateurs allemands. Tout être humain est un sujet (libre, autonome, capable d’initiatives et de projets, qui construit lui-même sa propre identité et son existence singulière). » 10 . Malgré cela, cette recherche fixe des limites à l’utilisation de l’éducation comparée en tant qu’outil d’éducation. L’éducation comparée définit donc, ici, comme une démarche comparative.

Eclairée par cet appareillage conceptuel, cette recherche exprime successivement une contextualisation du champ de la formation, puis la compréhension des références à l’œuvre dans la formation militaire et enfin une conception de la formation du soldat de la paix.

Ainsi, elle aborde tout d’abord le contexte des nations française et allemande pour mettre en évidence deux systèmes culturels différents. Les différences résident entre le centralisme français et le fédéralisme allemand qui imprègnent, le politique, le religieux, l’éducatif mais elles s’étendent aussi à l’armée.

Il en résulte que les formations au sein de chaque armée sont en partie le produit du système culturel de leur Etat-Nation, inscrit historiquement dans les Lumières et le Romantisme. Si l’organisation des carrières et les structures des organismes de formation militaire reflètent assez fidèlement d’une part le centralisme et d’autre part le fédéralisme, la formation érige les structures humaines en système. La formation demeure alors utilitariste et mécanique et elle cantonne les soldats dans une technique pour la défense de leur système culturel intégrateur. En effet, cette formation, qu’elle soit physique ou humaine, confond deux conceptions relatives à la nature des expériences. Tant dans l’armée française que dans la Bundeswehr, l’objectivation de l’ensemble des activités de formation se traduit en termes de résultats attendus. Elle se rapporte à la conception d’une formation de nature physique : les soldats se conforment. Or, ce qui appartient à la nature humaine relève d’une formation qui donne les chances égales pour permettre à chacun d’épanouir ses dons naturels : les soldats réalisent leur Bildung.

Aussi, est-il nécessaire de définir les fondements de la formation d’un soldat de la paix, non pas tant au niveau technique qu’au niveau conception de ses activités professionnelles.

Ces fondements consisteraient à concilier les spécificités de la nation française et de la nation allemande qui s’opposent en apparence et qui, en réalité, sont complémentaires. Le soldat de la paix serait alors capable, en toute conscience :

  • D’accéder à la contractualisation morale entre diverses conceptions de relations sociales, dont la médiation serait le respect de la dignité humaine ;
  • Tout en cultivant le processus de formation intériorisé.

Nous remarquerons, ici, l’éclairage apporté par la conception de l’éducation mise en pratique par Pestalozzi dans la lettre de Stans. Pestalozzi met en évidence une éducation naturelle dont l’éduqué doit s’extirper pour accéder à la relation sociale fondée sur le respect mutuel. Ces trois moments sont symbolisés par le cœur, la main et la tête.

Enfin, une expérience de formation au sein de l’O.F.A.J. met en lumière la possible conciliation de cultures différentes. Il en ressort l’obligation de ne pas imposer un comportement et de considérer les différentes cultures comme des éléments diversifiés. Le soldat de la paix, qu’il soit français ou allemand, devrait avoir la possibilité de comparer les deux conceptions relatives à la nature des expériences physiques et humaines. La mise en opposition, a priori, de ces conceptions ainsi que celles de leur nation seraient évitées puisque la « comparaison sensée » par la médiation du respect de la personne humaine constituerait un savoir-faire pédagogique à maîtriser par les formateurs des soldats de la paix.

Notes
1.

VENESSON (P.). – « Le triomphe du métier des armes : Dynamique professionnelle et société militaire en France », La revue Tocqueville, 1996, Vol. XVII, n° 1, p. 135.

2.

Ibid.

3.

CRENE (Y.), général d’armée, chef d’Etat-major de l’armée de terre, « Audace et raison : vers la consolidation d’une armée de terre réformée », Défense Nationale, juin 2000, p. 23.

4.

HANNOUN (H.). – « L’intervention éducative dans le conflit identité-intégration », Penser l’éducation, n°2, 1996, p. 61.

5.

Code de conduite relatif aux aspects politico-militaires de la sécurité, article 30, conférence de Budapest, 1994.

6.

GROUX (D.) et PORCHER (L.). – L’éducation comparée.Paris, Nathan, 1997, 152 p.

7.

VAN DAELE ( H.) – L’éducation comparée,P.U.F., Paris, 1993, p. 16.

8.

« L’éducation comparée », Revue française de pédagogie, INRP, n° 121, octobre -novembre - décembre 1997.

9.

Id. p. 129.

10.

GROUX (D.) et PORCHER (L.), op. cit. pp. 8 et 9.