1. Une filiation historique singulière

Pour la France, la notion d’unité ou de globalité s’exprime par le qualificatif « national. » L’éducation est nationale, la défense est nationale, la banque est « nationale de France. » Certes les coutumes régionales, les folklores régionaux sont des critères d’une spécificité, mais ils demeurent mineurs au regard de l’unité nationale dominante. L’expression « national » définit aussi la globalité, l’homogénéité et l’égalité entre les individus.

Bien présent sous la royauté, le sentiment national dans sa conception républicaine a émergé lors de la Révolution française de 1789. La contribution individuelle a pris le pas sur la volonté politique d’homogénéisation des individualités. Cette révolution constitue le berceau de l’unité nationale confirmée par les Révolutions de 1830 et 1848. L’expression populaire « national » représente la lutte pour la liberté face à l’aristocratie. Louis-Philippe I° crée un paradoxe historique lorsqu’il substitue l’appellation de »  roi de France » par celle de « roi des Français », ce qui laisse présager, à cette époque, l’existence d’une communauté transcendante des aspirations individuelles, cloisonnées, dans un même territoire. Le peuple français trouve donc son unité tandis que l’unité géographique a été réalisée par assimilation successive des différents duchés. La réalisation de cette unité s’est constituée au fil de l’épée dans une succession de conflits 12 .

Aujourd’hui, il est fait appel à la responsabilité individuelle et à un engagement personnel, raisonné, pour faire fonctionner la démocratie. Le sentiment d’être français ne repose pas seulement sur l’affectif « filial » qui déciderait que l’on est français de « père en fils. » Le sentiment d’être français traduit aussi une volonté de chacun à partager un même idéal celui du respect des différences et des spécificités. C’est précisément cette idée là qui est offerte à chacun des Français. Elle se présente donc comme un paradoxe selon le principe du gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. 13 Ainsi, chacun des Français vit une situation de contrat individuel direct avec la République pour le fonctionnement de la démocratie.

L’Allemagne, quant à elle, constitue une fédération de seize Etats appelés Länder. 14 Mais, son apparente harmonie procède d’une autre approche conceptuelle celui du fédéralisme dont la réalisation s’est fait progressivement. Au VIII° siècle, elle a été conquise, pour la majeure partie du territoire, par Charlemagne couronné empereur le 25 décembre de l’an 800. Alors que la Francie occidentale est détachée de l’Empire en 843, le saint Empire romain germanique forme le I° Reich en 962. Le traité de Westphalie, en 1648, réduit le pouvoir de l’empereur et attribue la souveraineté à 343 Etats allemands. Au XVIII° siècle, les Etats allemands prennent part aux nombreuses guerres européennes. Dans l’ensemble, la Bavière, la Saxe et Cologne sont des alliées de la France ; le Hanovre est lié à l’Angleterre alors que la Prusse et l’Allemagne sont rivales. Après l’annexion de la rive gauche du Rhin par Bonaparte qui ramène les Etats souverains de 343 à 39, le saint Empire romain germanique prend fin en 1806.

Dans sa conférence «  Qu’est-ce qu’une nation ? », prononcée à la Sorbonne le 11 mars 1882, Renan avait déjà fait cette observation globale : « Depuis la fin de l'empire romain ou mieux depuis la dislocation de l'empire de Charlemagne, l'Europe occidentale nous apparaît divisée en nations, dont quelques-unes, à certaines époques, ont cherché à exercer une hégémonie sur les autres, sans jamais y réussir d'une manière durable. Ce que n'ont pu réaliser Charles-Quint, Louis XIV, Napoléon Ier personne probablement ne le pourra dans l'avenir. L'établissement d'un nouvel empire romain ou d'un nouvel empire de Charlemagne est devenu une impossibilité. La division de l'Europe est trop grande pour qu'une tentative de domination universelle ne provoque pas très vite une coalition qui fasse rentrer la nation ambitieuse dans ses bornes naturelles. »

Ainsi, la « bataille des Nations » en 1813 marque la fin de la domination de la France en Allemagne. La Prusse exerce alors une domination jusqu’à créer la Confédération de l’Allemagne du Nord qui réunit les Etats allemands sauf le Bade, le Wurtemberg, la Bavière, le Hesse. Après la guerre franco-allemande de 1870, le 2ème Empire allemand (II° Reich) est proclamé à Versailles en 1871 ; il comprend tous les Etats allemands. En devenant empereur, le roi de Prusse devient le premier empereur protestant. Après la Première guerre mondiale, Hitler est promu au pouvoir, il met fin à la souveraineté des Länder en 1934 et il crée le III° Reich.

Cette présentation nous montre l’évolution des deux pays qui se sont influencés l’un et l’autre. Cependant, dans les deux cas, l’activité sociale est organisée de façon à répondre à un projet politique. En effet, en France, tout est fait pour que le citoyen vive dans un face à face avec l’Etat, tandis qu’en Allemagne le dispositif semble permettre une contractualisation entre Etats : les Länder qui protègent les intérêts particuliers face à l’Etat central, le Bund qui régule la fédération des Länder. Néanmoins, l’ancrage identitaire circonscrit à un espace territorial semble plus présent en Allemagne qu’en France. En effet, si un Munichois peut être allemand, le réalisme fait qu’il est avant tout Bavarois ; or, selon la conception républicaine française, le sentiment d’appartenance se focalise plus sur un idéal identitaire de nature quasiment universelle sans référence à l’occupation d’un territoire. L’identification apparaît donc de nature différente : close ou circonscrite en Allemagne, elle apparaît plus ouverte en France.

Notes
12.

CORVISIER (A.) (sous la direction de). – L’histoire militaire de la France, Paris, PUF, 1994, 4 tomes.

13.

« Constitution de la V° République de 1958 », article 2, Les constitutions de la France depuis 1789, présenté par Godechot (J.), Paris, Garnier Flammarion, 1970, pp. 411 à 482.

14.

Les Länder, dont trois sont des villes, constituent la République fédérale d’Allemagne (Die Bundesrepublik Deutschland) :Bade-Wurtemberg (Stuttgart), Basse-Saxe (Brême), Bavière (Munich), Brandebourg (Postdam), Hesse (Wiesbaden), Mecklembourg-Poméranie occidentale (Schwerin), Rhénanie du Nord-Westphalie (Düsseldorf), Rhénanie-Palatinat (Mayence), Saxe (Dresde), Saxe-Anhalt (Magdebourg), Sarre (Sarrebruck), Schleswig-holstein (Kiel), Thuringe (Erfurt) ; Berlin, Brême, Hambourg.