5. Le contrat politique : individuel en France et communautaire en Allemagne

En France, le suffrage universel concrétise le principe du « gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple » précisé dans la Constitution française ; pourtant l’exercice du pouvoir par le président, défini par la Constitution, fait apparaître un paradoxe de « pouvoir soumis » du citoyen.

L’électeur a l’occasion d’exprimer son pouvoir en choisissant son chef de l’Etat qui, lorsqu’il est élu, peut exercer le sien jusqu’à la soumission du premier par les décisions qu’il prend. Cependant, la France demeure un modèle pour les pays en recherche de démocratie. En effet, en vertu des droits de l’homme, l’universalité du modèle français est inscrite dans la constitution : « …la République offre aux territoires d’outre-mer qui manifestent la volonté d’y adhérer, des institutions nouvelles fondées sur l’idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité et conçues en vue de leur évolution démocratique. » Nous remarquons la volonté d’exercer une conception de la démocratie dans une conjonction de traits fondamentaux : les droits des individus, la protection des libertés et le choix des gouvernants par les gouvernés.

Cette intention est lisible aussi en Allemagne puisque depuis la réunification et l’intégration des cinq nouveaux Länder, de l’ex –RDA, une commission législative est chargée de procéder à des amendements qui doivent notamment renforcer la structure fédérale du pays tout en préservant les droits des individus.

Alors sur des fondations démocratiques similaires, comment s’établit la construction étatique de l’Allemagne et de la France ?

Les attributs de la démocratie peuvent être observés à partir de trois dimensions. Tout d’abord la forme élective, très généralement, peut prendre deux aspects : la démocratie directe à la Suisse où l’on pratique régulièrement le référendum, et la démocratie représentative à l’Anglaise qui ignore, à de rares exceptions près, la démocratie directe. L’Allemagne élit des représentants et se situe dans l’exercice d’une démocratie indirecte, tandis que la France a une forme élective mixte. Du point de vue des régimes politiques et constitutionnels, l’Allemagne a une organisation démocratique parlementaire selon le modèle anglais, et, la France a un régime mixte, puisque le peuple élit le Président de la République et que le Premier ministre est responsable devant le Parlement.

De ces pratiques électives et du régime politique en place, il en résulte un degré de centralisation qui caractérise l’Allemagne comme une fédération. Elle s’oppose fondamentalement à la démocratie unitaire à la Française. Le chef est théoriquement plus fragile dans le modèle parlementaire, car il peut être démissionné en cours de législature par le Parlement, ce fut le cas de Helmut Schmidt en 1982. Il peut l’être aussi par le parti majoritaire (Margaret Thatcher en 1991). Il ne l’est qu’en cas d’abus extrême dans le modèle américain (Richard Nixon en 1974). Il ne peut l’être dans la démocratie française. En 1999, alors que la justice américaine instruisait le dossier du président Bill Clinton, les instances de la justice française se sont prononcées incompétentes pour traduire le Président de la République française quelles que soient les situations.

La démocratie française présente une spécificité à l’échelle de la planète et à plus forte raison vis à vis de l’Allemagne puisqu’elle pratique la dualité d’élections gouvernementales : une élection présidentielle gouvernementale à l’américaine et une élection législative gouvernementale à l’allemande.

En France, la situation dite de « cohabitation » devient anachronique puisque le Président de la République et l’Assemblée nationale appartiennent à deux parties politiques distinctes avec des programmes politiques différents. Le Premier ministre, nommé par le Président, est sous contrôle de l’Assemblée nationale auprès de laquelle il doit présenter son programme de politique générale et obtenir un vote de confiance. Dans ce cas, le gouvernement conduit a priori une politique différente de celle voulue par le Président qui l’accepte d’ailleurs puisqu’il a nommé le chef du gouvernement. Cette situation est le reflet de la dualité chez les électeurs, critiquée par les responsables politiques qui, après avoir obtenu la confiance à la majorité, souhaitent jouir de la totalité des pouvoirs. En revanche, la cohabitation oblige une régulation explicite des responsables politiques puisque, dans l’absolu, l’ensemble de l’électorat est représenté et la dualité des programmes politiques devient une source de comparaison qui relativise les traductions d’intentions partisanes.

Selon Ehrenberg : « la démocratie, c’est le contraire : il s’agit de forger des citoyens qui soit en quelque sorte à l’égal d’un souverain qui n’est plus leur maître. C’est donc un tout autre régime de la lutte qui fonde notre culture, et particulièrement notre manière d’appréhender la politique. Car la relation politique en démocratie n’est pas seulement marquée par une nouvelle division de la société entre ceux qui commandent et ceux qui exécutent, mais par une même tactique qui vise la puissance et l’obéissance de chacun. » 23

La démocratie française demeure ainsi un paradoxe. La communauté de citoyens, impliquée dans une responsabilité individuelle par le vote, abandonne cette situation au profit d’une situation de soumission à la décision du Président qui s’impose comme un guide.

La démocratie allemande au contraire s’exerce, nous l’avons vu, à travers le dispositif parlementaire en élection indirecte. A l’occasion des 50 ans de la Loi fondamentale, Alfred Grosser a précisé : » La Loi fondamentale est devenue permanente lors de la réunification en 1990. Sa particularité est d’être axée sur la dignité de la personne humaine, non sur l’idée de nation, mais sur une morale politique basée sur le double rejet du national-socialisme et du communisme du voisin. » A la question : Cette Constitution est selon vous l’une des meilleures du monde…il répond : « La première dimension de la Loi fondamentale réside dans le fait que les droits fondamentaux sont considérés comme l’application immédiate par l’exécutif, le législatif et le judiciaire. » 24

Ainsi, le système fédéraliste se dote d’un système de gouvernement en situation contractuelle sous contrôle de la Cour suprême de Karlsruhe, tandis qu’en France, les textes de référence sont à la périphérie de la constitution. Le Conseil constitutionnel est donc obligé d’établir constamment la différence entre le constitutionnel et ce qui n’en est pas.

L’organisation étatique de chaque pays fait donc perdurer le système culturel qui le caractérise. La contractualisation politique est individuelle en France et communautaire en Allemagne. L’ensemble du système allemand est le résultat d’une émergence naturelle qui assimile l’individu dans un « être collectif. » En revanche, en France, la contractualisation individuelle vise à entretenir des relations sociales rationalisées. Ces deux approches procèdent de deux postures théoriques : l’induction qui vise à faire émerger les sentiments, et la déduction qui favorise l’appel à la raison.

Notes
23.

EHRENBERG (A.). – Le corps militaire, politique et pédagogie en démocratie, Paris, Aubier, 1983, p. 28.

24.

Entretien donné par Alfred Grosser au journal « Le soir » de Bruxelles, 1999.