7. La liberté individuelle dans les relations entre l’Etat et les églises

Dans la continuité de cette comparaison, il n’est pas envisagé ici de mesurer l’influence des activités religieuses, mais de constater quelques repères qui fixent les relations entre l’Etat et les Eglises, dans chaque pays. Les relations entre les gouvernants et les Eglises ont présenté, au fil du temps, des caractéristiques spécifiques. La naissance du saint Empire romain germanique en l’an 962 mit la papauté, dépourvue de prestige, sous tutelle jusqu’en 1057. La création de la Confédération du Rhin par Napoléon y mit fin en 1806.

Aujourd’hui, la Constitution française et la Loi fondamentale fixent les références dans les rapports entre l’Etat et les systèmes religieux. Tout en présentant des particularités, elles réfutent l’une et l’autre une Eglise d’Etat.

L’article 2 de la constitution française rappelle que « La France est une république indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous ses citoyens, sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. » La stricte séparation de l’église et de l’Etat prend date en 1905. La France est donc résolument laïque sans confession officielle ; le ministre de l’Intérieur est néanmoins ministre des cultes dans un souci d’intégration et de rassemblement c’est-à-dire de non-exclusion d’une religion ou d’une autre.

En France, il faut constater l’implication des armées dans l’organisation de manifestations et, en particulier, la participation du diocèse aux armées et de son évêque, car l’armée constitue un diocèse. L’armée française est d’ailleurs la seule institution de l’Etat qui dispose d’une organisation religieuse intégrée dans ses structures. Or, les actions conduites dans le service courant au profit du diocèse font l’objet de débats passionnés puisque les partisans de la laïcité reprochent l’utilisation de biens publics au profit d’une activité religieuse.

Les partisans d’une religion et les laïcs s’opposent régulièrement pour les uns au nom de la foi, pour les autres au nom de la loi. Cette situation définit la laïcité comme un élément de médiation entre les religions pour vivre ensemble. La laïcité n’est donc pas une sorte de « religion supérieure », mais elle peut être comprise comme un état d’esprit qui reconnaît à chaque citoyen, une pratique religieuse singulière. Renan fait observé les effets procurés par une référence à la religion en tant que critère d’identification : « La religion ne saurait non plus offrir une base suffisante à l'établissement d'une nationalité moderne. À l'origine, la religion tenait à l'existence même du groupe social. Le groupe social était une extension de la famille. La religion, les rites étaient des rites de famille. La religion d'Athènes, C'était le culte d’Athènes même, de ses fondateurs mythiques, de ses lois, de ses usages. Elle n'impliquait aucune théologie dogmatique. Cette religion était, dans toute la force du terme, une religion d’État. On n'était pas athénien si on refusait de la pratiquer. C'était au fond le culte de l'Acropole personnifiée. Jurer sur l'autel d'Aglaure c'était prêter le serment de mourir pour la patrie. »

Renan donne cette signification d’une référence à la religion et implicitement il vient s’opposer à toute référence en la matière en tant que critère d’identification politique d’un groupe social ouvert. C’est aussi le point de vue très actuel de Dalil Boubakeur, recteur de l’institut musulman de la Grande Mosquée de Paris, qui démontre « C’est un dérapage de la spiritualité que de vouloir confondre les deux champs du religieux et du politique. » 26

En Allemagne, le préambule de la Loi fondamentale, dans une rédaction nouvelle après le traité d’unification de 1990, annonce : « Conscient de sa responsabilité devant Dieu et devant les hommes, animé de la volonté de servir la paix du monde en qualité de membre égal en droits dans une Europe unie, le peuple allemand s’est donné la présente Loi fondamentale en vertu de son pouvoir constituant. » La référence à Dieu peut paraître en contradiction avec l’article 3.3 « Nul ne doit être désavantagé ni privilégié en raison de son sexe, de son ascendance, de sa race, de sa langue, de sa patrie et de son origine, de sa croyance, de ses opinions religieuses ou politiques. » Cet article semble d’ailleurs comparable à article 2 de la Constitution française, mais la Loi fondamentale va plus loin dans les Droits fondamentaux puisque dans les articles 4.1 et 4.2 il est reconnu « La liberté de croyance et de conscience et la liberté de professer des croyances religieuses et philosophiques sont inviolables. Le libre exercice du culte est garanti. » Les dispositions allemandes sont, dans ce cas précis, moins restrictives que la Constitution française.

Les concordats et les traités ont défini les rôles des uns et des autres ainsi que les relations qui sont celles de partenaires. L’Etat allemand perçoit pour le compte des deux Eglises principales, protestante et catholique, un impôt qui est ensuite reversé aux Eglises dont le rôle, en particulier dans les domaines caritatif et social, est essentiel. L’enseignement religieux est dispensé dans les écoles publiques, et, la religion peut être choisie pour le baccalauréat. L’Etat prend en charge une partie du salaire du clergé et subventionne certaines institutions confessionnelles comme les jardins d’enfants, les écoles et les hôpitaux.

Les libertés de conscience sont promues dans les deux pays avec des approches différentes qui devraient avoir des effets sur les relations entre les églises et les deux armées.

Cette liberté prévoit, en France, un respect des croyances sans encourager les pratiques religieuses dans l’Etat laïque. L’Etat français reconnaît l’exercice du culte et les différentes confessions. L’acceptation de cette pluralité devrait constituer un dépassement de soi-même conçu comme un engagement individuel.

Considérant historiquement la référence religieuse comme intégrée dans un dispositif social, comme la France, l’Etat allemand favorise le libre exercice du culte. Cependant, la dimension spirituelle est intégrée comme une composante qui peut inspirer l’Etat dès lors que le chancelier fait appel, explicitement, à Dieu lors de son investiture. 27

Le centralisme français et le fédéralisme allemand sont donc la traduction de deux systèmes culturels différents. Ces deux systèmes sont le produit de l’histoire de leurs deux peuples qui se donnent des dispositifs législatifs pour faire perdurer la conception des relations sociales inscrites dans la mémoire collective. Ainsi, bien que les structures politiques s’inspirent d’une même référence fondamentale, le respect de la dignité humaine, deux conceptions théoriques s’opposent dans une démarche rationnelle pour la France et dans une démarche filiale pour l’Allemagne. Il en résulte que le concept d’identité – unité, unicité, continuité – est décliné dans une responsabilité individuelle chez les Français alors qu’il caractérise « un être collectif » dans lequel s’inscrivent les Allemands. Dans chaque Nation, les armées sont alors l’une des institutions qui devraient préserver l’organisation sociale dont elles s’inspirent pour remplir leurs missions. Cependant, si les moyens et les structures politiques sont différentes, le projet est quasiment universel dans la mesure où il s’agit de chercher à promouvoir l’humanité en s’appuyant sur le respect de la dignité humaine, c’est-à-dire défendre l’intégrité des personnes. Nous pouvons donc en déduire que sans gommer les réalités nationales, ces deux systèmes culturels se traduisent dans deux conceptions d’organisation qui ne seraient que des constructions théoriques avec des applications bien réelles. 28 De chacun, il importe maintenant de considérer parmi les dispositifs de reproductions sociales à l’œuvre, celui qui a vocation à préparer les activités des citoyens et desprofessionnels, le système éducatif de chacun des deux pays.

Notes
26.

BOUBAKEUR (D.). – Non ! l’Islam n’est pas une politique, entretiens avec Virginie Malabard, Paris, Desclée de Brouwer, 2003, p. 18.

27.

Cf. la Loi fondamentale,  op. cit., note 22.

28.

« Nos deux pays plongent leurs racines communes dans le Royaume franc de Charlemagne. L’un et l’autre puisent aux mêmes sources spirituelles. Qui, par exemple, oserait faire passer le célèbre homme d’église Saint Albert le Grand – né en Allemagne, mais qui passa de longues années à enseigner à la Sorbonne – pour le représentant d’une pensée spécifiquement française ou d’une pensée spécifiquement allemande ?

« Les points communs entre les Allemands et les Français ont été plus nombreux, pas seulement au Moyen Age, mais bien dans toutes les phases de l’histoire, que n’ont voulu le reconnaître les idéologues ultérieurs de la prétendue « hostilité héréditaire ».

Discours prononcé par M. Helmut KOHL, Le traité de l’Elysée a 25 ans, op. cit. p. 23.