2.2 Une illustration : l’apprentissage professionnel

En France, le parcours scolaire est parsemé d’issues de secours qui permettent aux enfants repérés en échec scolaire de s’échapper ou de se réfugier dans un cursus d’apprentissage. Cette éventualité est offerte à tout moment à partir de la quatrième avec l’aide d’un dispositif d’orientation centré sur les intérêts des enfants ou présentés comme tels. La priorité est donnée à la poursuite de l’enseignement général. Ainsi, l’échappatoire est possible après la cinquième mais aussi après la troisième ou encore après la fin du secondaire lorsque la scolarité n’a pas été validée. A l’inverse le retour dans un cursus de l’enseignement général est possible à tout moment avec la possibilité de continuer des études supérieures. Il existe donc une sorte de bivalence de l’éducation scolaire. Cette bivalence existe aussi dans l’apprentissage proprement dit qui est dispensé dans un centre de formation des apprentis sous contrôle de l’éducation nationale avec une organisation du temps équivalent à 1/3 pour l’enseignement théorique et 2/3 pour l’enseignement pratique dans une entreprise. Cette démarche conceptuelle trouve un prolongement aujourd’hui avec des dispositions ministérielles, centralisées, qui visent à développer des lycées des métiers. 52

En Allemagne, la gestion de cet échec est tout autre. Le conseiller d’orientation a la fonction d’un « conseiller placier. » Affecté dans un Arbeitsamt, agence pour l’emploi, le conseiller placier consacre la moitié de son temps à démarcher les entreprises pour rechercher l’adéquation entre les besoins économiques et les aspirations des futurs apprentis. Il se définit en tant que médiateur entre l’élève et l’entreprise et il doit faire face à la concurrence privée. La recherche d’adaptation de l’élève est renforcée par une primauté donnée à l’entreprise. Dans certaine entreprise allemande, le nombre d’apprentis atteint 20 % de l’effectif des employés. L’entreprise devient l’école des apprentis comme la « Carl Benz Schule » dans le Länd du Bade Wurtemberg qui accueille 730 apprentis par an. La formation théorique correspond alors à moins de 1/3 du temps du cursus par alternance des écoles professionnelles.

La formation des apprentis allemands s’étale sur trois ans. La première année, les apprentis apprennent les techniques de leur futur métier. La contribution de l’entreprise est réelle puisqu’un espace à l’identique de la dite entreprise est réservée aux apprentis. Dans l’esprit de l’entreprise, cet espace, au contraire d’un espace virtuel, fonctionne techniquement avec un objectif d’efficacité et de rentabilité. L’Encadrement est reconnu par un statut particulier. Les Ausbildungsmeister, maîtres d’apprentissage, sont secondés par des tuteurs, les Fachausbilder. Une rétribution de 150 D.M., supérieure à la reconnaissance d’un chef d’équipe est destinée à ces fonctions négociées entre les différentes parties du système. Travaillant dans leurs îlots de fabrication, les apprentis sont intégrés au rythme d’une arrivée pour un départ. Le roulement a pour but de faciliter l’intégration des jeunes au contact des plus anciens qui transmettent leur savoir-faire mais aussi une manière d’être.

Cette socialisation ancrée dans une démarche éducative rappelle ici l’enseignement mutuel avec les petits maîtres. Historiquement, c’est aussi l’organisation moyenâgeuse de l’apprentissage dans les rapports hiérarchiques du maître et du compagnon avec les apprentis qui fait plus appel à une formation par imprégnation qu’à une formation par la raison. Cette double entrée de l’éducation trouve d’ailleurs des enracinements culturels soulignés par les hommes politiques eux-mêmes : «… Des pionniers de la pensée tels que Voltaire, non seulement trouvèrent en Allemagne des auditoires ouverts à leurs idées, mais aussi des penseurs de la même trempe. C’est l’un d’entre eux, à savoir le grand philosophe Emmanuel Kant, qui forgea la formule : « Chez les Allemands, le génie s’épanouit davantage à la racine, chez les Français à la fleur. » 53

La formation constitue ainsi un véritable investissement par et pour les entreprises. Elles financent directement la formation mais à l’issue des études, elles embauchent des apprentis qui sont durablement formés avec une méthode organique dans l’esprit de l’entreprise.

En France, deux années sont jugées nécessaires pour la formation des apprentis. L’organisation centralisée dans les centres de formation des apprentis déresponsabilise les entreprises d’un engagement social puisque huit sur dix ne connaissent pas les démarches administratives relatives à l’apprentissage. Ce manque d’implication fait observer une difficulté à fidéliser les jeunes car un apprenti sur quatre rompt son contrat pour incompatibilité dont le non-respect des termes du contrat par l’employeur. L’entreprise est d’ailleurs à considérer comme une entreprise dans la mesure où aucun des employés ne possède de statut de formateur même si la notion de tuteur existe. La notion de contrat est observable concrètement dans le recrutement en tant qu’apprenti lors d’un entretien de motivation qui vient en complément des orientations en amont des examens de recrutement. L’absence de nomination officielle de tuteur ne permet pas à un ouvrier précisément de se détourner de son travail pour apporter une aide. Seule la volonté de travailler ensemble, le respect des autres, pour ne pas dire un certain altruisme, préservent l’intégration des apprentis. En même temps, l’apprenti français évolue seul dans les ateliers et, au contact des ouvriers, il doit apprendre, négocier, solliciter, mériter et faire sa place dans l’entreprise. Le métier est secondaire et passe après le travail ; il n’est pas question d’amour pour la profession, mais la préoccupation se fixe sur le travail par crainte du chômage et de ne pouvoir exercer le métier même si le diplôme est reconnu sur le plan national.

Le financement de la formation est aussi un des éléments caractéristiques de la référence culturelle. Financés par les taxes d’Etat et de région au nom de la solidarité nationale, les 450 centres de formations des apprentis français s’opposent aux 2 000 écoles professionnelles allemandes financées par les entreprises. Cette situation concrétise le centralisme français dans la fonction d’éducation. Elle caractérise aussi le dualisme allemand entre l’enseignement technique avec une forte implication des entreprises, et, l’enseignement général à la charge des Länder.

D’autres enseignements surgissent de ces situations. Parmi eux se distinguent des effets secondaires contradictoires dans chacun des systèmes. La situation contractuelle de départ dans le système allemand entre la fédération, les Länder, les syndicats, les entreprises et les élèves eux-mêmes se transforment en situation de transmission traditionnelle du savoir, circonscrite au noyau professionnel considéré. Pourtant ce principe de contrat existe au plus haut niveau de l’économie allemande puisque la banque fédérale n’est pas subordonnée aux directives du gouvernement même si elle doit soutenir son action en matière économique.

Les relations des entreprises avec leurs partenaires procèdent de cette conception, mais dans l’Ausbildung (formation) de leurs personnels, elles adoptent un processus d’adaptation au besoin économique et à l’esprit de l’entreprise.

A l’inverse, la situation apparaît en France, en apparence, comme un dispositif national normalisant avec une formation technique à portée générale puisque reconnue sur l’ensemble du territoire. En réalité, au-delà de l’apprentissage technique, elle est contractuelle entre les hommes tant pour l’admission en stage (la recherche du lieu de stage est à la charge des élèves), que pendant la formation avec les ouvriers. Cependant, ces activités demeurent filiales dans la mesure où 2/3 des apprentis français sont présentés par leurs parents à l’employeur et 25 % des apprentis suivent leur stage dans un milieu familial. Il est possible de constater alors que l’apprentissage est une affaire de famille avec une cessation de scolarité au niveau du BEP pour 85 % d’entre eux. Cette situation marque aussi la notion de contrat, différente de celle des Allemands, entre les Français et leur type de société.

Notes
52.

FERRY (L.). – Lettre à tous ceux qui aiment l’école, pour expliquer les réformes en cours, Paris, Odile Jacob, 2003, p.77

53.

Cité par M. Helmut KOHL, Le traité de l’Elysée a 25 ans, op. cit. p. 23.