1 - L’identité nationale entre exclusion et universalisme

J.J. Rousseau met en perspective l’homme en société et il exprime ainsi les raisons qui rendent relativement incompatible la réunion entre les nations : « L'homme naturel est tout pour lui ; il est l'unité numérique, l'entier absolu, qui n'a de rapport qu'à lui-même ou à son semblable. L'homme civil n'est qu'une unité fractionnaire qui tient au dénominateur, et dont la valeur est dans son rapport avec l'entier, qui est le corps social. Les bonnes institutions sociales sont celles qui savent le mieux dénaturer l'homme, lui ôter son existence absolue pour lui en donner une relative, et transporter le « moi » dans l'unité commune; en sorte que chaque particulier ne se croie plus un, mais partie de l'unité, et ne soit plus sensible que dans le tout. » 65 Ainsi, Rousseau attribue à l’interventionnisme national une forme de sectarisme et une impossible universalité dès lors que pour lui : « Toute société partielle, quand elle est étroite et bien unie, s'aliène de la grande. Tout patriote est dur aux étrangers: ils ne sont qu'hommes, ils ne sont rien à ses yeux. Cet inconvénient est inévitable, mais il est faible. L'essentiel est d'être bon aux gens avec qui l'on vit. Au dehors le Spartiate était ambitieux, avare, inique; mais le désintéressement, l'équité, la concorde régnaient dans ses murs. Défiez-vous de ces cosmopolites qui vont chercher loin dans leurs livres des devoirs qu'ils dédaignent de remplir autour d'eux. » 66

Les notions de temps et d’espace sont ainsi des éléments prédominants pour la compréhension des invariants lorsque les attitudes déterministes d’un empire s’affrontent aux idéaux culturels. Plus le temps s’écoule, plus le régime politique porte les germes d’une dictature et plus les libertés des personnes semblent compromises ou doivent s’adapter. Un schéma politique s’exprime à travers une conception. Celle-ci se traduit dans les faits par l’organisation de structure et la mise en œuvre des moyens techniques. Ils se définissent comme pertinents et efficaces tant que la finalité est encore lisible malgré la rationalité inhérente à l’action.

Dès que les membres d’un empire ne comprennent plus les raisons de leur participation au modèle qu’ils avaient imaginé et auquel ils avaient décidé d’adhérer, les explications matérielles ne suffisent plus pour agréger les aspirations des membres. Ainsi Todd prédit la désagrégation des U.S.A. 67 Carrère d’Encausse avait étudié cette dégradation envisageable avec l’U.R.S.S. dès 1979. 68 L’absence ou l’altération du mécanisme social décrit par Crosier et Friedberg en fournit quelques explications. 69

La notion d’espace procure les mêmes revers à l’envahisseur. La mise sous tutelle par assimilation des différentes cultures ne peut pas se concevoir par les victimes des intentions impérialistes. L’époque hitlérienne illustre cette élimination des races au nom de la race dite supérieure qui nécessite une extension territoriale que les nazis justifient comme un espace vital. 70

Ces dispositions particulières montrent aussi la prééminence de l’aspect culturel puisque les caractéristiques dominantes d’un empire se matérialisent par la conquête de territoire tandis que l’étendue des dominations culturelles est transfrontalière et peuvent se décrire à partir de la notion des diasporas ou de l’identité ethnique.

Dans le langage courant, une ethnie désigne un groupe humain qui présente des spécificités culturelles (religion, langue), physiologiques etc.…Etymologiquement, le sens de nation regroupe celui de l’ethnie : elle désigne une communauté humaine dont les membres ont la même origine. Mais dans son acception moderne, une nation implique l’existence d’un Etat souverain ; ainsi, les pays membres de l’O.N.U. ne sont pas des ethnies mais des Etats indépendants et définis territorialement.

Chaque année une trentaine d’Etats est confrontée à des soulèvements violents. Ils peuvent se décrire comme séparatistes lorsqu’ils présentent une dimension nationaliste qui est très souvent nourrie par une référence culturelle. On assiste ainsi à une éthnicisation des Etats développée par Valade de Paris 5 qui génère une multiplication des « conflits identitaires. » 71

Thual a conçu un outil conceptuel : le « conflit identitaire », qui exprime implicitement la défense de l’identité :

  • Dans un conflit identitaire, un groupe agit non seulement au nom de la défense de son identité, mais aussi avec la certitude qu’il est menacé de disparition ou de domination. En d’autres termes, un conflit identitaire peut se produire dès lors qu’un groupe humain est convaincu de l’existence d’une menace, plus ou moins réelle, susceptible de porter atteinte à son existence et à ses spécificités ethniques : sa langue, sa religion, son histoire…
  • Le conflit identitaire se caractérise par la mobilisation complète de la société à laquelle il donne lieu, notamment par le truchement des médias.
  • Enfin, les conflits identitaires donnent lieu à des processus de (re)construction de l’identité ethnique du groupe, à partir notamment d’une réécriture de l’histoire.

Les accidents de l’histoire ne manquent pas pour servir d’exemples à ces conceptions de conflits identitaires. Ainsi, les individus peuvent se trouver confrontés à la gestion de leur propre identité individuelle, dans la définition de H. Hannoun, face au protectionnisme d’une identité collective.

Le cas des Asylanten (réfugiés), en Allemagne, est significatif. Les dispositions juridiques allemandes leur accordent un statut d’étranger alors qu’ils sont installés durablement sur le territoire, certes ils sont allemands mais identifiés « Etrangers. » En même temps, les Aussiedler (colons allemands « à l’étranger »), installés dans les régions des pays de l’Est sont considérés comme Allemands. Cependant, ils ne maîtrisent pas la langue allemande et ils sont imprégnés de la culture de leur pays d’accueil depuis plusieurs générations.

Par ailleurs, les Übersiedler (Allemands de l’Est), ont constitué un pays légitime aux yeux des organisations internationales par le « traité fondamental » signé par la R.D.A. et la R.F.A. en 1972, consacrant la division de l’Allemagne en deux Etats souverains. Bien qu’appartenant à un autre Etat, les Übersiedler n’ont pas cessé d’être des Allemands reconnus dans la récente Loi fondamentale par l’article 116 : « Sauf réglementation législative contraire, est Allemand au sens de la présente loi fondamentale, quiconque possède la nationalité allemande ou a été admis sur le territoire du Reich allemand tel qu’il existait au 31 décembre 1937, en qualité de réfugié ou d’expulsé appartenant au peuple allemand ou de conjoint ou de descendant de ces derniers. »

Cette présentation des particularités et des tentatives hégémoniques, qui visent à l’universalité, amplifie les différences entre deux nations : la France et l’Allemagne, et cela malgré la recherche de critères identitaires tels que le droit du sang et le droit de la terre. Les intentions politiques en matière de démocratie sont donc confrontées à la réalité sociale malgré des références solidement conceptualisées telles que celle de Kant dans sa définition des Lumières : « Les Lumières se définissent comme la sortie de l'homme hors de l'état de minorité où il se maintient par sa propre faute. La minorité est l'incapacité de se servir de son propre entendement sans être dirigé par un autre. Elle est due à notre propre faute quand elle résulte non pas d'un manque d'entendement mais d'un manque de résolution et de courage pour s'en servir sans être dirigé par un autre. Sapere aude! Aie le courage de te servir de ton propre entendement! Voilà la devise des Lumières. » 72 La construction de l’identité par exclusion mais aussi l'aspiration à un humanisme universel, via l'Europe, les instances supranationales, le TPI, par exemples, imposent un regard approfondi sur la définition du concept de la nation, et, l’idée que chaque pays s’en fait doit éclairer les contrariétés de la construction d’une défense européenne opératoire.

Notes
65.

ROUSSEAU (J.J.). – Emile ou de l'éducation, livre I.

66.

ibid.

67.

TODD (E.). – Après l’empire, essai sur la décomposition du système américain, Paris, Gallimard, 2002, 233 p.

68.

CARRERE D’ENCAUSSE (E.). – L’empire éclaté : la révolte des nations de l’U.R.S.S., Paris, Flammarion, 1979, 320 p.

69.

CROSIER (M.) et FRIEDBERG (E.). – L’acteur et le système, Seuil, 1977.

70.

HANNOUN (H.). – Le nazisme, fausse éducation, véritable dressage, fondements idéologiques de la formation nazie, Presse Universitaire du Septentrion, 1997, 234 p.

71.

THUAL (F.). – « Les conflits identitaires » Revue Sciences Humaines, n° 61, Mai 1996, pp. 26 à 29.

72.

Heinrich KANZ, op. cit.