2 - Deux idées de la nation : volontarisme et organicisme

Si les notions de nations s’affirment dès le XV° siècle, c’est au XIX° siècle que les débats opposent principalement les penseurs français et allemands. 73 Les premiers puisent dans la philosophie des Lumières et l’histoire révolutionnaire française pour définir la nation en termes politiques et universalistes. Les seconds, en réaction aux premiers, mettent l’accent sur les particularismes culturels et le rôle de la langue.

Johann Herder (1744-1803), philosophe, théologien et linguiste allemand, développe une conception organique de la nation. Il considère que la nation n’est pas une idée abstraite, elle est avant tout une communauté d’hommes ayant le même sang et partageant la même culture : le peuple (Volk). Outre la religion et les distinctions de race, la langue constitue l’élément primordial de la culture. 74 Le romantisme et le lien avec la nature participent au développement de cette approche.

Madame de Staël en formule les origines : « le nom de romantique a été introduit nouvellement en Allemagne pour désigner la poésie dont les chants des troubadours ont été l’origine, celle qui est née de la chevalerie et du christianisme. » 75 Implicitement, madame de Staël renvoie au mysticisme rhénan développé par Johannes Eckhart dit Maître Eckhart (XIII° siècle). Dominicain et philosophe, il développe l’idée que « le grand besoin de l’homme est que son âme soit unie à Dieu. »Il en résulte que chaque individu ne peut trouver des réponses de l’existence qu’au fond de lui-même. Ainsi, il s'agirait de s'enfoncer en soi-même pour rechercher la trace du moi profond, et ce en dehors des chemins du langage. Les philosophes seraient impuissants à suivre cette route car ils répugneraient à abandonner leurs certitudes pour tenter l'aventure de la connaissance, en d'autres termes à quitter la raison pour le cœur.

Or, selon madame de Staël l’approche des penseurs allemands renforçait cette approche puisqu’elle observe que : « la philosophie des Anglais est dirigée vers les résultats avantageux au bien-être de l’humanité. Les Allemands s’occupent de la vérité pour elle-même, sans penser au parti que les hommes peuvent en tirer. » 76 Dans cette perspective, les effets contemporains du mysticisme rhénan pouvaient être observés par Madame de Staël ce qui lui faisait dire que : « le génie, pourvu qu’il respecte la religion et la morale, doit aller aussi loin qu’il veut : c’est l’empire de la pensée qu’il agrandit. » 77

Confronté à la réalité, l’impossibilité de résoudre une forme de compréhension de l’existence a facilité le développement d’un mythe : celui de rechercher à l’intérieur de soi la solution suprême, ce qui récuse toute forme de puissance supérieure. Durkheim en donne une explication : « Pour s’expliquer à elle-même la poussée d’énergie qu’elle sentait en elle et qui repoussait impérieusement tout obstacle et toute gêne, l’Allemagne s’est forgé un mythe qui est allé de plus en plus en se développant, en se compliquant et en se systématisant. Pour justifier son besoin d’être souveraine, elle s’est naturellement attribué toutes les supériorités ; puis, pour rendre intelligible cette supériorité universelle, elle lui a cherché des causes dans la race, dans l’histoire, dans la légende. Ainsi est née cette mythologie pangermaniste, aux formes variées, tantôt poétiques et tantôt savantes, qui fait de l’Allemagne la plus haute incarnation terrestre de la puissance divine. Mais ces conceptions, parfois délirantes, ne se sont pas constituées d’elles-mêmes, on ne sait comment ni pourquoi : elles ne font que traduire un fait d’ordre vital. Voilà pourquoi nous avons pu dire que, malgré son allure abstraite, la notion de l’État, qui est à la base de la doctrine de Treitschke, recouvre un sentiment concret et vivant : ce qui en est l’âme, c’est une certaine attitude de la volonté. Sans doute, le mythe, à mesure qu’il s’est formé, est venu confir­mer et renforcer la tendance qui l’avait suscité ; mais si l’on veut le comprendre, il ne faut pas s’arrêter à la lettre des formules qui l’expriment. Il faut atteindre l’état même qui en est la cause. » 78

Cet enferment exprime une conception ethnolinguistique et culturelle de la nation (ou Kulturnation) développée par Fichte dans ses Discours à la nation allemande : « …Quiconque croit à l’immobilité, à la régression et à l’éternel retour, ou installe une nature sans vie à la direction du gouvernement du monde, celui-là, où qu’il soit né et quelle que soit sa langue, n’est pas Allemand et est un étranger pour nous, et il faut souhaiter qu’au plus tôt il se sépare de nous totalement. […] » 79

Nous avons ici les ingrédients de la philosophie de Fichte : vers la liberté par l'Etat social et la Nation éducatrice. Selon Fichte, très influencé au début par la révolution française, la liberté de l’homme et la paix sont les buts à rechercher. Il articule donc la morale et le droit. La morale a pour but l'unité spirituelle des consciences alors que le droit permet d'individualiser l'Homme dans la communauté, puisque l'individu isolé est sans réalité, sa bonne volonté ne peut s'exprimer qu'au sein d'une communauté organisée.

Cette communauté devrait donc être organisée de telle façon que le contrat social soit affirmer d’une part pour déterminer les droits individuels accordés à chacun, et d’autre part de créer la contrainte nécessaire à la cohésion sociale, la contrainte de l'Etat.

Cette construction contractuelle qui est initialement une démarche consentie s’impose en réalité aux générations suivantes inscrites dans le peuple dans la mesure où c’est l’état qui présente une référence suprême. Cette approche marginalise ainsi tout individu qui ne serait pas dans la lignée généalogique de ce peuple.

Fichte l’affirme : « Dans la nation qui, jusqu’à aujourd’hui, se nomme le peuple par excellence, autrement dit le peuple allemand, quelque chose d’originel s’est manifesté à l’époque moderne, du moins jusqu’à maintenant, une force productrice du nouveau s’y est affirmée ; désormais, grâce à une philosophie devenue transparente à elle-même, cette nation disposera enfin du miroir dans lequel elle se forgera une conception claire de ce qu’elle fut jusqu’ici par nature, sans en avoir véritablement conscience, et à quoi elle était destinée par cette nature ; et invitation lui est faite de se rendre elle-même entièrement, grâce à cette conception claire et avec un art réfléchi autant que libre, telle qu’elle doit être, de renouveler le pacte et de boucler un tel cercle. » 80

De ce fait, l’Etat peut être un tout fermé dans lequel l’individualité est absorbée. Selon madame de Staël, cette disposition présente des vertus qui s’installent dans la durée et qui permet donc une stabilité sociale que d’autres approches ne développent pas puisque : « un homme peut faire marcher ensemble des éléments opposés, mais à sa mort ils se séparent. » 81 Et ceci se comprend, toujours selon madame de Staël, puisque : « en France, il y a un plus grand nombre de gens d’esprit, et un moins grand nombre de penseurs. En France, on étudie les hommes ; en Allemagne, les livres. » 82

Nous sommes là en présence de la dualité entre le sentiment et la raison. Jean Cot apporte un éclairage sur les conséquences d’une organisation sociale dominée par la notion de sentiment d’appartenance. 83 Partant du postulat fondamental selon lequel « la guerre n'est pas « inscrite dans les gènes de l'humanité », l'auteur entend reprendre à la racine l'incontournable et plus que jamais dramatique débat sur la guerre et la paix, à un moment où l'Europe avec la guerre contre la Serbie vient de connaître sa première guerre depuis 1945. Il s'en prend au mythe de Clausewitz, le grand théoricien de la guerre considérée comme « consubstantielle à la politique  » en rejoignant Raymond Aron - et d'autres - pour considérer le général prussien et son livre De la guerre comme un « dangereux . » Car « la guerre inter ou intra-étatique n'est pas une fatalité mais un mode aberrant de résolution de tensions existantes et inévitables… »

Puis s'appuyant sur Mars ou la guerre jugée d'Alain, Cot en retient une idée cruciale : Si la masse des citoyens n'exerce pas une pression continue et fortement orientée contre la préparation à la guerre et contre l'idée même de la guerre, la guerre s'organisera d'elle-même (Alain, Mars ou la guerre jugée , "Propos 28 : De la frivolité", Gallimard, Paris, 1995, p.108), anticipant ainsi le rôle central de la société civile internationale pour imposer la paix…

A une Nation organique et naturelle telle que la conçoit Fichte, Ernest Renan (1823-1892) oppose une conception élective de la nation qui naît du rassemblement volontaire des individus. Sous le titre Qu’est-ce qu’une nation ? , Renan expose sa conception en 1882. 84 Inspirée de la volonté de contester l’annexion de l’Alsace-Lorraine par le nouvel empire allemand (1870), elle s’inscrit en réaction contre celle de Herder et de Fichte. Renan définit l’existence de la nation comme un plébiscite de tous les jours. Une nation possède alors une âme, un principe spirituel : « c’est l’aboutissement d’un long passé d’efforts, de sacrifices et de dévouements ; avoir des gloires communes dans le passé, une volonté commune dans le présent, avoir fait de grandes choses ensemble, voilà les conditions essentielles pour être un peuple. » 85 Renan pose comme critères de l'appartenance nationale « le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l'héritage qu'on a reçu indivis. » 86

Selon lui, » l'existence d'une nation est un plébiscite de tous les jours. » Dans cette référence, la situation contractuelle n’est pas figée par des impératifs qui se posent comme des diktats à reproduire. Ce type de nation fait appel à l’intelligence des individus et à leur singularité. Elle vise aux même buts que ceux de Fichte : la liberté individuelle et la paix. Cependant, les conceptions de réalisation sont divergentes puisque pour Fichte, in fine, la paix s’obtient contre les autres dans la mesure où « collectivement, ils (tous ceux qui acceptent d’être de second ordre) sont exclus du peuple originel, et ils sont pour lui des étrangers. » 87 Renan, quant à lui, pense que la paix s’obtient avec les autres, dans une approche cosmopolite et une démarche volontariste : « une nation n’a jamais un véritable intérêt à s’annexer ou à retenir un pays malgré lui. » 88

Tönnies a marqué cette dualité en comparant la société (Gesellschaft) et la communauté (Gemeinschaft). 89 Plus profondément, la pensée de la nation se fonde dans un choix de nature philosophique ; la nation à l’allemande rejoint une conception selon laquelle l’homme est fortement conditionné, sinon déterminé, par son appartenance à un groupe, qu’il soit défini en termes de race ou de culture. La nation à la française insiste sur la liberté que garde l’individu dans la maîtrise de son destin, malgré son insertion dans une société particulière.

Rousseau avait déjà mis en évidence cette distinction quand il indique que « l'homme naturel est tout pour lui; il est l'unité numérique, l'entier absolu, qui n'a de rapport qu'à lui-même ou à son semblable. L'homme civil n'est qu'une unité fractionnaire qui tient au dénominateur, et dont la valeur est dans son rapport avec l'entier, qui est le corps social. » 90

Il en résulte que cette distinction est en réalité une opposition entre deux conceptions d’une construction sociale qui sont une extrapolation de la relation que l’homme entretient individuellement avec son environnement.

Ces deux conceptions sont largement détaillées par Dominique Schnapper. 91 Elle montre l’opposition entre ces deux conceptions que nous avons observées concrètement. Le dualisme, quels que soient les auteurs, se décrit dans une succession de contraires entre le volontarisme et le naturalisme, le rationalisme et les forces de l’inconscient, le peuple des citoyens et le peuple des ancêtres, la volonté politique et la nature organique, la nation élective et la nation ethnique, la nation contrat et la nation génie, la nation comme cadre de l’émancipation de l’individu et la nation comme individu collectif, les lumières et le romantisme, la liberté et le déterminisme. 92

Ces contraires expriment les différences entre ces deux conceptions d’organisations sociales qui caractérisent d’une part le républicanisme français et d’autre part le nationalisme allemand. Le premier développe la notion d’un contrat qui accepte l’imperfection, le droit à l’erreur et une remise en question de tout les instants ; le second reflète un contrat forcé par nature dont le modèle perfectionné sert de miroir. Dans le deuxième cas, les impuretés et les apories ne se conçoivent pas : l’exemple du nazisme pendant la deuxième guerre mondiale et la notion d’une race pure qui enracine l’intolérance traduisent les tendances communautaires du national-socialisme toujours à l’œuvre dès lors que les organisations sociales s’appuient sur une référence ethnique.

Pour sortir de ce dualisme, jean Cot fait appel à Kant et au concept de la paix perpétuelle. 93 Ce concept est étudié dans un cours sur le thème de la paix, par Jacqueline Morne, professeur de philosophie. 94 Elle présente une introduction à la paix perpétuelle selon kant organisée autour de trois articles :

  • Seul un système « républicain » rend la guerre improbable car c'est un système qui exige le consentement des citoyens, et ces derniers préféreront la paix et la sécurité au conflit.
  • Une « alliance des peuples » est nécessaire au niveau international, c'est-à-dire une confédération d'États qui garantisse la sécurité de chacun de ses membres et dispose du pouvoir d'imposer la paix aux souverains qui voudraient agrandir leur puissance.
  • Un « droit cosmopolitique » qui préserve le droit des étrangers doit être institué, sinon les États pourront interpréter la présence d'étrangers sur leur sol comme un acte d'hostilité. Kant défend donc l'idée d'une « citoyenneté mondiale » : un individu possède des droits indépendamment de son appartenance à tel ou tel État.
Notes
73.

GIRARDET (R.). – Nationalismes et nation, Editions Complexe, 1996, 167 p.

74.

Madame de STAËL, op. cit. p. 45.

75.

id. p. 211.

76.

Id. p. 165.

77.

Id. p. 166.

78.

Edition électronique réalisée par Bertrand Gibier, bénévole, professeur de philosophie au Lycée de Montreuil-sur-Mer (dans le Pas-de-Calais)à partir de l'article d’Émile Durkheim (1915),  » L'Allemagne au-dessus de tout  (1915) », La mentalité allemande et la guerre, Paris, ARMAND COLIN, (collection « Études et documents sur la guerre »), 1915, Reproduction : La mentalité allemande et la guerre, Armand Colin (collection « L’Ancien et le Nouveau »), 1991, 102 pp.

79.

GIRARDET (R.). – « Nation, Langue et spiritualité, » Nationalismes et nation, Editions Complexe, 1996, p. 118.

80.

Id. p. 119.

81.

Madame de STAËL, op. cit. p. 129. Dans cette édition, madame de STAËL informe que ce passage a été supprimé par la censure.

82.

id. p. 117.

83.

COT (J.), op. cit.

84.

GIRARDET (R.), op. Cit. p. 137.

85.

Dossier : « Nations et nationalismes », Revue Sciences humaines, n° 61, mai 1996, p. 20.

86.

GIRARDET (R.), op. cit., p. 137.

87.

Id. p. 118.

88.

Id. p. 138.

89.

ARON (R.). – La sociologie allemande contemporaine, Paris, quadrige / P.U.F., 1981, 4e éd., p. 17.

90.

ROUSSEAU (J.J.). – Emile ou De l'éducation, Livre I.

91.

SCHNAPPER (D.). – La France de l’intégration, Sociologie de la nation en 1990. Paris, Gallimard, bibliothèque des sciences humaines, 1991, 367 p..

92.

id. p. 48.

93.

COT (J.), op. cit. 96 p.

94.

mise en ligne le 9 mai 2002, Édition utilisée : Kant, Vers la paix perpétuelle, trad. J.-F. Poirier et F. Proust, GF-Flammarion, 1991.