3 - L’éducation, outil de l'Etat-nation

Parmi les instruments à la disposition des Etats pour perpétuer le système social inspiré par la conception de la nation l’éducation est assurément le moyen le plus puissant. Ainsi, il est incontestable d’observer la réalité de l’éducation « primaire et familiale » qui privilégie l’option filiale. La fonction de l’éducation apparaît alors évidente. Elle devra rendre progressivement autonome les individus en les extirpant de leur carcan filial.

On peut comprendre que les deux modèles sociaux que nous présentons génèrent deux formes d'éducation. Le type politique organique communautaire concevra un modèle d'éducation qui visera une intégration par le bas, par la vie, par l'organique. Le type politique républicain individualiste concevra un modèle d'éducation par le haut, les yeux fixés sur le drapeau français et sur les idéaux qui fondent la République.

Pour le premier type, les structures politiques valident ce mouvement du bas vers le haut qui privilégie l’œuvre éducatrice de la nature. La nation à l’allemande s’est constituée avant la structure politique – l'Etat – qui gère la dite nation. La constitution des Länder et l’agrégation des uns avec les autres précèdent l’existence de l’organe politique qui se charge, au mieux, de compenser leurs déséquilibres. Le préambule de La loi fondamentale présente une de ces caractéristiques en précisant : « Conscient de sa responsabilité devant Dieu et devant les hommes, animé de la volonté de servir la paix dans le monde en qualité de membre égal en droits en Europe unie, le peuple allemand s’est donné la présente Loi fondamentale en vertu de son pouvoir constituant. » Dans cette présentation le peuple allemand a donc bien précédé la Loi. La tradition est alors la reproduction du passé par filiation mais le savoir est considéré comme émergent à partir d’une expérience vécue.

Dans le deuxième cas, celui de la France, l’éducation est plus orientée vers un idéale à atteindre. Il s’agit alors de transmettre à chacun les moyens et en particulier le savoir pour qu’il puisse répondre à l’attente sociale et politique : une responsabilité individuelle dans sa contribution au maintien de la vie républicaine. Dans cette considération de la nation, l’organisation sociale est un plébiscite de tous les jours. Loin d’être figée, cette conception connaît des évolutions dans la mesure où chaque génération mais aussi chacun dans sa vie quotidienne participe au maintien d’un monde meilleur. C’est en réalité le degré de socialisation atteint par l’activité des citoyens qui détermine la nation dans une visée idéale sans jamais pouvoir l’atteindre. Dans son discours » qu’est-ce qu’une nation ? », Renan mentionne : « Les volontés humaines changent ; mais qu’est-ce qui ne change pas ici bas ? Les nations ne sont pas quelque chose d’éternel. Elles ont commencé, elles finiront. La confédération européenne, probablement, les remplacera. » 95

Chacun des Etats se conforme à une démarche éducative qui répond au mieux à ses attentes politiques et à la concrétisation du concept de la nation qu’il entend promouvoir. Si en Allemagne, les écoles militaires sont implantées dans les régions, c’est en quelque sorte la traduction d’une absence de centralisme dans les orientations éducatives. L’éducation de fait en fort contact avec les réalités et le fait qu’il n’y ait pas de ministère central de l’éducation n’entrave en rien l’efficacité des organismes éducatifs qui sont du ressort des Länder. Cela permet aussi de faire appel au sentiment marqué comme nous l’avons vu par une place prépondérante à la religion. La personne en tant que valeur absolue à respecter est à considérer alors dans la construction éducative qu’elle peut se donner par l’intérieur. Ainsi, en tant qu’adulte, elle devra se conformer au système culturel naturel dans lequel elle a grandi.

En France, il s’agit d’extirper les élèves de leur enclavement régional de développer la capacité de raisonnement. La notion d’égalité pouvant être perturbée par des déséquilibres régionaux, la centralisation de la formation est très fortes et vient d’en haut. Cette situation est pour le moins paradoxale puisque la centralisation de l’éducation ne laisse pas de place à l’individualisation, mais c’est précisément pour que chaque membre de la nation puisse agir librement en toute responsabilité reconnue individuelle. Les libertés individuelles sont une conséquence de la révolution et de la mise en place d'un Etat républicain qui réunit un ensemble de citoyens. On sollicite les responsabilités essentiellement individuelles. Chaque Français exerce des droits caractéristiques fondés sur la reconnaissance de l'individu comme valeur absolue dans l’exercice de responsabilité d’adulte.

Des dispositions politiques et législatives préservent ces organisations éducatives. La notion de peuple mentionnée dans la Constitution française et dans la Loi fondamentale revêtent une signification spécifique. La confusion entre le peuple et la nation est une conséquence d’un régime qui repose sur le droit du sang. Le peuple à l’allemande se définit ainsi au sens ethnico-culturel. L’approche cosmopolite ne peut être un critère d’appartenance au peuple (le Volk.) D’ailleurs tous les Allemands ne vivent pas nécessairement en Allemagne. Il n’y a donc pas nécessairement de lien entre le sol allemand et la nationalité allemande. Cependant, des dispositions nouvelles ont été adoptées en 1999. Le droit allemand de la nationalité a été réformé par le gouvernement fédéral et adopté à une large majorité par le Bundestag (7 mai 1999) et le Bundesrat (21 mai 1999). Cette réforme qui vise à intégrer les citoyens étrangers devrait permettre de réaliser l’un des grands objectifs de la politiqueallemande, à savoir sauvegarder et assurer la paix sociale et intérieure en Allemagne. 

La lecture de la Constitution française propose une autre définition du peuple. Dans le sillon de Renan, chacun peut devenir français par son engagement volontaire dans une conception de la vie qui contribue à la construction de la nation. La situation est contractuelle entre la nation évolutive et le prétendant à la nationalité française. Les prétendants s’engagent aussi en tant que citoyens de la nation française dans la mesure où l’Etat précède la nation. La citoyenneté se confond alors avec la nationalité à la française. Ainsi, la nation à la française s’inscrit dans un référentiel culturel qui constitue un héritage en soi mais qui signifie aussi que la nationalité française ne se lègue pas de génération en génération ou dans une filiation génétique ou pas seulement. En effet, la culture française se nourrit de micro révolutions permanentes par la contribution de chacun des français. Comme le précise Renan, c’est donc une conquête et un plébiscite de tous les jours.

Les structures de l’apprentissage professionnel relatives aux deux pays sont encore des exemples d’application des deux conceptions de la nation. Il est possible de les qualifier d’» ouvertes » pour la France et de « fermées » pour l’Allemagne.

Pour l’apprentissage français, nous avons vu l’existence d’une activité générale qui domine la formation y compris dans la dimension technique. La responsabilité de l’apprenti est réelle jusqu’à l’embauche professionnelle, en post-formation. Le changement d’entreprise n’est pas un obstacle à l’exercice de la profession, au contraire, elle peut constituer une expérience qui est appréciée par les employeurs. La gestion des compétences professionnelles devient une activité élitiste qui facilite le « faire valoir. » Ce dispositif de fonctionnement de la société française pénalise les personnes démunies d’ambition et peut-être de prétentions face aux « requins » du marché du travail. Les délaissés ou les « laissés pour compte » peuvent compter alors sur un Etat providence.

La formation apparaît souvent étrange aux apprentis tellement la théorie est généralisée afin de permettre la mobilité contractuelle des apprentis français. L’organisation de la formation proprement dite est elle-même contractuelle ce qui présente des effets pervers dont le repliement dans le clan familial pour réussir les concours monnayables sur le plan national. La notion de limites géographiques ne présente aucune entrave en France pour la valorisation des acquis reconnue par la loi qui, en particulier, oblige les entreprises à consacrer une partie de leur budget dans la formation continue. La possibilité de rejoindre un cursus d’enseignement général à partir d’une formation technique démontre encore cette notion d’ouverture que la nation française offre à tous ceux qui souhaitent partager ce qui est appelé l’idéal républicain.

En Allemagne, la formation des apprentis est organique puisqu’elle se fonde sur des capacités de formation en entreprise. La « Ausbildung » confond la formation technique et la formation à la culture d’entreprise, caractéristique d’une politique économique et d’une organisation sociale spécifique. Le choix précoce des filières évite une acculturation des candidats au travail et les rend concurrents avec les autres entreprises. Cette disposition est l’expression de la kulturnation à l’échelle de l’entreprise. L’» usinage » intellectuel rend difficile la conciliation avec d’autres entreprises et empêche l’exportation des compétences. L’activité professionnelle circonscrite à l’entreprise signifie que la formation appartient non pas à l’apprenti mais à la dite entreprise. L’apprenti est enfermé dans un dispositif de vie qui le rend dépendant de son entreprise.

Notes
95.

GIRARDET (R.), op. cit. p. 139.