5. Les applications des conceptions nationales et européennes à l’épreuve de l’international

Dès 1919, par le traité de Versailles, l’Allemagne est privée de ses possessions outre-mer, et la France entre dans une période de recentrage sur l’Europe amplifié au milieu du XX° siècle par la décolonisation. L’universalité des droits de l’homme reconnue après la deuxième guerre mondiale, la référence aux organisations de fonctionnement de l’O.N.U. et les organisations de l’Europe telles que la Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe (C.S.C.E.), pèsent sur les décisions des Etats.

Les organisations internationales participent de ce fait à l’élaboration d’une conception sociale qui répondrait à cette approche universelle du respect de la dignité humaine avec la démocratie comme système de gouvernement des nations. Elles tendent à devenir ainsi des moyens pédagogiques pour l’évolution des mentalités confinées dans une identité culturelle circonscrite à la dimension ethnique. Mais il arrive à celle-ci de reprendre le dessus.

Entre la théorie des institutions de chaque pays et leur application, les instances internationales constituent à la fois une fin et un moyen dans une fonction de médiation. Le 16 décembre 1952, une résolution de l’Organisation des Nations Unies recommande aux membres de « reconnaître et favoriser (dans les territoires) placés sous leur administration, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes… »

Le modèle idéal de la démocratie dans le prolongement des droits de l’homme n’est plus considéré comme achevé dans un pays ou dans un autre. Il demeure en devenir au regard des instances internationales qui elles-mêmes évoluent vers plus de considération de l’homme. Aussi, des obstacles se dressent devant la construction de l’Europe. Ils sont dus à des contradictions qui restent à vaincre. Heinrich Kanz rappelle que son existence et sa défense sont d’autant plus complexes que les pratiques de la démocratie dans les nations ne sont pas toujours en corrélation avec celles prônées par les instances internationales qui servent de référentiel pour la construction européenne en ignorant la nécessité d’une éducation pour favoriser la sortie de la minorité dans lequel l’homme s’enferme.

Ainsi, la démocratie ne peut plus se définir par les seuls droits civiques et sociaux. 98 C’est ce qu’avance le sociologue Touraine en précisant que « face à l’essor de l’industrie culturelle mondiale et à la montée des intégrismes, il importe de construire une démocratie, non plus seulement politique et sociale mais aussi culturelle. » Il s’agit pour lui de veiller à deux dangers inverses qui menacent la démocratie : l’assimilation culturelle et la montée des intégrismes. Dans ce contexte, la renaissance des convictions démocratiques passe par l’avènement d’une démocratie culturelle garantissant les droits universels et la diversité des identités individuelles. Selon Touraine, « on ne peut plus établir la démocratie sur des principes transcendants (la raison avec un grand R et le progrès avec un grand P). Le seul principe universaliste acceptable par tous est celui qui proclame le droit de tout à chacun à combiner librement sa participation à un monde globalisé par la technique et l’économique, et les multiples facettes de son identité. » 99

Cette approche de Touraine rejoint Kant dès lors qu’il formule cette thèse sous forme de loi d’action : « agis de manière que tu puisses vouloir que la maxime d’après laquelle tu te détermines devienne une loi générale quel que soit le but que tu proposes. » 100

D’après Dekens, cela signifie que ce qui vaut pour l’action individuelle vaut aussi pour l’action collective, même si la moralité individuelle, la vertu, n’est exigible ni des citoyens ni des politiciens. 101

L’adhésion aux principes des différentes organisations internationales fondée sur la libre volonté des nations caractérise alors une démarche démocratique en cohérence avec l’esprit de ces organisations. Cette situation politique définit le point d’orgue de la culture française : la notion de responsabilité individuelle et la contractualisation sociale. Elle exprime aussi une démarche fédéraliste prônée par l’Allemagne. Ces ambiguïtés sont concrètes à travers la notion de citoyenneté. Le traité de Maastricht définit une citoyenneté de l’Union (Art. 8) : « 1° Il est institué une citoyenneté de l’Union. Est citoyen toute personne ayant la nationalité d’un Etat membre. 2° Les citoyens de l’Union jouissent des droits et sont soumis aux devoirs prévus par le présent traité. » La question de la gestion de ces dispositions se pose pour la France et pour l’Allemagne lorsqu’il s’agit de considérer leur ressortissant en tant qu’individu ou en tant que membre d’une nationalité. Les critères de la nationalité allemande et française répondent-ils aux exigences de cette définition ? L’évolution vers le droit du sol pour l’obtention de la nationalité allemande devrait faciliter la situation allemande. La France, quant à elle, a fait réviser la constitution notamment en raison du droit de vote et d’éligibilité des ressortissants communautaires aux élections municipales.

Cependant des résistances demeurent en matière d’exercice de pouvoir liées à l’éthnicisation des Etats selon Valade. La préservation du commandement national des unités militaires intégrées dans le corps européen en donne un exemple.

La France insiste pour que la construction européenne soit guidée, pilotée par un dialogue permanent entre les Etats membres. Aucun Etat ne peut se voir imposer une décision. Aux yeux des pays qui évitent de prendre en compte le paradoxe de la nation « à la française », l’Etat de la France républicaine se confond avec le garant de son unité et de sa continuité, le Président de la République.Les réunions qui font suite au traité de l’Elysée de 1963, concourent à la réalisation de cette position centralisatrice qui vise en réalité à la mise en application de la devise de la notion d’égalité dans la devise de la République.

Pour l’Allemagne, la communauté doit être un prolongement, une consolidation d’elle-même, le modèle serait une "super-fédération". D’où l’insistance de Bonn sur la dimension communautaire de la construction européenne, la promotion du Parlement européen. La réunification de l’Allemagne n’a d’ailleurs pas posé de problème politique ; certes les ressortissants de l’ex R.D.A. n’étaient pas des étrangers au sens de la nation allemande, mais le système fédéral a permis cette réunion sans modification profonde de la R.F.A. 102 L’aspect économique n’a pas ralenti le chemin vers la monnaie unique, malgré le critère majeur de souveraineté que constitue la monnaie pour l’Allemagne.

Les commissaires de l’Europe, en particulier les Allemands, sont plus attentifs aux procédures des institutions de la communauté, et les Français, au contraire, sont plus inspirés par une communauté cohérente dans un espace économique intégré avec une entité monétaire et politique qui s’affirme vers l’extérieur et en particulier face au monde anglo-américain. L’Etat jacobin à la Française fait donc valoir son monopole des relations avec l’extérieur et, au contraire, les Länder défendent leurs intérêts dans leur domaine de compétences devant les instances européennes.

Les termes du traité relatif à la création de la chaîne culturelle européenne (Arte) le montrent puisque la signature a été réalisée :

  • pour la France : au nom de la République par le Ministre de la Culture, de la Communication, des Grands Travaux et du Bicentenaire et le Ministre délégué auprès du Ministre de la Culture, de la Communication, des Grands Travaux et du Bicentenaire, chargé de la Communication ;
  • pour l’Allemagne : par les Ministres-Présidents représentant : Le Land de Bade-Wurtemberg, l'Etat Libre de Bavière, le Land de Berlin, la ville Libre Hanséatique de Brême, la Ville Libre et Hanséatique de Hambourg, le Land de Hesse, le Land de Basse-Saxe, le Land de Rhénanie du Nord-Westphalie, le Land de Rhénanie-Palatinat, la Sarre, le Land de Schleswig-Holstein. 103

Par ailleurs, dans le cadre de la convention concernant l'établissement de lycées franco-allemands, portant création du baccalauréat franco-allemand en 1972 et fixant les conditions de la délivrance de son diplôme, l’article 34 prévoit que «  les dispositions relatives à la mise en oeuvre de la présente Convention et les programmes d'enseignement harmonisés pourront être modifiés ou complétés par échanges de lettres entre le Ministre des Affaires étrangères et le Ministre de l'Education nationale de la République française, d'une part, et le Ministre des Affaires étrangères de la République fédérale d'Allemagne d'autre part. » 104

Dans ces deux exemples nous pouvons observer une représentation politique différente qui reflète l’organisation de chaque gouvernement mais qui traduit aussi des repères identitaires singuliers. Ainsi, l’approche de Touraine montre la nécessité de développer une démarche de formation et d’éducation pour promouvoir ce qu’il appelle la démocratie culturelle tout en préservant l’analyse de Dekens :  « Le primat de la morale comme droit sur la politique comme technique. » 105

Notes
98.

« Les fondements de la démocratie », Revue Sciences Humaines n° 81, mars 1998, p. 19.

99.

id. p. 33.

100.

DEKENS (O.). – KANT, Projet de paix perpétuelle, Bréal, 2002, p. 78.

101.

id. p. 108.

102.

Livre blanc 1994, livre blanc sur la sécurité de la République fédérale d’Allemagne et la situation et l’avenir de la Bundeswehr, op. cit.

103.

Traité portant création de la chaîne culturelle (Arte), Berlin, la documentation française, 2 octobre 1990.

104.

id. article 34.

105.

DEKENS (O.), op.cit. p. 78.