Conclusion

Au terme de cette première partie, nous pouvons remarquer que le contexte général des deux armées, l’armée française et la Bundeswehr, se caractérise par des conceptions, des structures et des organisations différentes. Installé dans un continuum, chaque pays entretient des relations humaines qui lui sont propres. Deux systèmes culturels sont donc en présence, et, bien qu’éclairées par la défense du respect de la dignité humaine, la France et l’Allemagne apparaissent cependant différentes et, parfois, opposées. Cette opposition à travers le temps s’est concrétisée par des affrontements guerriers et donc la mise en œuvre de moyens armés pour défendre un idéal circonscrit à leur type de représentation du monde.

Le système français est attiré par la promotion de la dignité humaine celui de l’Allemagne aussi. Cependant l’organisation socio-politique exprime une approche culturelle de deux conceptions de la nation. Les organismes institutionnels spécifiques à chaque pays abordent l’intégration de leurs ressortissants en relative cohérence avec leur conception de la relation de l’Homme avec son environnement. Il en résulte un rapport des armées avec leur nation, quasiment charnel, pour défendre les intérêts nationaux.

Le système de la France tente de se fixer un idéal de l’être humain quels quesoient ses origines, son éducation et les éléments culturels qui peuvent le définir. Considéré comme une valeur absolue à défendre, l’Homme se pose au centre des préoccupations des institutions mais chaque nation secrète une citoyenneté qui lui est propre. L’approche culturelle est alors paradoxale puisqu’elle vise au développement de la démocratie dans la République qui selon Dekens : «  est la seule forme de gouvernement qui assure un maximum de liberté pour chacun, compatible avec une soumission de tous à un pouvoir partagé qui garantit par ailleurs l’égalité de leur droit. » 112 Ainsi, elle rend complexe la maîtrise des relations humaines dans la considération de la singularité de l’individu. La communauté humaine est alors une société ouverte qui tend vers l’universel.

La volonté de vivre ensemble et l’adhésion au principe de la République se traduisent par la notion du contrat, cependant les effets de la rationalisation mécanique dans le domaine de l’humain deviennent contradictoires avec les effets attendus. L’histoire nous montre en effet que chaque fracture socio-politique correspond à un excès de rationalisation et de mécanisme dans les relations au détriment de la préservation de l’idéal qui inspire précisément un respect mutuel attendu.

Le système communautaire, en germe dans la conception de la nation selon Fichte considère l’idéal humain comme une sorte de pureté de la filiation et de l'héritage génétique. L’identité communautaire est alors déterminante et c’est celle-ci qui prévaut. Les repères culturels sont construits et ils se concrétisent par une approche réaliste. L’une des conséquences de l’application de cette approche culturelle vise à l’exclusion. L’approche clanique et ethnique de ce système culturel élimine toutes les possibilités de coopération en dehors de toute domination et soumission. Ce système organiciste récuse le contrat individuel en développant le contrat de type « familial. »

La notion de progrès se concrétise alors dans le domaine économique et financier. Dans l’activité professionnelle, la socialisation est très forte. La culture d’entreprise et la formation technique sont confondues. L’esprit de l’entreprise se développe chez les personnels par contamination avec une référence pragmatique au modèle développé localement. La géographie physique, dans la définition des länder, est un des critères qui facilite les repères du positionnement culturel. Cependant tous les habitants de cet espace, défini et fermé, ne sont considérés d’une même culture que par filiation. L’individualisme prend une dimension collective avec une forte inclination pour les symboles. Le système fédéraliste exprime alors des principes d’union et d’alliance de groupe au détriment de l’activité individuelle.

Les organisations sociales, politiques, économique et d’éducation contribuent à pérenniser ces deux systèmes. Cependant, la dichotomie n’est pas aussi rigoureuse dans son application et des interpénétrations sont réelles dans la mise en oeuvre des deux systèmes.

L’environnement culturel de chaque pays, héritage des Lumières et du Romantisme, constitue donc le fond de tableau des systèmes de défense spécifiques, en particulier de l’armée française et de la Bundeswehr. Tandis que les politiques respectives cherchent à promouvoir la paix, les systèmes culturels demeurent différents, et, les institutions de chaque pays cherchent à préserver et à promouvoir leur système culturel ce qui tend à reproduire leurs différences.

La différence entre ces deux systèmes culturels devrait imposer des systèmes de défense non moins différents. C’est le cas, dans la mesure où les armées sont sous commandement national. Chaque armée est donc organisée pour défendre un système politique et une organisation sociale. Néanmoins, nous avons observé l’influence des instances internationales. Elles invitent les armées à s’inscrire dans une référence qui transcende les cultures nationales. Ancrée dans les Droits de l’homme, orientée vers les actions humanitaires, cette référence culturelle internationale vient en tension avec le système national (identité individuelle pour la France et identité d’un « être collectif » pour l’Allemagne) dès lors que celui-ci ne s’inscrit pas pratiquement et concrètement dans la première.

Les soldats d’une nation se trouvent ainsi en tension entre deux référentiels culturels auxquels s’ajoute dans l’action militaire le référentiel culturel des autres nations, les alliés. Ainsi, la question centrale de cette recherche trouve son fondement ici : Comment peut se concevoir la formation d’un soldat de la paix s’inscrivant dans une double référence culturelle, nationale d’une part et transnationale d’autre part ?

Eclairé par notre hypothèse partielle – les structures des Etats répondent à des besoins sociaux qui traduisent une référence culturelle identifiable et particulière – notre questionnement peut se prolonger maintenant pour envisager la perspective de la construction d’une défense européenne. Orientée par notre hypothèse principale – une tension entre les différences culturelles n’interdirait pas la formation d’un soldat de la paix si les formateurs favorisaient, chez chaque soldat, l’émergence d’une conscience raisonnée de ses actes, inspirée et éclairée par le respect de la dignité humaine – nous devons observer maintenant l’influence des deux systèmes culturels sur chacune des armées et les conditions conceptuelles qui inspireraient les fondements de la formation d’un soldat de la paix.

Notes
112.

DEKENS (O.), op. cit. p. 98.