TITRE II
CULTURE ET FORMATION MILITAIRE

INTRODUCTION

Aujourd’hui, le chef militaire n’est plus le guide qui a tous les pouvoirs de décision, mais il est celui qui sert une cause commune, au nom d’un idéal, affirmée par des instances internationales à la suite du traité de l’Elysée :

‘«  La République française et la République d’allemagne,

Convaincues que tous les peuples de notre continent ont un même droit de vivre dans la paix et la liberté et que les renforcements de l’une comme de l’autre est une condition de l’établissement d’un ordre de paix juste et durable dans l’ensemble de l’Europe,
… » 113

Sous l’ancien régime, les colonels français achetaient leur régiment car « …,on peut se demander comment des éléments populaires auraient pu disposer d’un armement, d’un équipement, d’un entraînement, susceptibles de les transformer du jour au lendemain en sergents à cheval. …, on peut penser que cette catégorie comportait des serviteurs de grands seigneurs, pourvus par leurs maîtres… » 114 Les princes allemands avaient des prérogatives similaires qui leur offraient un statut particulier et des prises de décisions unilatérales. 115 L’héritage se concrétise par une manière de définir la conduite des opérations militaires en combinant trois facteurs : 1° un chef, 2° une mission, 3° des moyens. La chronologie, insignifiante en apparence, est déterminante et explicite d’un modèle social : paternaliste, monolithique, corporatiste, de soumission, de responsabilité collective. Dans ce cas, c’est bien le chef qui compte, qui commande et qui assume collectivement la responsabilité des résultats des actions.

Or aujourd’hui, cette chronologie est énoncée de la façon différente : 1° une mission, 2° des moyens, 3° un chef. 116 Ce n’est plus la raison de l’héritage groupal, la transmission des traditions ou la seule cause nationale qui prévalent, mais une référence supérieure qui appelle précisément à la raison puisqu’elle transcende les mobiles personnels. Le contrôle de l’action militaire n’est plus du seul ressort du chef militaire, le contrôle devient contractuel puisque la mission est elle-même contractuelle. Le chef doit se mettre alors au service de la mission, et il se trouve au même niveau que toutes les parties prenantes.

Ainsi, la notion de « service » reste intrinsèque au statut de fonctionnaire du soldat français et au concept de citoyen en uniforme du soldat allemand : il s’agit de sauvegarder la nation. cette situation est concrétisée dans l’articulation entre le politique et l’armée puisque dans la Bundeswehr le ministre de la Défense est le chef en prise direct avec l’armée, et en France le chef de l’Etat est le chef des armées.

De plus, en tant que moyen d’une politique, l’armée constitue une entité ou une corporation. Son organisation structurelle est donc spécifique suivant le modèle bureaucratique avec une hiérarchisation très forte. La reproduction sociale est légitimée par l’intégration dans la nation mais surtout par les objectifs politiques. Ainsi, le soldat doit se conformer à une professionnalisation et à un métier dans l’expression de sa technique. Les sources d’inspiration du métier peuvent être individuelles, réfléchies, raisonnées et éclairées par une légitimité en lien avec les valeurs humanistes profondes mais ce sont les objectifs politiques qui sont déterminants.

Il en résulte une forte hiérarchisation tant dans les structures des organisations que dans les relations entre les personnes qui la composent. La décision d’emploi de la force armée appartient au domaine politique, la mise en œuvre du bras armé de la Nation est donc considérée comme une simple technique. Ainsi, les soldats peuvent être démunis de la conscience de l’exercice de leur métier, bien que l’utilisation des armes sollicite une conscience forte des conséquences incontrôlées. Si techniquement, l’action militaire génère des combats meurtriers, elle doit plutôt neutraliser l’adversaire dans l’esprit de défendre la paix : « Il est urgent aussi que l’Europe s’impose en tant qu’acteur international. Elle est un exemple pour tous ceux qui refusent la fatalité de la guerre. Son rêve n’est une vaine gloire dont elle a épuisé les illusions mais de mettre sa puissance au service de la paix. » 117

Cette nouvelle démarche inscrit donc les militaires dans une référence transnationale qui interroge sur la réalité des sources d’inspiration des actions militaires même, si comme le prétend le ministre de la défense de l’armée française, « … le métier militaire, plus que tout autre, est un métier européen. »118 Ainsi, le militaire devrait en même temps être capable de défendre sa nation et de dépasser les intérêts politiques, économiques et culturels de sa propre nation.

Nous sommes précisément sous l’éclairage de la métaphore de la plante de Kant : « Chez les Allemands, le génie s’épanouit davantage à la racine, chez les Français à la fleur. » 119 Soit on ne voit que la racine, nous sommes dans une démarche organiciste, soit on ne voit que la fleur, nous sommes alors dans une disposition théorique idéaliste qui imposerait des applications rationnelles et formelles pour une mise en conformité. Aussi, en ignorant les liens (la tige) à établir dans la formation entre ces deux approches, nous pouvons poser l’hypothèse secondaire qu’en favorisant l’instinct grégaire des individus, les organisations sociales favorisent l’agrégation des identités individuelles en identités collectives. Dans ce cas, malgré les situations contractuelles que vivent les militaires français et allemands, comment peuvent-ils réaliser la plénitude de leur identité dans l’expression du concept présenté par Hannoun (unité, unicité, continuité).

C’est précisément ce que nous allons voir en observant tout d’abord l’organisation des systèmes éducatifs des deux armées : la Bundeswehr et l’armée française. Nous chercherons ensuite à définir les rapports qui pourraient être établis avec la conception de la nation qu’ils sont sensés promouvoir. Nous constaterons enfin que chacune des armées tend vers la promotion de l’Homme pour une implication individuelle. Le concept de Bildung nous éclaire dans ce sens. Il permet de mettre en évidence une forme de contractualisation plébiscitée à chaque instant pour ne pas se construire une identité collective au sens ethnique.

Notes
113.

Le traité de l’Elysée a 25 ans, op. cit. p. 45.

114.

CORVISIER (sous la dir.), op. cit. tome 1, p. 90.

115.

Argumentation de M. Gerhard SCHRÖDER, chancelier de la République Fédérale d’Allemagne, lors du 40ème anniversaire du traité de l’Elysée devant les membres de l’Assemblée nationale et du Bundestag, à Versailles, le 22 janvier 2003.

116.

ordre de transition n°1, pour une armée professionnelle, document interne à l’armée de terre française, 1996, consulté dans l’institution.

117.

M. Jacques CHIRAC, président de la République française, lors du 40ème anniversaire du traité de l’Elysée devant les membres de l’Assemblée nationale et du Bundestag, à Versailles, le 22 janvier 2003.

118.

Conférence des écoles militaires de l’Union européenne : « Nous coopérons déjà sur le terrain ; nous procédons à des échanges ou des exercices d’entraînement communs. Mais il manque une pièce essentielle à ce puzzle : nous ne disposons d’aucune école de formation initiale qui puisse donner, à l’orée de la carrière d’officier, une approche et une sensibilité voisines pour favoriser une culture commune aux officiers et pouvant être définie comme la volonté de penser puis d’agir ensemble…le métier militaire, plus que tout autre, est un métier européen », extraits du journal Ouest – France du 17 juillet 2002.

119.

Le traité de l’Elysée a 25 ans, op. cit. p. 23.