2. Une conception pédagogique enserrée entre l’esprit et la lettre

La dimension technique du métier de soldat étant persistante, la fonction de formateur étant fusionnée avec celle de chef, le comportement et « la manière d’être » étant enseignés dans une approche comportementaliste, il semble opportun maintenant de se rendre compte des dispositifs pédagogiques qui sont à l’œuvre dans les deux armées. Si dans l’armée française, la référence est le Manuel de pédagogie militaire, dans la Bundeswehr cette pédagogie prend corps à travers une méthode qui repose sur des produits audio visuels.

Dans une certaine cohérence avec le commandement participatif par objectif, la pédagogie participative par objectif est d’ailleurs préconisée dans les deux armées. L’ambiguïté de cette conception est largement détaillée dans l’ouvrage de Hameline. 144 Selon l’auteur, une distinction est nécessaire entre finalité et objectif en introduisant la notion de but qu’il définit de la façon suivante : 145

‘« Une finalité est une affirmation de principe à travers laquelle une société (ou un groupe social) identifie et véhicule ses valeurs. Elle fournit des lignes directrices à un système éducatif et des manières de dire au discours sur l’éducation.
Un but est un énoncé définissant de manière générale les intentions poursuivies soit par une institution, soit par une organisation, soit par un groupe, soit par un individu, à travers un programme ou une action déterminés de formation.
Un objectif général est un énoncé d’intention pédagogique décrivant en termes de capacité de l’apprenant l’un des résultats escomptés d’une séquence d’apprentissage. »’

Cette distinction fait apparaître deux champs possibles de la formation, d’une part celui de la confusion entre les finalités et les objectifs et d’autre part celui la distinction.

Dans le premier cas, la culture est étatisée, les individus se conforment de façon rationnelle au milieu naturel et circonscrit à leur groupe. La formation développe alors le corporatisme qui guette implicitement les armées dans la mesure où elles défendent les valeurs de leur nation.

Dans le deuxième cas, la formation est conçue comme une nécessité avec des effets limités au regard du degré d’appropriation par les apprenants.

C’est ainsi que de Landsherre nous confirme les égarements possibles dans la pratique de la pédagogie par objectifs car elle « est surtout celle des malentendus, tant la conception la plus saine se rencontre à coté de naïvetés et d’erreurs grossières. Définir des buts et des objectifs de façon aussi précise et méthodique que possible ne préjuge pas de la façon de les poursuivre. On peut le faire soit analytiquement soit globalement en s’efforçant d’inscrire toutes les activités dans leur perspective. Dans le premier cas et dans le meilleure des hypothèses, on aura probablement affaire à une pédagogie humaniste ; dans le second, l’option sera probablement technocratique (illustrée par exemple, par l’enseignement programmé skinnérien). » 146

Ainsi, la notion d’objectif peut se comprendre dans le sens d’un but concret et matériel défini par le formateur que chacun des stagiaires doit atteindre. Liée à cette notion d’objectif et dans cette acception, la notion de participation n’est que comportementalisme et conditionnement. Le stagiaire doit se conformer, en participant, aux attentes du formateur.

La deuxième acception de l’objectif est de l’ordre de la visée éducative. Cet objectif se définit dans l’immatériel et l’impalpable. Il ne peut pas être atteint, mais il fixe un horizon vers lequel le stagiaire s’engage. Dans ce cas le formateur accompagne le stagiaire dans son apprentissage. Le formateur est dans une fonction de pédagogue au sens étymologique du terme ; les procédures pédagogiques sont au service du processus de formation. La participation est alors active et se vit par l’intérieur dans la mesure où le formateur ne demeure qu’un accompagnateur.

Eclairé par ce positionnement face à la pédagogie participative, observons celle utilisée dans les armées. En France, la pédagogie participative par objectif se traduit dans le Manuel de pédagogie militaire par la mise en évidence de quatre attitudes pédagogiques. 147 Elles font appel aux sens naturels tels que l’ouïe ou la vue. La première est l’attitude « informer. » La relation du formateur avec le formé est unidirectionnelle. Le formateur parle, le formé écoute. Cette pédagogie traditionnelle repose sur l’intention de faire reproduire ce qui est connu et, à l’évidence, circonscrit le savoir du stagiaire à celui du formateur. Elle est préconisée pour la transmission de savoir théorique. La démarche pédagogique est une mise en conformité du stagiaire avec le formateur. L’intervention magistrale caractérise le plus couramment la relation pédagogique.

La deuxième attitude est « démontrer. » Cette attitude est préconisée pour la transmission d’un savoir technique et gestuel. Le manuel de pédagogie militaire valorise la pertinence de cette attitude puisqu’elle permet la transmission de savoir-faire. Elle met en évidence la notion de l’exemplarité du formateur afin que le stagiaire reproduise son comportement. Les stagiaires doivent être disposés en arc de cercle, et le formateur doit se trouver sur cet arc et au milieu. Cette précaution formalise la gestuelle sans inversion de sens possible. Lorsque le formateur tend le bras vers la gauche, les stagiaires visualisent le geste qu’ils doivent produire et tendent le bras vers la gauche, dans le même sens, sans effet de miroir. Le sens est ici la direction physique. L’imitation est la caractéristique principale de cette attitude qui se décompose en trois phases en faisant appel, à nouveau, aux capacités sensorielles des stagiaires. La première phase est une démonstration par le formateur en silence. Les stagiaires écoutent et se taisent. Seule leur capacité visuelle est mise en alerte : ils regardent. La deuxième phase est consacrée à une nouvelle démonstration du formateur. Il reproduit les gestes qu’il a faits dans la première phase et il les accompagne, cette fois, d’explications orales. Les stagiaires voient à nouveau les gestes qu’ils devront exécuter et ils entendent les explications de chaque mouvement.

Alors qu’ils sont passifs lors des deux premières phases, les stagiaires vont exécuter les gestes du formateur à l’imitation dans la troisième phase. Le formateur fait les mêmes gestes pour la troisième fois, donne des explications pour la deuxième fois et fait faire les gestes pour la première fois. Les stagiaires suivent le formateur. Ils voient pour la troisième fois, ils entendent les explications pour la deuxième fois, et ils agissent pour la première fois. Ensuite le manuel de pédagogie militaire préconise une action libre qui consiste en réalité à se conformer à l’exactitude du formateur par la répétition. Cette phase complémentaire est souvent appelée « le drill. »

La troisième attitude pédagogique est « interroger. » Orientée essentiellement vers une relation de contrôle par le formateur, son utilisation est envisagée pour mesurer le degré de mise en conformité du stagiaire. Le formateur pose des questions et le stagiaire répond. Seules les réponses en corrélation avec les attendus du formateur sont prises en compte. Les réponses en marge des attendus ne présentent aucune validité aux yeux du formateur.

La quatrième attitude est « faire chercher. » Présentée comme une attitude pédagogique sur le même plan que les trois autres, cette quatrième attitude est en réalité une véritable conception de formation. Elle s’organise en trois phases :

Les interventions du formateur sont moins formelles que dans les trois autres attitudes. Il devrait utiliser les autres attitudes comme des outils pédagogiques puisque dans la première phase « il informe », dans la seconde « il interroge », et dans la troisième phase il peut « informer, interroger et démontrer. » L’implication et la participation des stagiaires sont sollicitées. La solution peut être celle des stagiaires.

C’est dans l’utilisation de cet outil pédagogique, « faire chercher », que la pédagogie pourrait trouver son qualificatif de « participative par objectif » si elle développait des effets éducatifs développés par les stagiaires eux-mêmes. En apparence, elle consiste à partir d’une situation concrète sans interférer sur les capacités des stagiaires ce qui devrait leur permettre de s’instrumenter personnellement.

Or, selon Michel Soëtard le but de l’éducation doit se concevoir en conservant l’épaisseur humaine comme sujet de formation qui induit des imperfections et une impossible mise en conformité pour préserver une pertinence dans l’action imprévisible par nature. En effet « l’éducation proprement dite est une action fondée sur des savoirs explicites ou implicites qui ne peuvent la guider valablement que dans la mesure où ils perdent leurs généralités pour s’appliquer aux contingences d’une situation toujours particulière. Ceci implique chez ceux qui participent au processus éducatif une liberté de ré interprétation pouvant aller jusqu’à la négation. » 148

Cependant, dans l’utilisation de cette attitude pédagogique les réponses sont attendues par le formateur et l’emploi de cette attitude n’est qu’un artifice pour mettre le stagiaire en conformité. Elle est d’ailleurs assez peu utilisée dans la mesure où elle ferait perdre du temps au formateur qui préfère montrer ce qu’il faut faire, puis faire réagir à partir d’un stimulus. La pédagogie est ainsi participative mais sans implication ni investissement personnel puisque les objectifs techniques sont posés. Particulièrement élaborées pour la transmission des techniques militaires afin de se conformer à des notices et de reproduire des gestes, ces attitudes pédagogiques présentent un obstacle dans l’acquisition d’un comportement qui devra traduire une liberté de ré-interprétation dans des situations toujours nouvelles et imprévisibles par nature. Or le chef d’état-major l’a rappelé en 2003 : « l’état d’une armée professionnelle ne se décrète pas, il s’acquiert. » Cette injonction paradoxale met en évidence que les formateurs ne devraient pas transmettre de façon mécanique un apprentissage qui fait appel à la raison.

Dans la Bundeswehr, et plus particulièrement dans l’école des sous-officiers du 2ème corps d’armée, l’approche pédagogique est présentée dans un vidéogramme qui fait découvrir l’école. 149 Les différentes scènes et leurs explications décrivent une similitude avec les mêmes procédés pédagogiques de l’armée de terre française. Nous y trouvons la transmission des savoirs, des savoir-faire et des savoir être. Les attitudes « informer », « démontrer », « interroger », « faire chercher » sont observables dans les diverses séquences.

L’attitude « faire chercher » apparaît la plus utilisée. En réalité, elle semble être l’expression de « situations problèmes » utilitaire sans une dimension raisonnée, dans la mesure où la solution à rechercher est essentiellement technique. La mise en conformité avec les connaissances des formateurs perdure. Mais, cette pratique dans la Bundeswehr réaffirme l’intention de transmettre des techniques professionnelles. La formation culturelle se réalisant par imprégnation de façon organiciste facilite l’assimilation et la reproduction sociale que requiert la culture nationale allemande.

Les pratiques pédagogiques dans les deux armées sont donc normées. Elles sont préconisées pour atteindre des objectifs professionnels. Qualifiée de participative, cette pédagogie est en réalité une adaptation de chaque soldat à un attendu technique mais aussi social. Cette pédagogie est donc une pédagogie du conditionnement.

Notes
144.

Hameline (D.). – Les objectifs pédagogiques en formation continue suivi de l’éducateur et l’action sensée,Paris, ESF, 1979, 11ème édition 1993, 224 p.

145.

id. p. 97.

146.

DE LANDSHEERE (V.). – L’éducation et la formation, Paris, P.U.F., 1992, p. 145.

147.

Manuel de pédagogie militaire, France, op. cit. p. 45.

148.

DE LANDSHEERE (V.), op. cit. p. 3.

149.

Schulfilm, Heersunteroffiziersschule II, Weiden, 1997.