3. Une théorie pédagogique incertaine pour la transmission d’un héritage culturel et pour la production d’une formation libératrice

« C’est la raison qui est rare », dit Alain. 150 Hameline se réfère à Alain pour apporter une forme de conclusion aux difficultés que rencontrent les formateurs dans leurs pratiques pédagogiques. Il affirme ainsi que la raison devrait être l’élément médiateur entre deux impossibilités à tenir ensemble : 151

‘« Impossible donc de ne pas tâter de la rationalité planificatrice, car elle participe de ces valeurs qui règlent le lien social dans la société productiviste. Pourtant le risque immense de promouvoir la folie qui, effectivement, pervertit ces valeurs et ce lien.
Impossible alors de ne pas dénoncer cette perversion latente des intentions éducatives. Le risque est de se priver d’un outil de pensée qui contribue grandement à rendre intelligible ce que l’on fabrique.’ ‘Quiconque se donne l’ambition de tenir ensemble ces deux impossibilités mesurera d’emblée que cet équilibrisme n’a rien de confortable. »’

C’est ainsi qu’Hameline constate que c’est la raison qui est rare, et l’utilisation de moyens modernes tels que les vidéogrammes dans la Bundeswehr semblent le confirmer. 152 Dans le stage de perfectionnement des sous-officiers, trente sept heures sont consacrées à la « conduite du chef » à partir d’éléments audiovisuels. Mais la gestion des mises en situation appelle des réponses techniques qui écartent la réflexion et la construction conceptuelle d’une référence. La possibilité de transférer la solution technique évoquée met une incertitude sur la compréhension des raisons fondamentales et raisonnables. Cette modélisation du comportement laisse donc peu de place à l’initiative et vise à la reproduction.

Cette approche de la formation à l’aide de moyen vidéo et informatisé est connue aussi dans l’armée française. Dans la revue « L’Armement », une coproduction présente cette utilisation sous le titre : « MODMIL : former au commandement à l’aide de simulateurs. » 153 Les auteurs définissent MODMIL, qui peut être traduit par « modèle militaire », comme : « un simulateur sous-tendu par un modèle intégrant les différentes théories psychosociologiques de la motivation. Il permet d’analyser la motivation sous l’angle systémique et de suivre son évolution temporelle dans des cas militaires concrets. Il constitue un bon outil d’enseignement à l’exercice du commandement, qui a été validé au cours d’une pré-étude effectuée aux écoles de Coëtquidan. » Après avoir décrit le contexte général de la simulation, les auteurs précisent la pertinence de cet outil, de leur point de vue, à partir de concepts qui appartiennent aux sciences humaines. 154

Pour eux, la simulation est la reproduction artificielle des caractéristiques de logique, de performance et d’évolution de quelque chose de réel. Le simulateur, lui, est un appareillage qui reproduit le fonctionnement d’une machine exécutant habituellement une tâche en interrelation avec l’homme. Les deux concepts de base sur lesquelles ils s’appuient, sont « La force agissante » et « Le signal d’erreur. » Ils traduisent implicitement leur souci d’une mise en conformité du comportement dans les relations de commandement comme il est souhaitable de le faire dès lors qu’il s’agit d’apprendre à utiliser une machine dont les règles d’emploi sont complexes. Les auteurs précisent en effet que la force résulte toujours ou est influencée par la comparaison de deux états : le but d’une part et la réalité d’autre part, « C’est la différence entre objectif et réalité qui pousse à l’action. »

La mise en conformité est alors explicite. La démarche pédagogique utilisée, aussi, dans le séminaire de « conduite de chef » dans la Bundeswehr procède du même principe. La planification des interventions opérationnelles est le modèle appliqué en formation sans laisser la place à l’incertitude. L’outil pédagogique laisse l’illusion d’une participation active de l’utilisateur qui en réalité se soumet à des données intégrées. Les objectifs de formation sont considérés comme finis. Le processus sous-tend ainsi l’idée que la solution est donnée et exportable en l’état. Les auteurs annoncent dans leur conclusion cette ambition : « L’objectif n’est en aucun cas de donner des recettes de commandement mais, au contraire, de s’exercer à la complexité et, à terme de parvenir à la maîtriser. » Cependant, sa mise en œuvre reste ambiguë

Les outils pédagogiques extraits du Manuel de pédagogie de l’armée de terre dans l’armée française confortent les formateurs dans leurs intentions d’imposer le savoir. Il est possible d’observer la volonté de transmettre un savoir, un savoir-faire et un savoir être. Cette présentation de la formation est étudiée aussi dans l’entreprise en dehors de l’institution militaire. 155 Cependant, les formateurs ne font pas de différences dans leurs relations pédagogiques au regard du type de savoir à transmettre. Ils considèrent que le savoir-être peut se transmettre d’une manière identique à celle d’un savoir-faire. Ils privilégient d’ailleurs l’attitude « démontrer » qu’ils généralisent volontiers pour la transmission de tous les savoirs. Ainsi, la formation est une formation comportementaliste qui préjuge de l’efficacité d’une reproduction des comportements dans d’autres circonstances. La notion d’obéissance est nécessairement recherchée. Le savoir-faire du formateur est donc essentiel en dehors de toutes considérations relatives aux différents types de savoirs (savoir, savoir-faire, savoir être) auxquels il conviendrait d’y ajouter le savoir-devenir. 156 L’auteur définit les Savoirs comme la réalisation d’objectifs cognitifs, les savoir-faire comme des objectifs méthodologiques, les savoir-être comme des objectifs comportementaux. Selon l’auteur, le savoir-devenir consiste à « développer sa conscience de la pluralité des patrimoines culturels, naturels et linguistiques ; devenir des euro-citoyens engagés dans le présent et le futur pour la défense active de ces patrimoines. » C’est aussi de ce savoir-devenir que les formateurs devraient développer chez chacun des soldats en formation puisqu’il est convenu qu’ils devront assumer une responsabilité individuelle de leurs actes dans des situations impossibles à prévoir à l’avance. C’est probablement à ce moment de la formation que pourrait se jouer le contrat moral tout en considérant les dimensions de l’identité selon Hannoun (unité, unicité, continuité). 157

Pourtant, dans le cadre de leurs actions de formation, les formateurs devraient aborder cette dimension en traitant l’exploitation éducative d’une formation réussie. Mais le Manuel de pédagogie militaire pose les limites lorsqu’il est précisé : « Cette ultime étape qu’il (le formateur) anime et conduit personnellement, consiste à mettre à profit le climat psychologique très favorable, et tout particulièrement le capital confiance accumulé par les cadres et les militaires du rang, pour les faire réfléchir en commun sur le sens et la portée de la mission accomplie, restituée dans un contexte plus vaste de la défense et de sa finalité. Détailler davantage cet aspect sortirait du cadre normal de la pédagogie ; le lecteur pourra sur ce sujet se reporter utilement aux directives concernant la formation militaire générale. » 158

Notes
150.

Hameline (D.), op. cit. p. 216.

151.

Ibid.

152.

Document de synthèse d’une présentation de l’école des sous-officiers de l’armée de terre de Weiden, stage de perfectionnement pour sous-officiers, 1998, fiche 4/2, situation 04/94.

153.

FOURCADE (J.), COPIN (S.), KARSKY (M.). – « MODMIL : former au commandement à l’aide de simulateurs », L’Armement, Revue de la direction générale de l’armement, juillet et août 1996, pp. 29 à 34.

Les auteurs sont respectivement : médecin-chef des services centre d’études en sciences sociales de la défense, psychosociologue et directeur KBS (Knowledge Based Simulation).

154.

id p. 34.

155.

THERY (B.). – « Entreprise milieu éducatif, rapport de recherche », Paris, novembre 1986, cité par A. PAIN Education informelle. Les effets formateurs du quotidien, Paris, L’harmattan, 1990, p. 169.

156.

LAVOLLEE (D.). – « Témoignage sur la réalisation d’un projet européen au lycée (Socrates / lingua-Action E) », in (Sous la direc. Dominique Groux et Nicole Tutiaux-Guillon), les échanges internationaux et la comparaison en éducation, pratiques et enjeux, Paris, l’Harmattan, 2000, pp. 199-200.

157.

HANNOUN (H.). – « L’intervention éducative dans le conflit identité-intégration », Revue Penser l’éducation, n°2, 1996, p. 61.

158.

Manuel de pédagogie militaire, France, op. cit. p. 42.