4. Une intégration culturelle organiciste et naturelle des soldats

L’affectation directe dans les régiments pour tous les soldats de la Bundeswehr, quelle que soit la future position hiérarchique, peut permettre de qualifier de technique ce type de formation. Cependant, cette démarche facilite l’intégration de la culture régimentaire comparable à une culture d’entreprise. Cette précision est d’autant plus importante que la Bundeswehr a réalisé une véritable rupture avec son passé, ce qui a eu pour conséquence de réduire considérablement les activités conventionnelles et la formation traditionnelle qui repose sur la transmission de savoirs acquis.

Ce n’est pas le cas dans l’armée française où la tradition demeure très forte. Elle l’est aussi par ses conséquences dans l’apprentissage de la responsabilité et de la prise d’initiative puisqu’elle se réduit à l’exécution de gestes traditionnels avec pour conséquence un conditionnement professionnel. L’identité collective des militaires du rang est une réalité, par défaut, d’une prise de conscience du sens profond de leur métier. Seul l’exécution technique prévaut pour atteindre les attendus fixés par l’institution.

Cependant, l’engagement personnel est sollicité dès lors qu’en cours de formation, les soldats allemands expriment individuellement un serment de fidélité. Le serment se prononce d’ailleurs collectivement devant le drapeau ce qui valide « l’être collectif » en termes d’identité. 159 Cependant, nous pouvons faire à nouveau une interprétation de cet engagement dans la mesure où l’exécution du service militaire, et a fortiori les premières périodes de l’engagement, sont réalisées par des volontaires. La situation d’objecteurs de conscience étant reconnue comme un état du citoyen allemand qui veut préserver la sécurité de son pays. De ce fait, tous les militaires allemands peuvent être considérés comme des volontaires.

La cérémonie de présentation au drapeau est, aussi, l’une des activités des traditions dans l’armée de terre française. Elle est programmée comme un achèvement de la formation des soldats français qui suivent une formation similaire aux soldats de la Bundeswehr tant dans les contenus que dans les démarches pédagogiques de formation. Dans les deux cas, en effet, les procédés de formation consistent à préciser que « les stagiaires vont savoir ce que  les formateurs savent. »

Ainsi la présentation au drapeau des soldats français est similaire puisque lors de cette cérémonie les soldats sont passifs. Exécutant les ordres, les soldats écoutent les messages donnés par les officiers qui sont toujours orientés sur la compréhension de l’histoire avec l’évocation des anciens et de leur sacrifice. « Le devoir de mémoire » est mis en évidence. La reproduction du passé est ainsi sollicitée. Les ordres font réagir les soldats dont l’exécution d’une gestuelle qui est toujours irréprochable, tellement la préparation physique est importante et les répétitions sont nombreuses.

Bien sûr, ces ordres qui appellent des postures physiques ont eu leur raison d’être. Au moment de les introduire dans les usages de l’armée, les « bonnes raisons » de leur application étaient justifiées. Aujourd’hui, nous pouvons observer une exécution des mouvements techniques vidés de leur sens, ce qui transforme les soldats en automates. C’est ce que précise Pascal Venesson, directeur du centre des sciences sociales de la défense en France : « une institution close, suite de mécanismes en mouvement perpétuel, assurant la surveillance de reclus dépouillés de leurs attributs ordinaires et contraints d’interrompre leurs rapports avec l’extérieur. En son sein, on manipule, on façonne, on dresse les corps, on veille à l’obéissance. Les règlements sont minutieux, les inspections scrupuleuses, les moindres parcelles de vie sous contrôle. L’institution est structurellement immuable. » 160 .

Cette observation est affirmée aussi par Paul Klein, directeur du centre des sciences sociales dans la Bundeswehr, lors d’une conférence donnée à l’occasion du colloque « Bilan et perspectives de la coopération militaire franco-allemande de 1963 à nos jours », à l’Ecole militaire à Paris en novembre 1998. Il a fait remarquer que « Lors de la création de la brigade franco-allemande, le commandement militaire français a demandé aux cadres de ne plus frapper les soldats ; on peut observer des relations de commandement dans l’armée française qui sont archaïques et patriarcales … »

La notion de reproduction est donc à l’œuvre sans envisager des possibilités de progrès, ce qui faisait dire au colonel de Gaulle en 1934 : « L’armée, par nature, est réfractaire au changement. (…) Vivant de stabilité, de conformisme, de tradition, l’armée redoute, d’instinct, ce qui tend à modifier sa structure. » 161  

L’exécution de la gestuelle militaire tient donc plus du dressage du corps et du conditionnement de l’esprit que d’une compréhension des éléments identitaires qui facilitent la construction d’une identité selon le concept qui éclaire cette recherche : l’unité, l’unicité, la continuité. 162

Nous pouvons remarquer, en effet, que chaque geste chaque mouvement, chaque manière de donner un ordre traduit une maturité de réflexion, exprime une bonne raison de le faire éprouver par l’expérience. Ainsi, toutes ces manières de faire pourraient être l’objet de compréhension, mais il n’en est rien.

A titre d’exemple, il est démontré, de façon confidentielle, qu’une cérémonie militaire, quelle qu’elle soit, ré-exprime une volonté d’affirmer son engagement à défendre les valeurs de la France, mais pas seulement la « France hexagonale », surtout la France des droits de l’homme et du respect de la dignité humaine. Il est précisé que lors de chaque cérémonie militaire, qualifiée de prise d’armes, nous pouvons y voir systématiquement le drapeau, symbole de la France et nous pouvons entendre la Marseillaise, l’hymne national. Nous pouvons observer aussi la présence de toutes les couches sociales de l’armée mais aussi des civils anonymes, qui sont là sans distinction de classe, dans un élan de générosité voir même de fraternité, et en toute liberté ; « liberté, égalité, fraternité » exprime la devise de la République que les soldats sont censés défendre. Or, le drapeau, la Marseillaise, la devise sont précisément les trois symboles de la Nation indiqués comme éléments caractéristiques de la Nation française dans la constitution de 1958. 163 Ainsi, le lien « armée nation » est vécue, comme une réalité, dans chaque cérémonie de prise d’armes, sans que les soldats qui y participent en ont vraiment conscience dans la mesure où ils se focalisent sur l’exécution technique de leur présentation. Pourtant, ce serait sans doute là l’occasion de donner à chacun la possibilité de fortifier ses convictions au-delà d’un simple sentiment d’appartenir à un groupe assimilable à une équipe de sport qui va gagner !

Car il faut remarquer, malgré tout, l’importance de la cérémonie dans chaque armée, pas tant par le prestige que par le symbole qu’elle représente. Le drapeau constitue un signe d’identification pour un ralliement qui est spécifique à chaque armée : l’armée française et la Bundeswehr. Elle marque les différences entre les hommes ou tout au moins les sectorise dans un groupe social. Les deux armées utilisent donc les mêmes moyens utiles pour préserver leur identité spécifique. Ces dispositions traditionnelles entravent le développement d’une visée commune d’actions professionnelles car le drapeau reste national. Le drapeau européen est en effet absent des cérémonies militaires.

La formation des soldats des deux armées, dans la phase initiale, vise donc à modeler les individus dans un comportement typique. La formule « passer dans le moule » est d’ailleurs utilisée dans l’armée de terre. Cette formation procure des contradictions avec la formation des officiers et des sous-officiers qui apparaît plus spécifique à chacune des deux armées. En effet, si les formations des officiers, des sous-officiers et des militaires du rang de l’armée de terre française sont différenciées, tous les soldats allemands (officiers, sous-officiers, militaires du rang) suivent la formation du niveau du militaire du rang pour ensuite s’engager dans une formation plus fonctionnelle. La formation des soldats de la Bundeswehr traduit ainsi la culture nationale que nous avons identifiée dans la première partie de cette recherche. Organiciste, cette formation favorise l’identité du groupe qui domine toute tentative d’expression de l’identité individuelle.

La formation des militaires du rang, mais aussi la formation des officiers dans les écoles de Coëtquidan et celle des sous-officiers dans l’école de Saint Maixent l’école, concourt à la réalisation d’objectifs communs. Le système pédagogique français traduit la culture nationale dans l’expression de sa devise et l’égalité devant la formation dispensée en un seul lieu. En revanche cette centralisation présente des écueils en développant un esprit corporatiste (le corps des officiers et le corps des sous-officiers) avec une approche hégémonique de la formation contraire à l’esprit nationale d’où l’expression : « passer dans le moule. » Cependant, des dispositions concernant les officiers, présentées plus loin, se mettent en place pour atténuer une sorte d’enfermement culturel que développe ce dispositif pédagogique.

En effet, « l’être collectif » dominant réclame une transmission mécanique de la formation suivant le principe de l’expérimentation scientifique qui considère le stagiaire comme un objet à façonner. La technicité de la pédagogie détruit le sens à accorder à la formation et crée une rupture identitaire que les soldats acceptent en se conformant ou récusent en refusant la perte de l’unicité de leurs propres repères culturels. Finger attribue à Kolb l’idéal de l’expérience scientifique transféré au fonctionnement de l’apprentissage d’un adulte. 164 Selon Finger, le cycle en boucle de Kolb (expérimentation active, expérience, réflexion/observation, abstraction/conceptualisation) est une adaptation à l’environnement (matériel et symbolique).

Notes
159.

Jugend-Offizier, Bundeswehr, Bundesministerium der Verteidigung, Presse – und Informationsstab, Referat Öffentlichkeitsarbeit, 53 003 Bonn, November 97, p. 18.

160.

VENESSON (P.). – « Le triomphe du métier des armes : Dynamique professionnelle et société militaire en France », Revue Tocqueville, 1996, Vol. XVII, n° 1, p. 135.

161.

Ibid, p. 135.

162.

HANNOUN (H.). – « L’intervention éducative dans le conflit identité-intégration », Revue  Penser l’éducation, n°2, 1996, p. 61.

163.

Constitution de la V° République de 1958, op. cit. article 2, p. 425.

164.

FINGER (M), op. cit., p. 41.