7. L’ouverture culturelle des officiers des deux armées

A cela, il faut ajouter que le système promotionnel, en France, s’inscrit dans une démarche de formation des élites. Les grandes écoles en France n’ont pas leur équivalent en Allemagne. L’armée de terre a aussi sa grande école située dans les landes de Coëtquidan en Bretagne : Saint-Cyr. Elle a supplanté une autre école, Polytechnique, gérée au sein de l’institution militaire et principale pourvoyeuse d’officiers au début du siècle dernier ; celle-ci forme, aujourd’hui, essentiellement des cadres civils.

En convention avec l’Education nationale et sous le contrôle de la commission des titres, le cursus universitaire des Saint-Cyriens vise un niveau de formation d’ingénieur. Cette formation est complétée par une formation militaire spécifique selon le même schéma de formation que celui des sous-officiers. Quelques officiers sont du recrutement externe tels que les Arts et métiers, polytechnique ou de l’université. Un officier sur deux est originaire du corps des sous-officiers.

Jusqu’en 2002, la formation de l’officier de Saint-Cyr, l’élite de l’armée de terre, peut se confondre avec une formation corporatiste. La scolarité s’étale sur trois ans après deux années de classes préparatoires en sciences ou en lettres, et elle précède une année d’application technique. Pour certains d’entre eux, la fréquentation des collèges et des lycées militaires a pu précéder cette formation universitaire. 168 Ainsi, au moment d’entrer dans une unité opérationnelle, un jeune officier issu de Saint-Cyr aura pu suivre 13 années de formation dans un milieu militarisé.

Les officiers saint-cyriens peuvent être recrutés aussi par voie externe après une classe préparatoire ou après avoir obtenu un niveau universitaire équivalent à la licence ou la maîtrise. Ces officiers, issus de ce recrutement, sont tenus, cependant, de suivre un cursus complet et de recommencer ce qu’ils ont déjà validé avant le concours d’entrée. Cette spécificité a été utilisée abusivement pour marquer le niveau de la formation militaire et valider une formation interne jusqu’à ignorer le parcours déjà réalisé.

Le témoignage d’un lieutenant-colonel, qui a souhaité garder l’anonymat, le démontre. Souhaitant accéder à une promotion interne, cet officier a postulé pour suivre un cursus en sciences politiques, alors qu’il avait déjà validé cette formation avant son recrutement externe. Recalé lors du concours au sein de l’institution, il n’a pu accéder à un cursus préalablement validé dans sa scolarité civile.

A partir de 2002, en exécution d’une réforme accompagnant la mise en place de l’armée professionnelle, l’entrée à Saint-Cyr pourra s’effectuer « à la carte » avec une durée minimum d’une année dans un cursus de trois années. Désormais, les niveaux universitaires détenus seront pris en compte. De plus, la formation devra être valorisée par la réalisation d’un module de six mois dans un pays étranger.

La formation des officiers, élites de l’armée de terre, en s’ouvrirant sur la société civile, contribuerait à éviter l’enfermement : « …et favorisant des grandes écoles qui, vivant en vase clos, ne tirent pas le système universitaire vers le haut mais, par les castes qu’elles engendrent, accentuent l’éclatement de la société ? » 169 Elle reconnaîtrait une formation adaptée dans les universités, hors de l’institution. Elle rejoint ainsi la formation des officiers de la Bundeswehr réalisée essentiellement en milieu ouvert dans deux universités qui lui sont attachées : Hambourg et Munich. 170 Créées en 1973, et selon le livre blanc de 1994, le concept des universités de la Bundeswehr est considéré comme novateur et unique en son genre. Le choix des études porte sur quinze cursus dont trois relèvent de l’enseignement supérieur spécialisé, à savoir les sciences humaines et sociales, les sciences économiques et les disciplines techniques. Les officiers font leurs études universitaires en tant que militaires, mais selon les principes de l’indépendance de la recherche, de l’enseignement et des sciences.

Comme les officiers français, les officiers allemands bénéficient d’une formation complémentaire réservée à ceux qui accèdent à de hautes responsabilités. Cette formation est réalisée à la Führungsakademie de la Bundeswehr à Hambourg. Cette formation supérieure est ouverte aussi aux autres armées, et, cette Académie organise des séminaires au profit de cadres civils et militaires.

La formation supérieure des officiers français se réalise pour une partie d’entre eux dans des grandes Ecoles tels que : « les mines », « les ponts », « HEC », et pour l’autre partie à l’Ecole militaire à Paris. Les premiers se destinent à l’exercice d’une expertise technique et les seconds au commandement d’unités opérationnelles. Comme à la Führungsakademie, la formation à l’Ecole militaire est ouverte aux autres armées françaises et étrangères selon les termes du paragraphe « formation » de la déclaration prononcée à l’issue de la rencontre bilatérale organisée à l’occasion du 25ème anniversaire du traité de l’Elysée : » Le président de la République française et le chancelier de la République fédérale ont par ailleurs donné leur accord aux projets de formation commune des officiers. Dans une première phase qui inclut des développements ultérieurs en fonction des résultats, il est prévu que, dès l’année 1986, des stages communs menés alternativement en France et en Allemagne rassembleront des officiers… » 171

Après la mise en place des nouveaux cursus de l’armée de terre en France, la formation des officiers des deux pays laisse apparaître de grandes similitudes. Elle ne serait donc pas le reflet d’une référence culturelle, ou d’une autre, dont nous avons décrit quelques éléments dans la première partie. Nous pouvons noter, cependant, la volonté d’ouverture sur les formations en dehors des institutions proprement dites ce qui protège d’un enfermement culturel.

Cependant, la simple mise en œuvre pour permettre à des officiers d’une armée de suivre les cursus de l’autre armée ne répond que partiellement aux effets d’ouvertures et de compréhension attendus. Par exemple, des officiers de la Bundeswehr, suivent le cursus français à l’Ecole militaire à Paris, et des officiers français suivent les cours dispensés à la Führungsakademie. Cependant, les cursus offerts aux officiers étrangers sont organisés selon une approche similaire à celle utilisée au profit des ressortissants du pays d’accueil. Ainsi, inscrits dans leur référence nationale, les officiers, allemands ou français, sont très critiques sur la formation qui leur est offerte. Ils mettent en évidence les différences entre les approches spécifiques de la formation ce qui les conforte dans leur propre système de valeurs. En conséquence, bien qu’ouverte sur l’international et malgré la décentration par rapport au système national, la formation produit des effets corporatistes qui entrave la mise en cohérence d’une formation en vue de la construction d’une défense européenne. Le manque d’accompagnement pédagogique pervertit une situation contractuelle essentiellement par défaut d’élément de médiation entre les deux systèmes culturels qui sont vécus comme des contradictions.

Sans exploiter entièrement les effets produits en terme de compétences acquises par leurs membres, les institutions des deux pays pratiquent la dynamique entretenue par la formation organisée ajoutée à celle de la formation par le travail. Il s’avère opportun d’observer comment les cadres sont préparés dans leur formation initiale à affronter leur première affectation opérationnelle ainsi que cette alternance de fonctions et de types de formation.

Le tableau ci-dessous servira de fil conducteur. L’introduction de la formation initiale des officiers britanniques permet de faciliter la compréhension de la comparaison qui nous intéresse entre celle des officiers français et allemands.

ANNEES FRANCE ALLEMAGNE ROYAUME-UNI

A1
Classe préparatoire
(Corniche)
Recrutement
Service national
Ecole d’application
Université
Ou
Welbeck

A2
Classe préparatoire
(Corniche)
Ecole d’application

DRESDE
Université
Ou
Welbeck

A3
Recrutement
Coëtquidan
stage

EMPLOI
Université
Ou
Welbeck

A4

Coëtquidan
Université
De la Bundeswehr
Munich ou Hambourg
Recrutement

SANDHURST

A5

Coëtquidan
Université
De la Bundeswehr
Munich ou Hambourg

Ecole d’application

A6

Ecole d’application
Université
De la Bundeswehr
Munich ou Hambourg

A7


Université
De la Bundeswehr
Munich ou Hambourg

Ce tableau montre des différences évidentes par l’observation directe. Il nécessite une comparaison compréhensive afin de compléter le contexte particulier dans lequel les soldats évoluent.

En tout premier lieu, il convient de constater que le cursus prévu pour les officiers allemands concernent tous les officiers à l’exception, seulement, des officiers, qualifiés de « technicien », issus du corps des sous-officiers, qui sont très peu nombreux. La gestion des carrières en Allemagne étant définie au plus vite, nous l’avons vu dans la première partie. Le cursus présenté pour la France ne concerne en revanche que celui des officiers, nommés saint-cyriens, qui constituent les élites de l’armée de terre. Les promotions sont d’environ 180 élèves par an pour un recrutement de 800 officiers nécessaires au fonctionnement de l’armée de terre.

Lorsque le jeune bachelier français décide de devenir officier, il rejoint donc des classes préparatoires qui prédisposent à la présentation au concours d’entrée. Les épreuves sont essentiellement académiques.

En cas de réussite, il rejoint les Ecoles de Coëtquidan où il devient officier de carrière. Le départ éventuel de l’institution vers une vie professionnelle civile ne peut être qu’une décision personnelle. Pendant sa première année, il deviendra chef de section avec la capacité de commander un groupe d’une trentaine d’hommes, c’est en quelque sorte l’objectif de sa formation initiale. L’élève officier apprend successivement les arcanes du combattant individuel, puis le commandement d’un groupe d’une dizaine d’hommes, et enfin le commandement d’une trentaine d’hommes. Les deux premières phases de l’apprentissage coïncident d’une part au niveau de formation militaire des militaires du rang qu’il aura à former et à commander dans sa première affectation, et, d’autre part avec le niveau de compétence de son futur encadrement constitué par les sous-officiers.

A ce stade de la formation, la dimension du commandement n’aborde que les relations humaines, la pédagogie et la communication à l’exclusion de toute approche professionnelle relative à une technique d’arme. Elle est abordée dans une démarche diversifiée avec des stages particuliers de valorisation des capacités individuelles et de mise en lumière de l’interdépendance des compétences dans un groupe.

Ainsi, l’élève officier suit, par exemple, un stage en centre d’entraînement commando, un stage de parachutisme et un stage dans un régiment orienté sur la découverte du milieu et l’apprentissage du commandement. Ce type de stage à la même fonction qu’un stage en entreprise pour un étudiant civil.

Les deux années suivantes sont à dominante académique sans occulter l’entretien des connaissances avec des activités militaires, toutefois très réduite.

L’origine des 250 professeurs et enseignants est triple. Relevant de l’Education nationale, ils sont enseignants soit au titre de résidants (55%), soit au titre de vacataires de différentes universités. Les enseignants sont des fonctionnaires issus des grands corps de l’Etat ou des officiers des armées.

L’élève officier termine sa formation dans une école d’application où il appréhende les techniques de son arme qu’il pratiquera dans son régiment.

La formation de l’officier français se caractérise en allant du général au particulier. Tout d’abord étudiant en classe préparatoire et après un concours, il suit une formation militaire générale en alternance avec un approfondissement continu de la formation académique. Il rejoint ensuite une école de spécialité – école d’arme – avant de rejoindre un des régiments de cette arme pour exercer son premier emploi. Cependant, l’apprentissage du métier proprement dit s’effectue du particulier au général, il gravit les différents paliers de combattant individuel, puis de chef de groupe, puis de chef de section.

Nous pouvons constater aussi l’imbrication de l’enseignement militaire et de l’enseignement académique, corroborant ainsi le postulat du général de Gaulle : « La culture est l’école du commandement. » La formation est d’autant plus appréciée par les élèves officiers qu’ils s’identifient dans une promotion dont l’esprit est entretenu tout au long de la carrière avec des rencontres régulières y compris ultérieurement pendant la retraite.

Titulaire de l’Abitur, l’équivalent du baccalauréat français, le candidat à l’engagement pour devenir officier de la Bundeswehr est recruté pour rejoindre directement un régiment. La procédure d’admission ne nécessite aucune préparation particulière ; elle se déroule pendant trois jours au centre d’examen des officiers de Cologne et consiste dans un premier temps en une série d’épreuves destinées à sa future orientation dans l’une des deux universités de la Bundeswehr. Le rythme soutenu de la première journée vise à mettre les candidats dans une situation de fatigue relative. Les qualités de socialisation et de participation sont appréciées lors de la pratique d’un sport collectif. Le candidat passe ensuite devant une commission d’aptitude composée de deux officiers et d’un psychologue civil qui apprécient la personnalité du candidat, les capacités physiques et le niveau scolaire. En 1980, 8000 candidats se sont présentés aux épreuves de sélection soit 10% des titulaires de l’Abitur. Ce nombre est passé à 6 300 en 1989 et à 5 500 en 1990.

Après son admission, le candidat est affecté dans une arme et une filière universitaire. Il a le choix entre la filière qui comprend un cursus universitaire et la filière qui ne comporte qu’une formation militaire. En réalité, diverses possibilités sont offertes aux candidats.

Pour accéder à la filière universitaire, il faut être soit officier de carrière soit souscrire un engagement de douze à quinze ans de service. L’autre voie s’adresse aux candidats ayant contracté des engagements d’une durée moyenne entre quatre et douze ans. Enfin il y a des contrats courts où les candidats quittent le tronc commun de la formation après la première année pour tenir un emploi de chef de groupe puis de chef de section après vingt-quatre mois.

Les deux premières années de formation commune de l’officier allemand sont équivalentes à la troisième et la sixième année de la formation des officiers français. Après quelques mois en tant que soldat dans un régiment, ils suivent le stage des aspirants dans l’école d’application de leur arme. A l’issue, ils retournent dans leur régiment dans une fonction de chef de groupe pendant trois mois. Puis ils suivent un stage de formation isolé qui peut être organisé dans une entreprise civile.

Ensuite, à Hanovre, ils abordent la formation du chef de section lors d’un cours de cinq mois. Ils s’initient aux méthodes de management, à la gestion, et à l’histoire militaire. Leur formation s’articule autour de l’instruction civique et du combat interarmées.

A l’issue de cette formation, les officiers à contrat long rejoignent leur régiment pendant un an avant le parcours universitaire. Les autres officiers, aux contrats plus courts, suivent un stage de perfectionnement dans leurs écoles d’application pendant trois mois avant de rejoindre leur régiment.

La formation universitaire, comme nous l’avons vu dans les paragraphes précédents, est absolument identique à une université civile. Aucune péréquation des notes n’est pratiquée, si bien qu’un taux d’échec important peut être admis avec des différences sensibles : 83% de succès dans la filière pédagogique et 52% dans la voie mécanique. Organisée en trimestres, la durée des études ne peut excéder quatre années pour réussir les dix trimestres, redoublement et rattrapage compris. Prévue pour trois ans et trois mois, la formation prévoit que, chaque année, un trimestre sera consacré à des stages obligatoires dans les entreprises privées ou dans les administrations publiques.

Ces deux universités sont particulièrement demandées par les professeurs civils mais aussi très appréciées par les étudiants eux-mêmes. Quelques raisons peuvent être évoquées : l’organisation par trimestre permet de sérier les matières et de conduire une formation progressive avec une possibilité de mieux gérer les acquis, le suivi de la formation permet de responsabiliser des étudiants qui sont soumis à des sanctions comme l’expulsion en cas de mauvaise tenue, la demande de cette formation universitaire valorisée par un premier emploi dans le cadre d’une carrière courte d’une douzaine d’années, la maturité des étudiants dès lors qu’ils ont eu au préalable un contact prolongé avec le système de défense dans un régiment et dans les écoles de formation professionnelle, les moyens financiers considérables qui permettent le soutien de grandes bibliothèques et de laboratoire de recherche.

L’organisation de cette formation met en évidence, aussi, les vertus démocratiques que la Bundeswehr a décidé de promouvoir et d’appliquer dans ses rangs à partir du concept de l’Innere Führung. L’alternance d’un enseignement militaire avec un enseignement académique établit la relation avec la société civile en développant le concept du « citoyen en uniforme » recherché dans l’armée de conscription, sans atteindre la fusion aux conséquences irréversibles. Au contraire, la décentration totale pendant les études universitaires après une formation militaire spécifique concrétise la volonté d’une formation de « soldat citoyen. » Les intentions sont donc convergentes, en la matière, dans les deux armées, française et allemande.

Notes
168.

L’organisation et les objectifs poursuivis dans les lycées militaires sont présentés sur le site http://www.defense.gouv.fr/terre/hf/formation/cofat/lycees/ , 2003.

169.

De CHAMPRIS (T.). op. cit.

170.

Livre blanc sur la sécurité de la République Fédérale d’Allemagne et la situation et l’avenir de la Bundeswehr, op. cit., chapitre 7, articles 715 - 727, p. 140.

171.

Le traité de l’Elysée a 25 ans, op. cit. p. 87.