8. Les effets corporatistes de la formation des officiers

La formation des officiers des deux pays montre à l’évidence la présence d’un double système : un enseignement militaire et professionnel d’ordre technique, et, un enseignement général d’ordre académique. L’enseignement académique traduit une volonté des deux institutions de rester en cohérence avec la société dans laquelle elles évoluent. Sous une apparente similitude, la mise en œuvre des cursus présente des différences à la lumière des éléments culturels de chaque nation.

Les officiers allemands abordent leur formation dans une démarche personnelle où la prise de position individuelle est largement garantie. La vie de groupe ou de promotion est pratiquement inexistante et quasiment impossible avec des changements d’affectation, de fonction et des cursus séparés malgré des passerelles communes. La formation répond ainsi au respect des identités de chacun en provenance de Länder différents pour constituer la défense du Bund. Chaque officier mène une expérience de vie au sens de l’Erfahrung dans une démarche du particulier au général et en cohérence avec le système de la formation professionnelle en entreprise.

Paradoxalement, la renommée des universités de la Bundeswehr transforme le parcours universitaire en un espace de sélection qui indique que la formation des officiers dans la voie universitaire peut être considérée comme une formation de l’élite de la RFA.

La sélection des élites est reconnue dans le système de formation français alors qu’après la sélection par concours d’admission pour l’entrée à saint-cyr, les formateurs ont un devoir de réussite puisque l’échec à la formation est plutôt un abandon des candidats. En revanche, la vie communautaire et de promotion est très importante avec des rites spécifiques qui s’ajoutent à une tradition enracinée dans la Maison Royale de Saint-Louis où a été créée en 1803 l’Ecole Spéciale Militaire malgré une évolution des appellations successives : école royale militaire, école militaire spéciale, école supérieure spéciale militaire, école impériale spéciale militaire.

Aussi, il sera intéressant de suivre les effets de la réforme de la formation à l’Ecole Spéciale Militaire annoncée en 2000 pour une mise en œuvre dès 2002. Organisée en semestres pendant trois années, le jeune élève officier pourra rejoindre son école de formation pour suivre trois années de scolarité avec une possibilité d’intégration à trois niveaux de formation. Les acquis antérieurs seront désormais pris en compte.

Pendant un semestre l’élève officier devra intégrer une structure d’enseignement à l’étranger. Les possibilités d’accès s’ouvrent à des niveaux universitaires tels que Bac +2, bac +3, bac +4 avec une année obligatoire orientée essentiellement vers l’enseignement militaire. Les deux autres années seront consacrées à un cursus purement universitaire avec l’attribution d’un diplôme des universités. Chaque promotion incorporera tous les ans des étudiants du niveau universitaire atteint par la promotion.

Nous pouvons imaginer un brassage des candidats par les origines puisque les étudiants des facultés et des grandes écoles pourront à l’avenir être candidat à Saint-Cyr, par exemples : Polytechnique, Arts et métiers, HEC, etc.…Le recrutement des étudiants pourra s’effectuer relativement tôt car des montages de bourses sont envisagés pour ceux qui envisagent de souscrire un engagement et qui souhaitent poursuivre leurs études dans des universités civiles de leur choix. Ce nouveau dispositif doit traduire une nouvelle conception du militaire français qui suppose la globalité de la personne dans les dimensions de l’homme, du citoyen, du soldat au sens générique du terme, auxquelles il faut ajouter la dimension du chef pour ceux qui seront en charge de prise de décision au niveau d’un groupe d’hommes. 172

La protection relative des élèves officiers français pendant leur cursus demeure une situation caractéristique d’un système culturel fermé, clos et corporatiste, tandis qu’à l’inverse les Elèves officiers allemands s’inscrivent dans un cursus contractuel qui peut être en cohérence avec le système culturel à la Française.

La formation des officiers est donc en évolution et les systèmes culturels s’interpénètrent. Nous avons vu précédemment que la formation était stratifiée ; aussi, l’observation de la formation des sous-officiers nous a montré qu’elle demeure dans des structures traditionnelles.

La communauté militaire tend à s’inscrire culturellement dans la nation française. Pourtant, les pratiques au quotidien laissent planer un doute à propos de la prise de conscience de cette évolution par les soldats eux-mêmes. Les raisons peuvent être multiples ; d’une manière pragmatique l’une d’elle consiste à constater la formation des futurs cadres aujourd’hui. Elle est réalisée par un encadrement direct qui a été formé lui-même par des cadres praticiens du règlement de 1933, adeptes de l’obéissance entière et de la soumission de tous les instants, c’est-à-dire partisans de la détermination des personnes par une mise en conformité avec un existant.

La professionnalisation de l’armée française est en marche. Les autorités militaires parlent de refondation et de révolution culturelle. Le chef d’état-major de l’armée de terre a précisé en janvier 1999 que ce changement d’armée dépassait largement la seule dimension technique de la professionnalisation. Nul doute que la compréhension de cette idée se trouve dans les termes du règlement de 1975. Il s’agira de faire évoluer la qualité des relations entre les hommes en introduisant la culture nationale dans l’armée. Mais, l’évolution des idées est donc plus rapide que l’évolution des comportements, reproduits par un système filial dissonant au regard de la référence culturelle nationale. Cette raison, à elle seule, montre une impossibilité relative de faire évoluer cette situation qui perdurera pour un moment, tellement il paraît plus facile d’utiliser une position statutaire pour imposer une manière d’être dans les relations que de pratiquer l’exercice de l’autorité en reconnaissant le pouvoir de compétence des autres. Une autre possibilité, insensée, serait de réaliser une rupture brutale afin d’établir des pratiques en corrélation avec la conception que la France se fait de la communauté militaire.

Au terme de ce chapitre, la distinction entre les deux conceptions qui éclairent la formation dans les deux armées n’apparaît pas précisément. Les officiers de l’armée de terre française et ceux de l’armée de terre de la Bundeswehr poursuivent des études académiques transposables dans le civil. L’implication des officiers est sollicitée sensiblement de la même manière dans les deux armées. Le système de formation est ouvert jusqu’à envisager de former des étudiants civils dans le domaine du management. Les militaires du rang, quant à eux, qu’ils soient français ou allemands, suivent une formation similaire éminemment technique qui vise à une application de cette technique. Cette situation pose évidemment la question majeure de la liberté individuelle et tout simplement de la responsabilité de décider en toute conscience si l’exécution demeure formelle dans les références des deux systèmes culturels.

C’est dans la formation des sous-officiers que nous pouvons noter des nuances sensibles. La formation des sous-officiers de la Bundeswehr commence avec les militaires du rang. Elle s’assimile à la formation des sous-officiers français qui sont incorporés dans les corps de troupe avant de rejoindre Saint-Maixent l’Ecole. Nous pouvons donc constater que la formation des sous-officiers français comporte deux systèmes particuliers. Le système de promotion interne est celui pratiqué pour l’ensemble des sous-officiers de la Bundeswehr.

Ces deux systèmes traduisent deux conceptions de la formation qu’il est donc nécessaire d’analyser pour en comprendre alors les compatibilités et les incidences.

Notes
172.

Directive relative aux comportements dans l’armée de terre, état-major de l’armée de terre, Paris, mars 2000.