2. L’armée française : de la conscription à l’adhésion consciente

Au XIX° siècle, en France, il est commun de parler de la société civile et de la société militaire. L’armée est l’armée de la nation, c’est-à-dire qu’elle participe à sa défense, elle est aussi un organe de promotion de cette nation. Elle est à la fois dans la nation et en dehors. Elle se bat pour elle mais elle peut aussi se battre contre elle si la patrie est en danger. La notion de patrie revêt ici une dimension culturelle qui dépasse l’instinct communautaire et qui a une visée d’humanité ou de civilisation.

Ainsi, par le biais de la conscription, l’armée française a largement contribué à l’unification de la nation. Les conscrits venant de tout horizon, se trouvaient confrontés à d’autres cultures régionales ce qui devait faciliter l’émancipation. Apprécié comme un rite de passage vers l’âge adulte, le service militaire a été un instrument d’éducation et d’instruction dans une démarche d’intégration.

Héritier des dispositifs d’instruction militaire comme lieu d’apprentissage de la vie, l’armée française du XIX° siècle participe à l’éducation des jeunes citoyens français. L’Ordonnance de 1788 veut qu’il soit établi une école par régiment d’infanterie pendant le temps de la durée des semestres avec pour objectif d’enseigner aux soldats à lire, écrire et compter. 185 Le règlement de 1792 veut que l’école ait lieu du 1er octobre au 1er mai et que deux officiers y soient des maîtres. Les actions combinées de Gouvion Saint Cyr et de Guizot font passer le taux d’alphabétisation des hommes de troupe de 46 % en 1845 à 69 % en 1870. A partir de 1818, les écoles dans les régiments sont sous les ordres d’un major, secondé d’un officier d’école et du nombre de sous-officiers nécessaires. Gouvion Saint Cyr transforme alors ces écoles en écoles d’enseignement mutuel en imitant les usages des milices danoises et anglaises. Chaque régiment doit organiser une école d’enseignement primaire et d’enseignement secondaire.

En 1831, les leçons de l’école primaire sont obligatoires pour tous les soldats illettrés. Cette année là, trente mille soldats ont appris à lire et à écrire avec des aides pédagogiques visuels constitués de 26 tableaux. Les six premiers tableaux étaient un abrégé des devoirs du soldat, les autres montraient des aperçus de l’histoire militaire de la France. La dimension sociale accordée à l’armée est toujours une réalité et d’actualité. Aujourd’hui la suppression du service militaire pose la question de la détection et du suivi de l’illettrisme qui était gérée par un organisme spécifique.

Cette fonction de l’armée inspire des officiers comme Lyautey, très engagé dans une démarche éducative lors des expéditions militaires. 186 En 1891, il donne sa conception : « Du rôle social de l’officier dans le service militaire. » 187 La pertinence et la prégnance de la publication ont été peu appréciées par sa hiérarchie puisqu’il a été muté dans une garnison ou son influence devait avoir peu d’effet. Replacé dans le contexte historique, cette conception militaire venait à contre courant dans la mesure où l’armée française avait à résoudre les erreurs de la conduite de la guerre avec l’Allemagne qui appliquait les principes de Clausewitz, et qui nous seront utiles de comparer avec la conception de Lyautey. 188

Or, cette volonté éducative incite à modéliser et à normaliser cette conception d’intégration. Le règlement de discipline générale rappelle les règles de comportement et l’esprit qui les inspire.

En 1933, le règlement stipule : « La discipline faisant la force principale des armées, il importe que tout supérieur obtienne de ses subordonnés une obéissance entière et une soumission de tous les instants, que les ordres soient exécutés littéralement sans hésitation ni murmure… » Le règlement de l’entre deux guerres marque la domination du supérieur envers le subordonné. La reproduction sociale du métier militaire est explicite et mécanique. Tout subordonné est en même temps chef et aspire par la promotion à la fonction de son supérieur qui lui impose un comportement. La formation militaire est d’ordre comportementaliste. Le concept d’exemplarité est à l’œuvre tant dans le domaine technique que dans la manière d’être. C’est aussi l’époque du taylorisme qui favorise l’amalgame entre la technicité et les effets de son utilisation ; dans l’entreprise, les ouvriers se focalisent sur la tâche technique sans se préoccuper de sa finalité. De même le soldat ne doit pas réfléchir, et la formule « réfléchir c’est commencer à désobéir » est suffisamment explicite en ce sens et couramment employé encore aujourd’hui.

Historiquement, la société militaire vit des moments de ruptures qui influent sur son organisation. Les mutineries de 1917 est un de ces points forts que Miquel rapporte ainsi : « Les soldats avaient engagé la grève de la guerre, estimant qu’on les entraînait à la mort sans leur donner aucune de chance de survivre, et pour des opérations vouées à l’échec. Ils n’ont pas accepté de repartir pour la deuxième vague, celle du début mai. Aucun Général ne pouvait plus prononcer le mot « offensive », sans risquer un refus global de monter en ligne. A la 4ème armée, un rapport sur le moral le précisait : ‘‘ les hommes ont dit qu’ils voulaient bien défendre les tranchées, mais qu’ils refusaient d’attaquer, car c’est une boucherie inutile. » 189

Avant cela, la séparation de l’Eglise et de l’Etat devait aussi signifier un point de rupture dans les critères de référence. 190 Le militaire étant serviteur de l’Etat ne pouvait plus se prévaloir d’une référence à la religion qui appartenait dorénavant à la sphère privée des individus.

Avant cela encore, l’affaire Dreyfus avait mis en évidence une référence partisane possible de certains militaires dont la neutralité a été rappelée par Zola : « …Où est-il, le ministère vraiment fort et d'un patriotisme sage, qui osera tout y refondre et tout y renouveler ? Que de gens je connais qui, devant une guerre possible, tremblent d'angoisse, en sachant dans quelles mains est la défense nationale! Et quel nid de basses intrigues, de commérages et de dilapidations, est devenu cet asile sacré, où se décide le sort de la patrie ! C'est un crime d'empoisonner les petits et les humbles, d'exaspérer les passions de réaction et d'intolérance, en s'abritant derrière l'odieux antisémitisme, dont la grande France libérale des droits de l'homme mourra, si elle n'en est pas guérie. C'est un crime que d'exploiter le patriotisme pour des œuvres de haine, et c'est un crime enfin que de faire du sabre le dieu moderne, lorsque toute la science humaine est au travail pour l'œuvre prochaine de vérité et de justice… » 191

Le fonctionnement communautaire de l’institution militaire est confirmé par ce règlement de 1933 qui correspond cependant aux mentalités de la société civile puisque les Français devraient s’inspirer des notions telles que : travail, famille, patrie.

Les cinq années qui ont suivi la Deuxième guerre mondiale seront déterminantes quant aux relations sociales dans les armées. L’aspect communautaire a montré ses limites dans le respect des personnes qui sont identifiées étrangères à la communauté. De Gaulle passe outre l’obéissance entière et la soumission de tous les instants. Sa décision fait de lui un traître qui sera condamné à mort par contumace le 2 août 1940, et qui divise, encore aujourd’hui, la communauté des militaires français.

Ensuite, le droit de vote est accordé aux militaires. 192 La décolonisation est engagée. Les textes fondateurs des droits de l’homme sont réaffirmés dans le préambule de la constitution de 1958. 193 L’armée française a un sentiment de trahison et se rebelle avec le putsch des généraux en Algérie. Le Président de la République est victime d’un attentat au Petit Clamart le 22 août 1962.

L’évolution des règlements démontre, en effet, l’existence des relations entre la conception de la nation dans le sens de société « à la française » et celle de l’armée au sens communautaire.

En 1966, le règlement de discipline générale ne s’adresse plus seulement aux subordonnés, mais il concerne chaque soldat en tant qu’homme responsable. Le nouveau règlement prescrit : « La discipline fait la force principale des armées, elle définit l’obéissance et régit l’autorité. Elle s’applique à tous, précise à chacun son devoir et aide à prévenir les défaillances … » Cette discipline est bien différente de la précédente. A une discipline d’ordre physique se substitue une discipline d’esprit. Elle n’intéresse plus seulement le subordonné dans sa relation sociale avec son supérieur ; cette discipline touche le soldat en tant qu’homme dans l’exécution de l’action et dans la maîtrise des mobiles de ses actions. Elle se définit comme un idéal type, à la disposition de chacun pour lui permettre de comparer ses intentions et les effets de ses actions. En ce sens, « elle s’applique à tous, précise à chacun son devoir et aide à prévenir les défaillances. »

Le concept de communauté disparaît avec le règlement de 1966. L’institution reconnaît implicitement à chaque soldat la différence de point de vue et l’individualisation des actions. Elle demande cependant à chacun de confondre les effets de ses actions avec ses propres références. Ici, c’est l’actualisation de la culture de la nation française qui imprègne la communauté militaire. Le soldat devient contractuel sur le plan moral avec son institution. Il ne meurt plus pour son chef, le soldat français meurt pour la France dans le sens de la définition de la nation à la Française.

Les évènements sociaux de « 68 » ont pesé sur l’Etat et sur l’institution militaire. La démission de De Gaulle en 1969 est une démonstration de la notion de contrat avec la République. La désapprobation de la nation française affirme la conception du pouvoir tel qu’il est défini par la Constitution de 1958, et dévoile l’application du fonctionnement paradoxal des relations humaines. Les travaux d’Yves Barel permettent d’en comprendre la complexité. 194 Le règlement de discipline générale des armées va évoluer en conséquence puisqu’en 1975 : « La discipline ne trouve pas sa fin en elle-même, elle est un moyen pour faciliter [ …] la discipline militaire ne se résume pas à l’exécution par le subordonné des ordres du supérieur, mais requiert l’adhésion consciente du premier et la recherche active de cette adhésion par le second. »

L’évolution est manifeste dans cette formulation. Elle réaffirme la discipline comme une sorte d’idéal type qui constitue le moyen de comparaison avec l’approche individuelle du métier militaire. Ce règlement dicte aussi la conduite du supérieur car il doit rechercher l’adhésion consciente de son subordonné. En conséquence, il est reconnu une impossibilité pour le chef militaire de décider du comportement de ses hommes, et donc pour lui une impossibilité d’imposer une manière d’être. Au contraire, il doit rechercher activement l’adhésion consciente par la présentation de ce référentiel que constitue la discipline comme moyen.

Cette analyse met en évidence la question de la validité du « commandement participatif par objectif » puisque c’est une véritable contribution qui est sollicitée auprès des soldats. Et, nous pouvons observer qu’une contribution est d’une autre nature qu’une participation ; une participation procède d’un accord tacite qui peut être négocié sur la base d’un contrat tandis qu’une contribution fait appel à un engagement personnel de tout l’individu en tant qu’être humain. Dans le deuxième cas, la responsabilité est, certes, technique mais elle accède à une dimension morale que ne recouvre pas la première.

Cette présentation du règlement constitue donc une approche philosophique de la conception de l’homme qui s’oppose à l’idée que l’homme est fortement conditionné, sinon déterminé, par son appartenance à un groupe. Au contraire, cette conception exprime la liberté que garde un individu dans la maîtrise de son destin qu’il soit militaire ou non. Par extension, cette conception, énoncée dans le règlement militaire, s’étend aux intentions que les armées doivent exporter dans leurs relations avec les autres nations sans manquer d’exprimer cette culture du respect de l’autre qui éclaire le comportement de chacun dans une référence à la conception de la nation française. Le lien « armée nation » est donc une réalité au niveau des principes. C’est la culture qui relie les soldats de l’armée française avec la nation. Celle-ci demande aux soldats sa défense ainsi que celle de la culture de la nation à la Française, définie comme une certaine manière de vivre ensemble. Plus qu’un serviteur de l’Etat, le soldat français appartient à une entité à qui il est demandé d’être le gardien de cette certaine manière de vivre ensemble.

Les stratégies développées par les penseurs militaires deviennent donc obsolètes et elles ne sont à considérer maintenant que dans une mise en perspective historique de l’évolution des armées. Le concept d’emploi des forces aujourd’hui est donc d’une autre nature, et les Allemands le précise aussi : « c’est seulement depuis Maastricht et la Déclaration de Petersberg du mois de juin 1992 que l’UEO est entrain de développer des capacités opérationnelles de gestion des crises (missions humanitaires, de maintien et de rétablissement de la paix). » 195

Ces évolutions nécessitent maintenant de reconsidérer les valeurs références nationales ou d’union impériale en tant que seules références des militaires, d’autant qu’elles peuvent être très éphémères. Nous avons pu l’observer avec l’éclatement du bloc de l’Est. 196 De la même manière, la stabilité des Etats Unis d’Amérique est mise en doute. 197

Notes
185.

CORVISIER (sous la direc.), op. cit. tome 1, p. 395.

186.

id tome 3, p. 52 : « En fait, seuls de rares officiers métropolitains, comme Lyautey ou Joffre, prennent une part active à l’agrandissement de l’empire. Se contenter de la formation éphémère de corps expéditionnaires, qui rembarquent précipitamment après chaque conquête, sans attendre la pacification, implique l’organisation d’une armée coloniale. »

187.

LYAUTEY. – Du rôle social de l’officier, éd. De l’armée en 1916, PLON, 1935, 111 p.

188.

Lyautey avait pressenti sa marginalisation puisqu’il avait signé son écrit sous un pseudonyme. Mais son état de fonctionnaire ne l’exemptait pas non plus du droit de réserve que les militaires doivent appliquer. Sa publication avait sans doute pour but d’affirmer l’authenticité de l’auteur puisque la propriété intellectuelle n’est pas garantie dans l’institution. Cette disposition est aussi une marque de disponibilité et de service qui définit le fonctionnaire vis à vis de l’Etat.

189.

MIQUEL (P.). – Le gâchis des généraux, Paris, Plon, 2001, p. 165.

190.

Loi du 9/12/1905 concernant la séparation des Eglises et de l'Etat. Journal Officiel de la République Française 37e année, No 336 - Lundi 11/12/1905 p.7205

191.

Extrait du texte de la lettre d'Émile Zola à Félix Faure, Président de la République, le 13 janvier 1898.

192.

ORDONNANCE 45-1839 du 17 août 1945: « Le Gouvernement provisoire de la République reconnaît aux militaires leur qualité d'électeurs dans les mêmes conditions que les autres citoyens. »

193.

Constitution de la V° République de 1958, op. cit. pp. 411 à 482.

194.

BAREL ( Y.). – Le paradoxe et le système, Essai sur le fantastique social, Grenoble, Presses Universitaire, 1989, nouvelle édition augmentée, 329 p.

195.

HOYER (W.), (député au Bundestag allemand, ministre adjoint des affaires étrangères). – L’Europe après Amsterdam, conférence au Collège de Défense des Forces armées fédérales (Führungsakademie des Bundeswehr), du 2 décembre 1997.

196.

CARRERE D’ENCAUSSE (E.). – L’empire éclaté : la révolte des nations de l’U.R.S.S., Paris, Flammarion, 1979, 320 p.

197.

TODD (E.). – Après l’empire, essai sur la décomposition du système américain, Paris, Gallimard, 2002, 233 p.