3.1 L’armée en tant qu’instrument technique

Clausewitz développe sa thèse dans un ouvrage, « de la guerre. » Lors du bi-centenaire de l’école militaire de Saint-Cyr, le général Bachelet, inspecteur général des armées françaises, fait référence à la conception de Clausewitz et à son influence : « Mais, en 1914, l’heure de la revanche, si ardemment et longtemps espérée, a sonné ;… on entrait dans la guerre, on s’y était préparé, dans l’esprit des temps anciens : la guerre était (selon Clausewitz) la « continuation de la politique par d’autres moyens » ; nul n’avait alors perçu que la révolution industrielle, conjointement avec l’exacerbation des nationalismes et avec les effets pervers du rationalisme clausewitzien (« celui qui ne recule devant aucune effusion de sang prendra l’avantage sur un adversaire si celui-ci n’agit pas de même »), avait changé la nature de la guerre. Nous étions alors entrés dans une logique de guerre totale, qui deviendrait inexpiable un quart de siècle plus tard face aux abominations nazies, et dont, au-delà des apparences, nous ne sommes pas sortis aujourd’hui. » 199

Or, Aron montre qu’après ses échecs, Clausewitz, dans son ouvrage De la Guerre, veut tirer des enseignements en matière de stratégie. « J'ai lu De la Guerre pour la première fois il y a une vingtaine d'années, puis je l'ai cité comme tout le monde. A l'occasion d'un cours donné au Collège de France, en 1971-1972, j'étudiai pour la première fois l'ensemble des écrits militaires, politiques, personnels de Clausewitz et crus constater que la pensée du plus célèbre des stratèges restait à découvrir et à comprendre. Clausewitz a été lu dans les écoles d'état-major, par Moltke et par Foch, mais aussi par Lénine et par les marxistes. Qui se réclame de lui, à bon droit : Schlieffen et le haut commandement allemand de 1914 ou bien Lénine et Mao Tsé- toung ? Figure-t-il au banc des accusés, ainsi que l'affirme B.H. Liddell Hart, en tant qu'un des responsables des massacres de la Première Guerre mondiale ? Ou se dresse-t-il en procureur, face à ceux qui suivirent aveuglément Hitler jusqu'au bout ? Théoricien de la stratégie classique de l'âge européen, a-t-il encore quelque chose à nous enseigner à l'âge planétaire ? Des deux idées maîtresses - principe d'anéantissement et suprématie de l'intelligence politique sur l'instrument militaire - l'arme nucléaire confirme la deuxième et modifie le sens de la première. Pourquoi cette longue familiarité, cette sympathie que j'avoue avec un homme dont tout devrait me séparer ? Romantique et raisonnable, impitoyable en ses analyses et d'une sensibilité frémissante, pauvre au milieu des riches, frustré de la gloire à laquelle il aspirait, Clausewitz appartient à la lignée des Thucydide ou des Machiavel, qui, grâce à leur échec dans l'action, trouvent le loisir et la résolution d'élever au niveau de la conscience claire la théorie d'un art qu'ils ont imparfaitement pratiqué. » 200

Aron met en évidence les deux interprétations divergentes de Clausewitz. La première fait référence à la bataille d’anéantissement, la guerre absolue et l’ascension aux extrêmes. C’est l’interprétation qu’on retenue la plupart des militaires allemands. La seconde interprétation est celle de la guerre continuation de la politique par d’autres moyens ou avec l’addition d’autres moyens, donc la primauté de l’homme d’Etat sur le chef militaire.

Il désigne l’armée comme un instrument avec un objectif technique, prévu et irréversible. La destinée des armées, de toutes les armées, repose sur trois expériences : 201

  • La première est le bouleversement politique et social puisque la guerre n’est plus l’affaire d’un cabinet ou d’une armée mais elle intéresse tout un peuple. Depuis 1793, la guerre met en œuvre tous les moyens disponibles sans limites.
  • La deuxième expérience est celle de l’ascension aux extrêmes ou la forme absolue de la guerre inaugurée par Napoléon vers l’anéantissement complet de l’ennemi.
  • La troisième expérience est celle de la supériorité des guerres défensives et populaires à l’opposé de guerres offensives.

A partir de ces trois expériences, Clausewitz développe les éléments de la guerre qui sont communs à toutes les guerres dans la dynamique qu’une expérience produit avec une autre ou les deux autres. Il note que la Révolution française a transformé la nature de la guerre, et Napoléon la manière de la faire. Les guerres populaires d’Espagne et de Russie sont la réplique à la guerre éclair (Blitzkrieg) de Napoléon. Clausewitz remarque alors qu’une guerre n’est donc pas seulement pensable mais également maîtrisable par un calcul stratégique évaluant la force de la défense, qui règle le cours de la guerre, lequel dépend à son tour de la mobilisation politique du peuple.

Cependant, si Clausewitz est animé par la préoccupation du stratège : l’économie de ses moyens (matériels et humains), l’objectif est militaire c’est-à-dire l’écrasement de l’ennemi dans une planification technique « savante » en combinant les moyens militaires.

Dans une considération globale de l’acte de guerre, la stratégie est donc l’art de mobiliser ses forces, d’organiser et de disposer ses batailles pour gagner la guerre. La tactique quant à elle consiste à organiser et à disposer ses forces pour gagner la bataille. Cependant, selon Clausewitz, la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens. Il distingue ainsi le but militaire (Ziel) et la fin politique (Zweck) mais ceux-ci fusionnent puisque dans ce cas la guerre se charge d’anéantir ce qui fait obstacle à la politique.

La théorie de Clausewitz demeure d’actualité et permet une des lectures des évènements contemporains, car les états-majors se nourrissent encore aujourd’hui de cette conception. Cette disposition a été pratiquée récemment par les Américains en Afghanistan ce qui, d’ailleurs, a valu un refus de coopération de l’aviation française sur une des opérations car les effets ne pouvaient pas être maîtrisés. Or, ce refus ne pouvait pas être compris par les Américains dans la mesure où la dite opération était planifiée.

Cependant, les limites de la théorie de Clausewitz résident dans l’impossibilité de sortir de l’ambiguïté : but ou moyen pour une politique déterminée, faute d’avoir défini la conception de cette politique dans la dimension du rapport de l’homme dans le monde. Cette conception s’oppose à celle de SUN TZU qui traduit aussi une référence à l’économie des moyens. Cependant, selon SUN TZU si la victoire doit être acquise le plus rapidement possible, elle doit traduire, en réalité, une capacité stratégique à gagner sans même livrer bataille. Cette stratégie n’exclut pas une stratégie dans la guerre, mais elle développe une autre dimension de la stratégie qui traduit une relation contractuelle d’une autre nature.

Or, la situation technique de Clausewitz est, quant à elle, mortelle à tous les coups. Cette conception n’est pas imputable à la seule nationalité de Clausewitz, elle est précisément celle qui inspire les armées qui participent à la promotion d’intentions impérialistes avec l’intégration des effets militaires à des fins politiques partisanes d’où une planification inflexible des activités. Cette position du soldat est très controversée. Jean Cot condamne le mythe Clausewitz en lui reprochant de considérer la guerre comme « consubstantielle à la politique. » 202 Concrètement, la décision des deux aviateurs français qui ont refusé de participer à une opération en Afghanistan en 2002 imposée par une la planification internationale sans aucune considération des effets dévastateurs prévisibles montre les limites d’application de la conception de Clausewitz. Le concept d’emploi des forces de l’armée française vient, ainsi, contredire Clausewitz. Dans l’exercice du métier des armes : fondements et principes il est rappelé que » elle (la déontologie du soldat) s’exprime par la notion de force maîtrisée, la force c’est-à-dire la capacité de prendre l’ascendant, physique et moral, mais maîtrisée, en référence aux valeurs fondatrices de la communauté nationale – traduites notamment par la devise de la République – aux droits de l’homme et aux conventions internationales. » 203

La référence à Clausewitz est contestée aussi par Glucksmann lorsqu’il précise : « Attention à l'événementiel, il faut essayer de repérer des tendances lourdes, et la question est : existe-t-il quelque chose de fondamentalement différent dans la manière de faire la guerre, permettant donc des prévisions sur vingt, trente ou quarante ans ?
Je réponds oui, parce qu'il existe des constantes dans l'expérience européenne de la guerre, et deux d'entre-elles ne valent plus.
Je vais les nommer. Clausewitz a dit : " la guerre a été d'abord une guerre entre princes puis entre Etats, puis, à la lumière de la révolution française, entre nations. " Depuis, cela a été une guerre entre blocs, la première mondiale, la seconde, et la guerre froide était le monde divisé en deux blocs.
Cette guerre de princes, d'Etats, de nations et de blocs amène à deux constantes : une tendance permanente à la mobilisation de plus en plus massive, et une symétrie dans le combat.
La mobilisation de plus en plus massive est celle des hommes -pensez à la révolution française et à Napoléon- mais la première guerre mondiale a fait un nombre incalculable de morts. De Gaulle a dit : «  il n'y a jamais eu dans toute l'histoire de France autant de morts que pendant la première guerre mondiale. »
Donc mobilisation de plus en plus massive des hommes et des ressources, des économies, selon un thème extrêmement connu, mais une constante.
La deuxième est la capacité d'instaurer des duels sur le champ de bataille, les guerres étaient des guerres entre armées, entre camps, donc des duels.
Ce sont ces deux traits qui "sautent" et qui apparaissent absents depuis la chute du Mur. » 204

La validité de la conception de Clausewitz trouve donc des limites dans la fusion du militaire avec le politique. Ainsi, la démarche rationnelle légitime une pertinence technique mais elle apparaît insuffisante en matière de force maîtrisée dans la conduite de l’action militaire.

Notes
199.

Bachelet (J.R.). – Conférence devant la promotion de Saint-Cyr, le 1 juillet 2002.

200.

ARON (R.). – Pensez la guerre, Clausewitz, Paris, Gallimard, tome 2. cité dans la présentation de l’ouvrage.

201.

GLUCKSMANN (A.). – C.D. Universalis, version 2.0, p. 5 983 C.

202.

COT (J.), op. cit.

203.

L’exercice du métier des armes : fondements et principes, France, p. 20.

204.

GLUCKSMANN (A.). – les conséquences de la nouvelle donne géopolitique sur les armées et sur la conscription, conférence devant les sénateurs français.