3.2 L’armée en tant qu’outil de civilisation

Avec « Du rôle social de l’officier dans le service militaire universel » publié en 1891, Lyautey donne une autre dimension à la pratique militaire. Si l’universalité de Clausewitz s’exprime dans l’acte de guerre par une articulation rationnelle entre la stratégie et la tactique c’est-à-dire entre la théorie militaire et la pratique, Lyautey pense le rôle universel du militaire dans l’éducation. Ses ouvrages fondés sur une théorisation de ses pratiques démontrent ses intentions humanistes qui constituent, pour lui, les préoccupations de chaque officier. Ses chefs ne voient dans ses idées qu’originalité d’esprit et sont prêts à s’apitoyer sur son cas, tant il paraît dévoyé. 205 Lyautey en a conscience, et, réfractaire, toute sa vie, il aura des mots amers contre les « Kriegpielards » incapables de ne rien saisir au-delà du cercle étroit des thèmes tactiques et des règlements militaires où ils se sont enfermés. Pour Lyautey, l’arme moderne requiert une équipe. Elle exclut les individualismes. Elle n’admet l’initiative personnelle qu’au service de l’ensemble. L’attente hypothétique d’une bataille contraint le militaire à répéter des exercices de petite guerre c’est-à-dire de fausse guerre. Cet entraînement, interminable pour certains, amplifie le désespoir de connaître des minutes de grandeur, et les fait tomber dans la routine et la résignation. 206

Face à cette situation déprimante et à tous ceux qui étaient frappés de ce désespoir, Lyautey préconisait l’évasion.

L’évasion pouvait avoir une forme double. La première consistait au départ de l’institution et se caractérisait donc par un départ physique. La deuxième manière devait être une évasion intellectuelle en devenant créateur d’action. Son action dans l’empire colonial s’est ouverte ainsi, pour lui et ses proches, sur la vie sociale dans l’interdépendance des critères d’un monde libéral : le politique, l’économique et justement le volet social. Il ne tarissait pas de propager son idée d’une telle activité duale de l’officier dans des termes sans équivoque : « A l’état de guerre haineuse et violente qui sépare stérilement les enfants du même sol, de parti à parti, de classe à classe, substituer la recherche pacifique et féconde des problèmes posés par la révolution économique et industrielle de ce temps ; marcher, non plus la revendication ou la répression au poing, mais la main dans la main, dans la large voie du progrès social… » 207

Avec ces quelques mots repris par le général Juin, Lyautey pose le problème social de la société moderne dans son entier. Nous y trouvons l’ancrage philosophique du rapport de l’homme au monde soit dans la dimension déterministe qu’il dénonce, soit dans une approche de liberté humaine respectueuse et consentie. S’y ajoute la conception stratégique de la force armée dont il n’écarte pas l’emploi avec des conséquences tragiques, mais qui doit privilégier le primat du règlement pacifique des problèmes de la société.

L’action éducative est ici sous-jacente. Enfin, la référence au « vivre ensemble » de Renan est marquée par le « la main dans la main. » Cette précision confirme la vision de sa conception de la nation ouverte sur l’avenir qui s’oppose à la nation organique de Fichte.

Au-delà de cette différence d’approche et de point de vue d’un officier allemand et d’un officier français, ce sont deux conceptions qui apparemment s’opposent et qui en réalité peuvent se compléter. Clausewitz expose une théorie de la guerre à partir d’observations concrètes ; en ce sens son approche est pragmatique et aborde les techniques de la guerre. La réflexion humaine est peu présente et se réduit à un machinisme du soldat. L’acte de guerre, considéré comme un état de pureté rationnelle, englobant la stratégie et la tactique, vient s’imposer dans l’activité sociale quand celle-ci est désorganisée. L’universalité des armées se décrit alors dans une intention organiciste.

L’universalité de Lyautey s’exprime dans le partenariat possible entre les humains et à fortiori des soldats. Elle se traduit par une visée éducative qui gère l’incertitude humaine, inimaginable dans l’application de la conception de Clausewitz. Le rôle social de Lyautey devient englobant pour l’officier qui sert une cause en sachant faire la guerre mais en exerçant son métier comme un éducateur, artisan de la promotion de l’humanité. A la dimension de la conception guerrière de Clausewitz, Lyautey étend la fonction du soldat vers une ouverture sur le monde qui permet de le comprendre et d’y vivre.

Un retour sur l’évolution des deux armées décrite précédemment, montre l’ambiguïté des approches conceptuelles si l’on observe la relative cohérence entre la théorie de Clausewitz avec les pratiques de l’armée française et l’application de la conception de Lyautey avec les caractéristiques de la Bundeswehr. Tous les deux sont favorables au service militaire du type conscription mais pour une finalité différente. Clausewitz défend la notion de guerre totale pour le bien être d’un type de citoyen. Lyautey espère parachever la formation citoyenne et démocratique par une prise de conscience de l’usage insensé de la parcelle de souveraineté dont chacun dispose, alors chaque soldat devient citoyen. Pourtant dans les deux cas, le primat de la politique sur la technique se dégage ; la stratégie de la guerre détermine la tactique hors du politique dans la mesure où le rôle social de l’officier prime sur son aptitude guerrière. Ces contradictions offrent un questionnement à propos des conceptions d’utilisation des deux armées d’aujourd’hui qui sont le fondement des protocoles d’emploi mais aussi à propos de l’idée du métier de soldat portée par les deux institutions.

Notes
205.

LYAUTEY, Op. cit. p. 11.

206.

Id. p. 13.

207.

Id. p. 21.