4. Un processus de subjectivation

La mise en évidence de la responsabilité individuelle est prônée dans les deux armées, mais les faits ne reflètent que partiellement cette volonté. Cette situation contractuelle est remarquable dans la définition de la Bundeswehr où les relations démocratiques, voulues à l’intérieur de l’armée, se traduisent par un dialogue social qui renvoie à celui de la Nation. Il en est de même pour l’armée de terre française qui affiche une volonté farouche de développer le « lien armée-nation. » Ces deux approches sont en réalité une sorte d’opposition à une conception de la formation égocentrique et d’endoctrinement. Nous pouvons remarquer alors qu’il n’existe pas d’opposition entre la formation militaire allemande et la formation militaire française. Elles s’inscrivent toutes les deux dans une conception culturelle définie par H. Hannoun et les deux armées cherchent à introduire une dimension humaine dans la formation qu’elles ont développée à des degrés différents.

Nous sommes donc en présence du dualisme entre « la racine » et « la fleur » ou la lettre et l’esprit. H. Hannoun note aussi cette dualité dans le choix du type de relation socio-politique qui doit exister entre elle-même et les individus qui la composent. 208 Il fait référence à trois auteurs qui ont plus particulièrement abordé ce problème de la relation de la personne à son environnement : F. Tönnies, E. Durkheim et M. Weber. Il précise :

Pour F. Tönnies (1887) un groupe social revêt deux visages possibles. Il peut, d’une part, être une communauté (Gemeinschaft) où les pratiques sociales sont fondées sur l’adhésion spontanée, plus affectives que réflexives, de l’individu aux normes groupales. La personne y est, généralement, minorée au point parfois de disparaître dans le moule collectif. C’est le cas de l’Allemagne.

Il peut être, d’autre part, une société (Gesellschaft) où, ces pratiques sociales, pour se réaliser, réclament l’intervention des volontés individuelles. L’individu revendique, ici, sa place, à la fois, grâce et face aux données groupales ambiantes. Au sein d’une communauté, le groupe se construit selon la coutume et la religion, normes à l’élaboration desquelles l’individu n’a pas ou peu de part. Au sein d’une société, le groupe s’organise autour de lois, voire d’un contrat social dont l’élaboration réclame la participation de chaque personne. c’est le cas de la France.

Le point de vue de Durkheim (1893) ne contredit pas celui de Tönnies. Il distingue deux types de groupes : les groupes où règne une « solidarité mécanique » (proche de la Gessellschaft) et ceux où les individus sont reliés par une « solidarité organique » (qui rappelle la Gemeinschaft). Enfin, l’analyse sociale de M. Weber (1911) débouche, de même, sur deux types de groupes sociaux. Le premier se caractérise par la « communalisation » (Vergemeinschaft), le second par des activités « sociétaires » (Vergesellschaft).

Le passage d’un type d’organisation groupale à un autre est, pour chacun de ces auteurs, l’effet naturel d’une évolution explicable à partir des moments de l’histoire et des lois sociologiques qui en régissent le processus. »

Ainsi « toute la pensée du XIX° siècle reste en effet marquée par le combat historique et idéologique entre la Grande Nation née de la Révolution française, et les ‘‘ nations’’ héritées de l’Ancien Régime. C’est par référence à l’expérience révolutionnaire que c’est élaboré la double pensée de la nation moderne, l’une fondée sur la légitimité de la volonté des citoyens et l’autre qui, de Herder et Burke aux romantiques allemands, s’affirme passionnément contre la rationalité des Lumières et l’héritage de 1789. » 209

A la lumière de ces deux conceptions qui facilitent la compréhension des relations des soldats français ou allemands avec leur Nation, nous apercevons cette volonté de passer de la communauté vers la société. Nous retrouvons aussi les deux systèmes culturels décrits dans la première partie en Allemagne et en France. Les deux armées tentent donc de trouver des théories et des structures qui répondraient en même temps à deux objectifs : le respect de la personne individuelle et la cohérence du groupe. Outre le fait de définir dans les deux armées des carrières courtes où le soldat serait alternativement civil, puis militaire, puis civil, c’est bien la mise en harmonie des principes de l’organisation d’une armée avec les principes de la démocratie de la nation qui est recherchée.

En France, la formation du militaire français consiste dorénavant en une formation du militaire dans sa globalité en tant qu’homme, citoyen, et soldat, dimensions auxquelles il faut ajouter celle de chef. Les significations particulières de ces quatre domaines ont été présentées dans un document de travail relatif à la pédagogie dans l’armée de terre en 2001. 210

‘« Faite d’éducation, la formation de l’homme est intellectuelle, au travers de l’acquisition d’une culture générale afin d’acquérir jugement et discernement, et morale, en visant à donner au soldat un moral de vainqueur, mais aussi les bases éthiques d’un comportement.

« La formation du citoyen doit procurer une juste perception de la place du militaire dans la cité et donc d’inculquer des comportements, de façon à ce que chaque militaire perçoive véritablement le sens de son métier au service de l’Etat et de la Nation, ainsi que ses droits et ses devoirs en tant que citoyen.

« La formation du soldat a pour objet de faire acquérir la compétence et l’excellence professionnelle, quelles que soient les catégories, le grade et le statut. Son principe général consiste en une formation de base commune à chaque catégorie. Pour les militaires français, ce socle constitue, par définition, le référent quasiment universel.

« La formation du chef consiste à développer les qualités qui permettent au futur cadre de s’imposer dans toute situation mettant en œuvre une relation d’autorité et d’exercice du commandement et de prendre conscience des responsabilités que cela implique. Cette formation se distingue du registre précédent en raison justement des notions d’autorité et de commandement qu’elle implique. »’

En Allemagne, le concept de « citoyen soldat » renvoi à la conception de l’Innere Führung qui préserve trois dimensions majeures du militaire : l’homme libre, le citoyen et le soldat. 211 Le général Hans-Christian Beck cite le général comte Von Kielmansegg qui résume les réflexions fondamentales relatives au concept de « l’Innere Führung », comme suit : « Les principes de l’Innere Führung, fondés sur la reconnaissance de la liberté et de la dignité humaine ainsi que sur l’Etat de droit, doivent amener le militaire à prendre conscience de sa part de responsabilité en tant que citoyen avec tout le sérieux nécessaire, et à adhérer, de son plein gré et par conviction, à la discipline nécessaire au sein des forces armées, à obéir par acceptation de ce qui est bon et nécessaire. » 212

C’est donc ce concept que la Bundewehr s’est donné pour répondre au respect de la personne et à la cohérence du groupe. 213 Le lieutenant-colonel Weinberg, officier de liaison allemand dans les Ecoles de Saint-Cyr, terminait sa conférence, ayant trait à l’Innere Führung par cette conclusion.

« Le concept d’Innere Führung est appelé à faire ses preuves partout où naissent des antagonismes entre les contraintes, les impératifs restrictifs mais indispensables pour assurer le fonctionnement de l'armée et la discipline militaire, d’une part, et les droits dont le militaire-citoyen en uniforme peut se prévaloir ainsi que ses aspirations en ce qui concerne l’organisation de ses libertés personnelles, d’autre part.

‘« Il s’ensuit que c’est un concept à la fois exigeant et dynamique, un concept qui doit continuellement être recréé dans le monde réel où il est appelé à exister.
« Il est particulièrement exigeant en ce qui concerne le comportement qu’il demande au chef d’adopter chaque fois qu’il s’agit de diriger, de conduire, de commander, d’encadrer ou d’éduquer et on peut par conséquent le considérer d’une manière très générale comme étant un principe fondamental régissant tous les aspects du commandement et du comportement.
« Un principe qui s'inspire de l’image de l’homme et l’ordre de valeurs tels qu’ils transparaissent à travers les textes de notre Constitution.
« C’est un principe directeur qui a fait ses preuves dans la vie militaire courante et - élément capital - pendant toutes les opérations menées par laBundeswehr à l’extérieur de notre pays au cours de ces dernières années.
« Depuis 45 ans, les militaires de tous niveaux « ont grandi » avec ce principe et, de ce fait, les objectifs et le rôle de l’Innere Führung ne font plus l’objet d’aucun litige au sein de la communauté militaire.
« Je ne veux pas dire par-là qu’il n’y a plus de problèmes. Il suffit de se reporter au rapport annuel du Délégué parlementaire à la défense pour s’apercevoir que, de temps à autre, ça et là, il existe un fossé entre l’ambitieux projet et la réalité.
« Mais, en adoptant ce concept, la Bundeswehr s’est dotée d’une nouvelle « culture d’entreprise » et, pour ma part, je suis persuadé qu’aujourd’hui comme à l’avenir ce concept apportera une contribution décisive aux défis auxquels se trouve confrontée l’armée allemande au début du XXI° siècle. » 214

Les armées ont une conscience à propos des conceptions qui les marginalisent en dehors de l’esprit démocratique de leur nation. Afin de satisfaire aux spécificités du métier dans l’exercice du métier des armes, les deux armées cherchent en même temps à respecter d’une part leurs éléments identitaires et d’autre part à préserver la cohérence avec la nation qu’elles défendent. Chaque armée, à sa manière, évite la fusion avec sa nation.

De ces conceptions dans les relations entre les structures, il en résulte une considération du militaire dans chaque armée qui repose sur un concept identique en trois dimensions : l’homme, le citoyen, le soldat. Tous ces termes sont à comprendre au sens générique quelles que soient la fonction ou la position statutaire. Les applications sont d’ailleurs plus nombreuses dans la Bundeswehr que dans l’armée française parmi elles :

Dans la Bundeswehr : 215

« A une époque où la cogestion fut introduite dans le monde économique, des institutions qui permettent à chacun de protéger ses droits personnels et qui lui donne la possibilité de s’exprimer ont été créées dans la Bundeswehr dès le début de sa fondation.

Voilà quelques-unes de ces institutions :

  • L’homme de confiance:

Elu dans chaque unité élémentaire au niveau des hommes de rang et des sous-officiers et dans chaque bataillon / régiment au niveau des officiers, il a le droit de soumettre à son supérieur disciplinaire des propositions sur :

  • le service intérieur ;
  • l’aide sociale ;
  • la promotion professionnelle et
  • la vie en dehors du service.

Le supérieur doit le convoquer pour discuter les propositions qui lui ont été faites et pour motiver un refus.

En cas de punition ou pour décerner des félicitations, le supérieur disciplinaire est obligé d’entendre et de tenir compte de l’avis de l’homme de confiance.

  • Le Délégué parlementaire à la Défense

Elu par le Bundestag, notre assemblée nationale, pour 5 ans, il est chargé d’aider le parlement à contrôler la défense et de protéger les droits constitutionnels du militaire.

Tout soldat, comme tout employé civil a le droit de lui soumettre directement ses doléances sans passer par la voie hiérarchique.

Quant à lui, il a le droit de visiter sans être annoncé à l'avance toutes les unités, les écoles et installations de la Bundeswehr pour s’informer directement de la situation réelle.

Encore quelques mots de deux droits spécifiques qui existent dans la Bundeswehr :

  • le droit d’adhérer à des syndicats

Chaque militaire et civil de la défense a le droit d’adhérer à un syndicat de son choix, à toutes les associations et même aux partis politiques. Le « Bundeswehrverband » est une association qui représente et défend les militaires et les civils de la défense vis-à-vis du ministère de la défense et du pouvoir législatif sans avoir pour autant le droit de grève – mais c'est le cas de tous les autres fonctionnaires aussi. Si vous voulez, le Bundeswehrverband est une sorte de lobby des militaires.

L’éligibilité aux différents parlements fédéraux et régionaux

De nombreux militaires sont présents dans les différents parlements. Voici le nombre de militaires titulairesd’un mandat politique au début de cette année:

  • 7 au Bundestag
  • 17 aux parlements régionaux (Landtage)
  • 1343 aux assemblées communales.

L’activité politique des militaires souligne le degré d'intégration de la Bundeswehr dans la société. Ces activités politiques trouvent cependant leurs limites dans la loyauté particulière que les militaires doivent à l’Etat, les restrictions correspondantes étant fixées par la Constitution et par la loi sur le statut juridique des militaires. Ainsi toute activité politique en faveur ou au détriment d’une tendance politique déterminée est-elle interdite pendant les heures de service et à l’intérieur des installations militaires. Cette restriction, imposée par le législateur, est indispensable pour ne pas compromettre la solidarité et l’esprit de camaraderie militaire, prémisses de la discipline et de la valeur opérationnelle des unités. Pour éviter de mettre en cause la neutralité politique de l’institution, il est strictement interdit à tous les militaires d’assister aux manifestations politiques en tenue militaire. »

Dans l’armée française : 216

  • les présidents des catégories (Officiers, Sous-Officiers, Engagés Volontaires de l’Armée de Terre) sont élus par leurs pairs. Ils ont une fonction de représentation et de consultation. Ils assistent, généralement, au réunion de commandement et en particulier aux travaux de notation annuelle de leur catégorie ;
  • des formations militaires sont accessibles aux personnes civiles ;
  • des formations civiles sont offertes aux militaires ;
  • des fonctions de la société civile sont tenues par des militaires pour une durée déterminée en situation détachée ;

Ainsi, la Bundeswehr fait vivre le concept de l’Innere Führung pour articuler la démocratie vécue dans la nation et les impératifs hiérarchiques qui subsistent dans son intérieur tout en se recommandant d’une organisation démocratique, et l’armée française met en cohérence ses principes avec ceux de la nation à travers le contrat individuel qui sollicite la responsabilité et l’engagement personnels.

Mais pour autant que ces armées adoptent une même conception du militaire (homme, citoyen, soldat), la question subsiste quant à leur raison d’être ? Elles défendent quoi ? L’entrave à une harmonie entre les deux armées prend germe dans la notion de citoyen qui s’inscrit dans la nation d’appartenance. Les particularismes nationaux devront être dépassés pour satisfaire, en cohérence avec les textes législatifs respectifs, à la défense du respect de la dignité humaine dans un horizon universel. Le soldat, allemand et français, serait le soldat de sa nation si celle-ci, à travers la réalisation des projets politiques, vise à promouvoir le respect de la dignité humaine. N’étant plus sous l’égide d’un référentiel culturel national, le soldat devrait agir sous un statut de neutralité comme l’officier français devrait le faire depuis 1834. S’inscrivant résolument dans la défense du respect de la dignité humaine, celle-ci serait l’élément de médiation d’une part entre les différents belligérants et d’autre part pour inspirer l’action à entreprendre, individuellement, devant le choix des possibilités qui s’offrent à lui.

Ainsi, amener à apprécier de façon permanente l’évolution des situations, si la pratique de la contractualisation technique s’avère nécessaire, le soldat devrait s’inscrire dans une démarche individuelle qui repose sur une contractualisation morale. Celle-ci fait appel à la raison. La nécessaire liberté d’action accordée alors au soldat écarte, alors, toute emprise corporatiste et communautaire dont l’adhésion repose, en particulier, sur les affects et les sentiments qui inhibent la réflexion dans l’action. Elle détournerait le soldat de sa fonction d’acteur social, sans discontinuer, au-delà de sa propre nation de référence.

Or, puisque « la science requiert modestie et disponibilité d’esprit, et que la politique, déchirée en l’éthique de la conviction et l’éthique de la responsabilité, souffre d’une contradiction nécessaire qui lui interdira la certitude scientifique » 217 , la conception de Clausewitz ne peut pas être la seule application scientifique d’une politique. Les comportements ne s’imposent pas à priori. La question se pose donc à propos de l’articulation à opérer entre le modèle social de Clausewitz, avec une contractualisation technique, et la contractualisation morale de Lyautey. Cette question est d’autant plus déterminante qu’une formation est teintée d’une forte emprise organiciste.

Notes
208.

HANNOUN (H.). – Le nazisme, fausse éducation, véritable dressage, Villeneuve d’Acsq, Presses Universitaires du Septentrion, col. Education et didactique, 1997, p. 101.

209.

SCHNAPPER (D.), op. cit. p. 33 et 34.

210.

Ce document de travail n’est pas institutionnalisé. Cependant, il reprend les quatre dimensions (citoyen, homme, soldat, chef) décrit dans le document institutionnel de l’armée de terre française, L’exercice du métier des armes : fondement et principes, op. cit.

211.

BECK (Général de l’armée allemande), commandant le centre de l’Innere Führung. – « Le concept du « citoyen en uniforme »,« Revue les cahiers de Mars » n° 150, 3ème trimestre, 1996, pp. 78 à 85.

212.

id, p. 83.

213.

Llivre blanc sur la sécurité de la République fédérale d’Allemagne et la situation et l’avenir de la Bundeswehr, op. cit., p. 138.

214.

Conférence donnée par Lieutenant-colonel Weinberg à l’occasion du stage de « formateur de formateurs » de l’armée de terre française, dans l’école des sous-officiers de l’armée de terre française de Saint-Maixent l’école, le 28 novembre 2000.

215.

Ibid.

216.

Grasset (B.) et Cova (C.), Députés français. – Rapport d’information n° 2490, déposé en application de l'article 145 du Règlement par la commission de la défense nationale et des forces armées sur les actions destinées à renforcer le lien entre la Nation et son Armée, enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 22 juin 2000. Ce rapport ne précise pas les actions à entreprendre, cependant, l’élection des présidents de catégories est postérieure sa rédaction.

217.

Cette précision est citée dans la présentation de WEBER (M.) . – Le savant et le politique, Paris, Plon, Edition 10/18, 1963, 221 p.