TITRE III
FONDEMENTS POUR LA FORMATION D’UN SOLDAT DE LA PAIX

Introduction

La fonction de la guerre vise paradoxalement à réaliser la paix. Selon Kant, c’est la nature elle-même qui a fait considérer la guerre comme instrument de paix.242« 1° Elle a mis les hommes en état de vivre dans tous les climats ; 2° Elle les a dispersés au moyen de la guerre, afin qu’ils peuplassent les régions les plus inhospitalières ; 3° Elle les a forcés par la même voie à contracter des relations plus ou moins juridiques. » 243 Dans le prolongement de cette troisième assertion, nous pourrions dire que par défaut de régulation sociale et la relative inefficacité des impératifs juridiques, que la guerre pourrait être un retour à la nature par revanche ou par honneur.

Mais bien que ce ne soit qu’une hypothèse, Kant met en évidence cette observation quand il précise que « parmi les sauvages de l’Amérique, comme en Europe pendant les siècles de la chevalerie, la valeur militaire est en grand honneur, non seulement durant la guerre comme il serait juste, mais comme poussant à ces guerres qu’on entreprend uniquement pour se distinguer ; de sorte qu’on attache une sorte de dignité à la guerre elle-même […] en oubliant ce mot d’un Grec : la guerre est un mal en ce qu’elle fait plus de méchants qu’elle n’en emporte. »244

Kant nous offre là une forme d’actualité de ses observations. Cette dignité de la guerre dont parle Kant ainsi que les honneurs véhiculés par les valeurs chevaleresques ne sont-ils pas au cœur de l’action militaire et en germe dans les décisions politiques quand il s’agit de la « revanche » entre les Français et les Allemands au siècle dernier ? De même, n’est-ce pas aussi une lecture possible de l’intervention en Irak en 2003 après les attentats du 11 septembre ? Ne dit-on pas par ailleurs des soldats tués sur les champs de bataille qu’ils sont morts au « champ d’honneur » ?

Ainsi, le Général Bachelet rappelle que cette référence culturelle s’inscrit pourtant dans une continuité millénaire : « celle qui fait du guerrier, puis du soldat, l’un des piliers de la société et de l’Etat. Dans le monde antique, selon l’adage latin, il est « beau et doux de mourir pour la patrie » ; l’Etat moderne se fonde par la force des armes et, quelles que soient les horreurs de la guerre, toujours ressentie comme l’un des fléaux de l’humanité, la légitimité de sa pratique ne fait pas débat ; l’Eglise, porteuse de l’idéal évangélique, sublime le chevalier, «défenseur de la veuve et de l’orphelin. » 245

Lors de cette conférence, le Général corrobore les conséquences de la guerre en matière de sentiments dès lors qu’il s’inscrit dans cet esprit puisqu’il précise qu’en réalité peu d’officiers sont morts « au champ d’honneur » quand il souligne que : « Sublime continuité, pas seulement théorique, puisque la tradition saint-cyrienne se nourrit, aujourd’hui autant qu’hier, de cet héritage de gloire et de sacrifices.

Sublime continuité, certes, mais qui se heurte désormais à un hiatus qu’illustrent les chiffres : depuis 1962 jusqu’à nos jours, donc en 40 ans, cinq Saint-cyriens sont « morts pour la France » sur environ 7800 officiers formés durant cette période, quand, dans l’histoire de Saint-Cyr, plus de 10 000 ont fait le sacrifice de leur vie sur 62 000, et ce, sans discontinuité. Il serait malvenu de le déplorer puisque cela traduit que, depuis lors, et pour la première fois de son histoire, la France a vécu durablement en paix. Toutefois, ces chiffres sont révélateurs : au regard des deux siècles passés, qui sont ceux de la France contemporaine et de la modernité, nous sommes, depuis bientôt un demi-siècle, entrés dans une ère nouvelle. » 246

Cette ère nouvelle, Kant nous en donne des clés dans le premier appendice du projet de paix perpétuelle : les fondements d’une vraie politique de paix. 247 Kant articule la morale et la politique en précisant que la morale est l’élaboration théorique des principes pratiques que la politique met en œuvre. Cependant, Kant n’est pas naïf car on peut prévoir utiliser la force pour que les hommes acceptent réellement ce qui est moralement, c’est-à-dire juridiquement, souhaitable en vue de la paix : « il faut s’attendre à voir, dans l’exécution de cette idée, l’expérience s’écarter beaucoup de la théorie. » 248

Selon kant, la guerre peut donc permettre de réaliser la paix. Cependant, selon lui deux types de politicien peuvent y parvenir. 249 Le politique moral est un homme d’Etat qui tente d’agir politiquement conformément aux principes de la morale, et le moraliste politique qui prend les choses dans l’ordre inverse. Il s’agit pour lui de concilier les principes du droit et son propre intérêt, au profit bien sûr de celui-ci. Ces deux approches fournissent encore une grille de lecture des choix politiques qui se sont opérés au moment de l’intervention en Irak en 2003. Or l’ère nouvelle dont parle le Général Bachelet se trouve précisément dans l’évolution des critères de référence du « Soldat de la paix » tel que nous l’avons défini et qui est rappelé ici : le soldat de la paix devrait maîtriser les effets de son action, pouvant aller jusqu’à la destruction, par la graduation mesurée de ses interventions. Cela réclame une pratique de la médiation entre la situation qu’il peut observer comme déréglée, mais dans une évolution permanente, et l’idée qu’il se fait, individuellement, de la situation rétablie. Ce réajustement permanent de l’application des savoirs aux contingences des situations toujours particulières confirme l’inadéquation de toute planification d’actions préétablies.

Il en résulte que le soldat de la paix devrait pouvoir réinterpréter des savoirs explicites et implicites jusqu’à pouvoir produire des savoirs expérienciés pouvant infirmer les précédents. Ceci impose, pour la formation, de développer chez chacun des soldats de la paix la faculté de comparer des situations et de lui faciliter une prise de position sensée dès lors qu’elle est éclairée par le refus de soumettre les hommes à une volonté aliénante.

Le soldat de la paix ne doit donc pas agir dans son propre intérêt national mais il devra agir suivant des principes relatifs à la morale à savoir le respect de la dignité humaine. Il s’agit donc bien de passer d’une posture communautaire à une posture dont les effets auraient une portée universelle. Notre hypothèse selon laquelle l’introduction d’un impératif en tant qu’élément de médiation d’une démarche comparative favorise l’accès à l’autonomie et préserve l’identité individuelle, va nous éclairer sur la formation du « soldat de la paix » qui n’est pas un concept établi, mais il est patent qu’il émerge dans un certain contexte de civilisation, idéologique, de refus de la guerre, ainsi qu’à partir de conditions historiques et sociales que nous allons décrire. Dans cette ère nouvelle et dans la perspective de ce changement de posture du soldat, nous élaborerons une réorientation de la formation militaire qui pourrait répondre à la pérennisation de cette conception. Enfin nous verrons que l’armée européenne, sur la base du couple franco-allemand, pourrait en constituer le fondement.

Notes
242.

DEKENS (O.), op. cit. p. 102.

243.

id. p. 62.

244.

id. p. 64.

245.

Général d’armée René BACHELET, inspecteur général des armées. Conférence devant la promotion de Saint-Cyr à l’occasion du bi-centenaire de Saint-Cyr, 2002.

246.

Ibid.

247.

DEKENS (O.), op. cit. p. 70 à 83.

248.

id. p. 72.

249.

id. p. 107.