1. L’origine du concept entre contexte national et contexte international

Cette évolution a fait gagner du terrain à la démocratie pour atteindre une nouvelle ère dans la classification des différents conflits montrée par Glucksmann : « Attention à l'événementiel, il faut essayer de repérer des tendances lourdes, et la question est : existe-t-il quelque chose de fondamentalement différent dans la manière de faire la guerre, permettant donc des prévisions sur vingt, trente ou quarante ans ?
Je réponds oui, parce qu'il existe des constantes dans l'expérience européenne de la guerre, et deux d'entre-elles ne valent plus.
Je vais les nommer. Clausewitz a dit : " la guerre a été d'abord une guerre entre princes puis entre Etats, puis, à la lumière de la révolution française, entre nations. " Depuis, cela a été une guerre entre blocs, la première mondiale, la seconde, et la guerre froide était le monde divisé en deux blocs.
Cette guerre de princes, d'Etats, de nations et de blocs amène à deux constantes : une tendance permanente à la mobilisation de plus en plus massive, et une symétrie dans le combat. 
Donc mobilisation de plus en plus massive des hommes et des ressources, des économies, selon un thème extrêmement connu, mais une constante.
La deuxième est la capacité d'instaurer des duels sur le champ de bataille, les guerres étaient des guerres entre armées, entre camps, donc des duels. Ce sont ces deux traits qui "sautent" et qui apparaissent absents depuis la chute du Mur. » 251

Cette évolution est décrite aussi par le Général Bachelet qui l’a présente sous forme de ruptures : « Embrasser en un tout les 40 dernières années peut sembler hasardeux. Cette période n’est-elle pas celle de toutes les ruptures ? Rupture culturelle qui nous fait entrer, après mai 68, dans le libre-service des valeurs ; rupture économique qui voit, après le premier choc pétrolier, s’installer un sous-emploi chronique et de profondes remises en cause dans le tissu productif et sociologique, contrastant fortement avec les temps de croissance et d’euphorie des années 60 ; rupture technologique avec l’entrée dans « l’ère de l’information » au tournant des années 80 ; rupture géopolitique, marquée, dans les années 90, par la fin du monde bipolaire, le leadership en tous domaines d’une unique hyperpuissance et les phénomènes de mondialisation. Encore faudrait-il mentionner la construction continue d’une Europe de plus en plus solidaire et, symétriquement, la remise en cause de la capacité, pour la France, à conduire une politique planétaire en toute autonomie. » 252

La chute du mur apparaît alors comme l’événement déterminant quant à l’avènement de conflits d’une autre nature. Selon Glucksmann, les deux constantes – la mobilisation massive des hommes et la symétrie sous forme de duel – sont en réalité des caractéristiques qui sont absentes depuis 1989. Or, ces nouvelles guerres existaient avant dans tout le Tiers-Monde, mais elles étaient masquées par la guerre froide. Et, selon Gluksmann : « La chute du Mur, la fin de la politique des blocs a simplement amené des types de guerres marginaux parce qu'ils se passaient dans le Tiers-Monde jusqu'au cœur de l'Europe, par exemple en Yougoslavie. »

Dans ce nouveau contexte, on assiste à l’émancipation du guerrier qui s’approprie le monopole de la violence guerrière alors qu’elle était jusqu’à présent du ressort des Etats. La violence est alors plus diffuse avec des repères émergents tels que : « Il y a donc un vivier planétaire de jeunes guerriers qui ont découvert sans grand mal qu'avec des étiquettes diverses, qu'elles soient religieuses, ethniques, nationales ou idéologiques… » 253

Il en résulte une nouvelle posture des hommes politiques et des armées organisées jusqu’à ne plus envisager de faire la guerre a priori, mais de gagner la paix. Cette référence a donc permis de développer le droit d’ingérence qui selon Bettati n’est pas sans conséquence dès lors que la souveraineté des peuples est mise à mal : «  J'ai eu la chance de participer - dans des moments extraordinairement forts - à l'élaboration d'un aspect très particulier du droit international, reconnu en quelques années, et qu'on a appelé "droit d'ingérence." Dans ce livre, j'ai moins voulu décrire ce nouveau droit international humanitaire tel qu'il existe aujourd'hui que raconter comment il s'est élaboré ces dernières années. Comment il a introduit de nouvelles donnes qui ont engendré un bouleversement des principes de base du droit international : le principe de souveraineté des Etats. » 254

Les militaires se trouvent ainsi face à un paradoxe dans l’utilisation de la force et la violence qu’elle entraîne. Ils sont écartelés entre une certaine utopie fondée sur le sentiment d'appartenance de tous les êtres humains à une société civilisée, qui compléterait dans la sphère politique la mondialisation économique et la globalisation stratégique. Cette utopie porte en elle la fin de l'ordre militaire, parce que, dans une communauté humaine civilisée, le recours à la violence armée est une anomalie. Mais, même soutenue par la présence de « casques bleus » l'intervention strictement humanitaire peut avoir des conséquences négatives, comme les premières années du conflit yougoslave l'ont démontré. Ainsi, Alibi pour les uns, obstacle pour les autres, l’intervention humanitaire ne saurait en tout cas se substituer à la menace, voire à l'usage de la force quand il ne s'agit pas de maintenir la paix, mais de faire cesser la guerre.

Mais l’observation des effets des engagements militaires et de leurs conséquences désastreuses définit un mouvement, une évolution des combats. Toujours selon Glucksmann : « Il ne s'agit pas d'une guerre civile, mais contre les civils, et ce phénomène est mondial. Donc, les conflits se détotalisent, se dispersent, prolifèrent géographiquement parce qu'ils échappent au contrôle de l'Etat, et s'exercent essentiellement contre les civils. C'est une tendance très lourde, des statistiques le prouvent. Vous avez à faire face à quelque chose qui est comme le mouvement du siècle. 80 % des morts de la guerre de 14-18 étaient en uniforme. Pendant la guerre de 40 à 45, moment où la guerre contre les civils devient systématique -à Guernica pour commencer-, 50 % des morts sont civils et 50 % militaires. Et depuis, statistiques reprises par l'UNICEF en 1992, toutes les guerres ont fait plusieurs millions de morts et ont concerné 80 % de civils. Ainsi, la proportion s'est complètement renversée. Tous les conflits qui existent depuis 1945 font 80 % de morts civils. » 255

Cela ne veut pas dire que le militaire est devenu un pacifiste mais que les pays de la « vieille Europe » et leurs armées ont une conscience avancée relative aux actions militaires qui constituent toujours la plus mauvaise des solutions. Il s’agit alors d’épuiser toutes les autres solutions avant l’emploi de la force : « Une force qui soit la force, c’est-à-dire capacité de prendre l’ascendant sur le violent, donc capacité de coercition, donc, si nécessaire, d’infliger la destruction et la mort, sauf à être condamnée à l’impuissance, comme nous l’ont appris les errements tragiques des opérations d’interposition des années 90, notamment en Bosnie ; mais une force qui ne soit pas elle-même pure violence, à moins de trahir ce qui demeure aujourd’hui véritablement l’ultime valeur fondatrice et fédératrice du monde occidental : l’universalité de l’être humain, le respect qui est dû à sa dignité et à sa vie, valeurs formalisées aujourd’hui dans les droits de l’homme ; donc une force juste, appropriée et maîtrisée. » 256

Notes
251.

GLUCKSMANN (A.). – Les conséquences de la nouvelle donne géopolitique sur les armées et sur la conscription, Conférence devant les sénateurs français.

252.

BACHELET (R.), inspecteur général des armées. Conférence devant la promotion de Saint-Cyr à l’occasion du bi-centenaire de Saint-Cyr, 2002.

253.

GLUCKSMANN (A.). – Les conséquences de la nouvelle donne géopolitique sur les armées et sur la conscription, Conférence devant les sénateurs français.

254.

BETTATI (M.). – Le droit d’ingérence, Paris, Odile Jacob, 1996.

255.

GLUCKSMANN (A.). – Les conséquences de la nouvelle donne géopolitique sur les armées et sur la conscription, Conférence devant les sénateurs français.

256.

BACHELET (R.), inspecteur général des armées. Conférence devant la promotion de Saint-Cyr à l’occasion du bi-centenaire de Saint-Cyr, 2002.