3. Deux exemples d’actions militaires conduites en Bosnie-Herzégovine et en Somalie 257

Afin d’analyser les expertises que devrait pouvoir développer le soldat de la paix, il apparaît nécessaire de présenter, sous la forme événementielle, deux actions conduites par le capitaine Lecointre investi du commandement d’une compagnie (environ 130 hommes répartis en sections, elles-mêmes organisées en groupes de combat.)

La première se déroule en 1995 ; la situation en ex-Yougoslavie est complexe et laisse les forces d’interposition sans réaction. Les soldats sont devant une alternative : soit l’application du concept d’ingérence avec l’utilisation des moyens militaires réduits au plus bas niveau, soit l’intervention armée avec des conséquences dévastatrices. Les chefs militaires des petits détachements sont ainsi confrontés à un véritable dilemme. Ils décident alors suivant des logiques d’intérêt qui leur sont propres dont Boudon a défini les mécanismes. 258 Ces logiques les poussent à hisser le drapeau blanc et à se rendre. A ce moment là, les Serbes ont pris l’ascendant sur les forces d’interposition, censées les neutraliser ; celles-ci deviennent donc inopérantes et ne semblent plus avoir aucune légitimité d’action.

C’est dans ce contexte général que se définit la situation particulière du pont de Verbanja. Intégrée dans une unité militaire française sous un mandat de l’ONU, la compagnie commandée par le capitaine Lecointre stationne à Sarajevo, enclave bosniaque. Elle s’interpose dans les limites sud entre les Serbes et les Bosniaques. La ligne de séparation entre les deux communautés n’est pas rectiligne. L’enclave bosniaque est entaillée par une avancée géographique serbe jusqu’à la rivière, Miliacka, qui traverse Sarajevo. Le franchissement de cette rivière permet d’accéder à la présidence située à quelques dizaines de mètres du pont de Verbanja où se trouve le poste d’observation occupé par un élément du capitaine Lecointre.

Le poste d’observation de Verbanja est un véritable bunker en aspect extérieur et un labyrinthe similaire aux tranchées de la guerre 14-18 à l’intérieur. Placé en pleine ville, il est dominé par des immeubles serbes et bosniaques qui sont contigus et où sont installés des combattants de ces deux communautés.

Au mois de mai, « la routine » d’observation est rompue depuis quelques semaines, les casques bleus sont pris en otages d’autres postes et un officier a levé le drapeau blanc.

Le 27 mai à 04H50, le contrôle radio effectué sur le poste de Verbanja demeure sans réponse. Le capitaine se rend aussitôt sur place, accompagné d’un sous-officier. Il se précipite dans le poste, sans rien trouver d’anormal, en pensant devoir réveiller le radio qu’il imagine assoupi. Dans la pénombre du boyau d’entrée, il tombe nez à nez avec un Serbe en casque bleu et gilet pare-balles de l’ONU. Le Serbe braque le capitaine avec une arme sur la poitrine et un échange de propos s’engage (en anglais) :

Le capitaine fait demi-tour quitte le poste, poursuivi par le Serbe stoppé dans son élan par le sous-officier qu’il n’avait pas vu et qui bloque son fusil sur son maxillaire gauche. Tenu en respect, le Serbe les laisse repartir.

A 05H45, le capitaine Lecointre rend compte à son colonel et l’informe des possibilités techniques et tactiques qui existent pour reprendre le poste. A son tour, le colonel rend compte au général français, responsable du secteur qui, en liaison permanente avec l’Elysée, étudie la cohérence avec les intentions politiques.

A 06H45, le général donne l’ordre de reprendre le poste.

L’emploi des armes, dans leur diversité, est contrarié par la spécificité du terrain en zone urbaine. La dotation des armes dans une unité militaire permet de combiner et de coordonner leur emploi au regard de leur performance technique : en puissance de feu (armes lourdes et légères, gros calibres et petits calibres) et distance de tir (feu dans la profondeur, tir direct à vue.) Le combat classique vise à affaiblir l’adversaire par l’emploi des armes lourdes pour préparer l’intervention des armes légères. Les armes lourdes ayant la fonction « d’appui » des armes légères qui, elles, représentent la fonction « assaut. » De ces caractéristiques dépendent donc les dispositifs sur le terrain. Mais l’environnement urbain de Sarajevo, l’imbrication des immeubles et le potentiel adverse qui s’y trouve ne permettent pas d’appliquer ce schéma classique. Cependant, il est prévu que « l’appui » dans l’action soit coordonné avec l’assaut aux ordres du capitaine Lecointre pour ne pas dévoiler les intentions et le dispositif.

Par ailleurs, une incertitude demeure quant à la situation à l’intérieur du poste ONU avec trois possibilités envisageables :

La dernière possibilité est retenue.

A 06H55, la planification des actions et terminée.

A 8H00, le capitaine part pour prendre position, avant l’assaut, avec la section du lieutenant « H ». Ils connaissent bien le poste et devront monter à l’assaut avec leurs hommes simultanément en trois points distincts.

A 8H45, devant un espace de terrain de 40 mètres, dégagé et découvert, qui les sépare du poste, le capitaine vérifie que les « appuis » sont prêts à intervenir en riposte aux armes adverses installées dans les immeubles et dans le poste occupé puis il donne l’ordre de monter à l’assaut.

Trois hommes sont blessés par les tirs adverses dans cette approche du poste. Onze sont bloqués sur la ligne de départ par des tirs adverses. Les appuis ripostent sur les positions serbes et en tir direct sur le poste ce qui permet au lieutenant de bondir en tête. Le capitaine Lecointre le suit avec son radio. Les Serbes refluent dans une des alvéoles du poste en laissant un tué derrière eux. Pendant la progression un homme est tué. « H. » lance une grenade dans une alvéole, une bouteille de gaz explose, il est blessé et inconscient. Le capitaine prend le commandement de la section. Les onze bloqués sur la ligne de départ rejoignent le poste

Le poste est reconquis mètre par mètre. Deux autres Serbes sont tués et quatre sont fait prisonniers ; deux soldats français sont blessés.

Compte tenu du nombre de soldats français en incapacité de combattre, de la nécessité de garder les prisonniers et d’occuper le terrain reconquis, le capitaine Lecointre n’a plus avec lui que quatre soldats pour investir la dernière alvéole. Au moment de s’élancer pour le dernier bond, les Serbes poussent devant eux deux otages. Le capitaine propose à son colonel de cesser le combat et d’échanger les prisonniers avec les otages. Le colonel donne son accord immédiatement, traverse le pont, arrive sur le poste pris à partie par les adversaires des immeubles qui continuent les tirs. Pendant l’assaut un soldat des appuis a été tué d’une balle en pleine tête. Les secours médicalisés arrivent. Il est 09H08, l’assaut a duré 23 minutes.

Le capitaine Lecointre a par ailleurs participé à une mission d’une autre nature en Somalie, en novembre 1992. La France s'engage "aux côtés" des forces américaines à des fins humanitaires. Elle envoie des unités se trouvant sur le territoire de la République de Djibouti. Celles-ci sont donc déjà familiarisées à l'environnement climatique, ethnique et culturel de leur mission (la République de Djibouti est peuplée à 50% de population Somali ou Issa. L'ensemble des postes et garnisons françaises se trouvent sur le territoire de l'ethnie Somali.)

De décembre1992 à février1994, des unités françaises se relèvent sur le territoire somalien. Les conditions climatiques sont la cause première d'une famine touchant la population locale. La désintégration totale de l'Etat somalien explique sans aucun doute l'absence de réponses nationales appropriées à la détresse de la population et le retour aux pratiques ancestrales du Xeer issa 259 , organisation sociale unique au monde. Ces pratiques n'avaient jamais disparu de Somalie, malgré l'utilisation de codes et lois fortement inspirées du droit occidental, en particulier italien.

Arrivée depuis quelques semaines dans sa zone de responsabilité (100 kilomètres sur 100), la compagnie commandée par le capitaine X reçoit pour mission de contrôler la zone en participant à la distribution d'aide humanitaire tout en empêchant la circulation de l'armement qui est autant un moyen de défense que d'affirmation du statut masculin donc de guerrier.

La compagnie est confrontée à des querelles incessantes de clans dont les règlements sont souvent meurtriers car s'appuyant sur la loi traditionnelle somali du droit du sang. Par ailleurs des bandes armées circulant sur des véhicules 4x4 souvent armés de mitrailleuses lourdes parcourent le pays en terrorisant la population locale et en la dépouillant de ses maigres ressources.

Les guerriers locaux ne s'attaquent pas directement au détachement français mais contribuent à développer localement un climat de peur, par des actions violentes le long des routes : rapines, meurtres, etc.

Il s'agit donc, quelle que soit la position où l’on se trouve, d'être capable de définir une attitude face à des hommes armés coupables de délits voire de meurtres, actes condamnés par les droits des pays démocratiques mais acceptés, voire légitimés par les pratiques locales.

Dans les deux exemples, l'autonomie du chef l'oblige à disposer d'une capacité d'appréciation personnelle, réfléchie. La connaissance des mentalités de la population parmi laquelle est conduite l'action est essentielle pour la réussite de la mission. Les actions des soldats sont du ressort de leur propre décision et de leur « libre arbitre » qui génèrent une posture nouvelle du soldat.

Notes
257.

Les récits du pont de Verbanja et de la Somalie sont extraits d’entretiens avec le capitaine Lecointre qui a conduit l’assaut militaire pour reprendre le pont et pour libérer des soldats de sa compagnie pris en otage par les Serbes. Il assumait aussi la responsabilité de commandant de compagnie en Somalie.

258.

DURAND (J.P.) et WEIL (R.). – Sociologie contemporaine, Paris, Vigot, 1990, p. 108 à 126.

259.

Le Xeer, qui se prononce reer est un ensemble ancestral de principes coutumiers, à la fois droit public et privé, droit des gens et des biens, droit civil et pénal, qui solidarisent le groupe ethnique issa (somali)