4. Les attitudes nouvelles du militaire

Les actions du capitaine Lecointre s’inspirent d’un référentiel culturel affirmé. Ce référentiel présente la particularité d’une double fonction. Tout d’abord ce référentiel est source d’inspiration, c’est-à-dire un élément de médiation entre les intentions et les actions ; mais il est aussi la finalité comme horizon, c’est-à-dire le résultat de la conduite de l’action donc des effets qu’elles produisent. Or, si en tant que source d’inspiration ce référentiel est de l’ordre de la philosophie, en tant que finalité, ce référentiel est une concrétisation de cette philosophie dans l’exercice du métier : le soldat de la paix.

Tout d’abord, ce qu’il ne peut pas être. Le soldat de la paix ne peut pas se confiner dans des certitudes car il ne connaît que partiellement les effets que ses actions vont produire. S’il sait qu’un tir au fusil peut tuer – un fusil sert à cela – il sait par avance qu’il y aura des morts, mais il ne connaît pas les conséquences profondes de cet acte et en particulier les réactions des personnes qui se sentent atteintes par cette action. Mais plus encore, il ne sait pas si ce tir ne sera pas celui de trop, ou en réalité si les finalités n’étaient pas atteintes avant même le dernier tir.

Ce type de question n’est pas la source d’un quelconque pacifisme dormant, mais cette question disqualifie la planification des opérations sans en imaginer une évolution possible en cours d’action. Face aux Serbes le capitaine Lecointre est passé d’une phase de violence déchaînée à une phase de négociation alors qu’il s’est trouvé « en tête-à-tête » avec le responsable de l’état de guerre qui venait de se dérouler. Or, la décision d’arrêt des combats n’était que de son ressort. L’ordre de ne plus tirer n’est pas venu d’ailleurs, il a été sa décision.

Le capitaine Lecointre a donc mis en application la préconisation de jean Guitton : « D’abord dans les armées. Mais aussi chez tous ceux qui sont amenés à diriger, à promouvoir, à unir en eux (chose si difficile) ces deux puissances distinctes que sont la pensée et l’action. Car il faudrait agir en homme de pensée et penser en homme d’action. » 260 Le soldat de la paix met ainsi son jugement à l’épreuve y compris dans des situations paroxystiques. Il doit faire preuve d’une « intelligence de situation » dans des situations toujours nouvelles ; on doit ainsi lui reconnaître une responsabilité individuelle.

Ces premiers enseignements relatifs aux nouvelles attitudes du soldat de la paix imposent alors l’élaboration d’une structure militaire qui interviendrait dans une référence culturelle dont les valeurs sont directement liées à ces attitudes.

Toutes les actions militaires répondent-elles à cet impératif culturel ? Nous pouvons répondre non. « La guerre totale » de Clausewitz ne s’inscrit pas dans cette référence car elle repose essentiellement sur un sentiment d’appartenance du type communautaire. Jean Cot la condamne. 261 Mais tout le champ de la guerre préventive apparaît en marge du référentiel du soldat de la paix. Selon, Lecoq professeur à l’université de Lille 2, dans un entretien donné au journal « la voix du Nord » du 5 mars 2003 : « Quelle est la logique américaine, aujourd’hui ? C’est la logique de la revanche, de la destruction des forces du mal. Surtout – et cela est extrêmement grave –, la logique d’une intervention qui ne soit pas liée à un véritable état de crise, mais qui soit préventive. On anéantit un adversaire potentiel avant qu’il ne se soit révélé belliqueux, parce qu’on pense qu’il aura un jour les moyens d’être belliqueux. C’est un concept qui n’est pas digne d’une grande démocratie. C’est un concept de dictateur, un concept qui a été utilisé par Hitler. » 262

Par ailleurs, Paul-Marie de la Gorce titre « Ce dangereux concept de guerre préventive. » Il montre l’escalade dans laquelle les Etats-Unis se sont engagés : « Devant l'Académie militaire de West-Point, le président américain George W. Bush présentait, le 1er juin 2002, la doctrine stratégique dont son administration allait désormais s'inspirer…
En résumé, le président a affirmé que les Etats-Unis ne doivent absolument plus accepter que leurs ennemis nouveaux puissent porter contre eux ou contre leurs alliés des coups analogues à ceux qu'ils ont subis le 11 septembre, ni même admettre qu'ils puissent attaquer, comme dans le passé, des ambassades, des unités navales ou des garnisons américaines. Il a donc annoncé que la stratégie de Washington viserait désormais à empêcher que de telles menaces se matérialisent en déclenchant contre leurs ennemis potentiels des « actions préventives » (preemptive actions).
…L'Etat irakien n'a pas été impliqué dans les attentats du 11 septembre, mais il n'y a aucune chance pour qu'il accepte un jour de se soumettre à l'emprise américaine : il est donc justiciable d'une action préventive…» 263

La guerre préventive ne s’inscrit donc pas dans le cadre des interventions du soldat de la paix. Cette démarche impérialiste doit laisser la place à l’intervention dans l’interposition entre deux parties dès lors qu’un Etat est agressé par un autre Etat. Il s’agit pour le soldat de la paix de s’imposer par la force face au plus agresseur.

Le « face à face » militaire ne peut se justifier qu’en terme de riposte comme ce fut le cas dans l’action du capitaine Lecointre. C’est la raison qui doit éclairer la décision du soldat de la paix dans cette alternative de l’arrêt du combat et du tir, ou de la continuation. La décision est alors l’effet d’un élément de médiation qui facilitera le choix.

Théoriquement la médiation entre l’action conduite par le soldat de la paix et les effets de sa propre action se définit dans cette conception fondamentale que le soldat de la paix se fait de la nature humaine réaffirmée par le Général Bachelet : « Or, l’homme est ainsi fait, que dans les situations ultimes, celles qui sollicitent son être tout entier, seule une référence incarnée est susceptible de le hausser au-delà de lui-même. On peut s’en étonner, certains le déploreront, mais c’est un fait d’expérience : pour quoi meurt-on si nécessaire, lorsque l’on est soldat ? Encore et toujours pour sa patrie, et, s’agissant du soldat français, pour la France. Cette affirmation est marquée au sceau de l’évidence, par exemple, pour nos camarades américains ou britanniques. Ce constat n’est pas contradictoire avec l’exigence d’avoir à agir au sein de coalitions ni avec l’ambition d’œuvrer pour de plus grandes solidarités européennes. » 264

Ainsi, aujourd’hui, l’action militaire vise à participer au maintien ou au rétablissement de la paix. La paix se définit comme une situation sociale organisée et stabilisée par des règles que les individus se donnent sans qu’elles aient des effets aliénants pour eux-mêmes ou pour les autres.

Dans cette perspective, le soldat de la paix devrait maîtriser les effets de son action, pouvant aller jusqu’à la destruction, par la graduation mesurée de ses interventions. Cela réclame une pratique de la médiation entre la situation qu’il peut observer comme déréglée, mais dans une évolution permanente, et l’idée qu’il se fait, individuellement, de la situation rétablie. Ce réajustement permanent de l’application des savoirs aux contingences des situations toujours particulières confirme l’inadéquation de toutes planifications d’actions préétablies.

Il en résulte que le soldat de la paix devrait pouvoir réinterpréter des savoirs explicites et implicites jusqu’à pouvoir produire des savoirs expérienciés pouvant infirmer les précédents. Ceci impose, pour la formation, de développer chez chacun des soldats de la paix la faculté de comparer des situations et de lui faciliter une prise de position sensée dès lors qu’elle est éclairée par le refus de soumettre les hommes à une volonté aliénante.

Suivant ce principe, le soldat français défend la France, et le soldat allemand défend l’Allemagne. Mais il faut bien remarquer une convergence des principes qui sont le fruit d’un mûrissement de l’action militaire par l’expérience. D’où le rôle fondamental de la formation puisque selon le Général Bachelet nous devons convenir que : « L’armée participe fortement d’un indispensable lien social ; elle est emblématique de notre « vouloir vivre ensemble » qui se définit notamment au-delà des considérations de peuple, de race ou de religion, dans une conception commune de l’homme et de sa destinée, et dans une aspiration collective à la liberté. » 265

Notes
260.

GUITTON (J.). – préface de l’exercice du commandement dans l’armée de terre, ministère de la défense, état-major de l’armée de terre, cabinet, 1986.

261.

COT (J.). op. cit.

262.

Extrait des archives du journal « La voix du Nord » ayant pour sujet la guerre préventive: un concept de dictateur sur le site internet :

http://www.lavoixdunord.fr/vdn/journal/dossier/international/onu/ART11.shtml

263.

Le monde diplomatique de septembre 2002, p. 10 et 11. www.monde-diplomatique.fr

264.

BACHELET (R.), inspecteur général des armées. Conférence devant la promotion de Saint-Cyr à l’occasion du bi-centenaire de Saint-Cyr, 2002.

265.

Ibid.