5. Du sentiment à la raison par la formation

Quand un soldat se donne comme vocation de défendre son pays, il est très certainement imprégné d’un sentiment patriotique très fort. C’est ce qu’un pays demande à son armée. Cependant, le soldat de la paix devrait s’inspirer d’un référentiel indépendamment de la culture de son pays si ce dernier ne préconise pas précisément une impartialité et une neutralité de son armée.

Or nous avons déjà observé que cela ne va pas de soi contrairement à ce que Finkielkraut pressent quand il dit que :  « C'est pourquoi il importe d'avoir le souci des œuvres avant d'avoir le souci des valeurs, sur lesquelles nous nous entendons tous : l'égalité, la liberté, la fraternité, ou la tolérance. » 266

Cette affirmation est d’autant plus controversée que dans le même entretien, à la question : « La nation n'est donc pas un cadre périmé à vos yeux ? », l’auteur, lui-même, répond : « Non, en effet. Mais surtout, il faut comprendre que tous les peuples n'en sont pas au même stade, parce qu'ils n'ont pas tous eu la même histoire. Nous autres Européens de l'Ouest entendons dépasser l'Etat-nation pour constituer l'Europe. Or, il y a des peuples, notamment en Europe de l'Est, qui sortent à peine d'empires pour pouvoir se constituer en nations. Il faut reconnaître la légitimité de leur revendication. Cependant, il faut rester exigeant sur les principes démocratiques qui doivent fonder ces Etats-nations. »

Cette référence à la nation ne prédispose pas au développement de l’environnement culturel du soldat de la paix tel que nous l’avons défini dans la mesure où elle favorise le ségrégationnisme. 267 Cependant, elle met en évidence un processus de formation individuelle que nous avons abordé sous l’éclairage du concept d’expérience. 268

La référence à la nation incite en effet à utiliser les ressorts de l’affectif et du sentiment pour la formation des soldats. Glucksmann montre que la gestion de la violence peut être envisagée selon des grandes tendances qui traduisent une référence culturelle forte propre à des singularités : « La fonction d'éducation à la violence a été exercée par la conscription, par le service militaire obligatoire.

Je vous pose la question, je n'ai pas de réponse absolue. Peut-on en faire tout simplement son deuil ?

Il y a trois solutions dans les Etats démocratiques modernes :

  1. La solution française que les Allemands conservent : le service militaire obligatoire comme éducation à et de la violence. Si Napoléon a perdu à Waterloo, ce n'est pas à cause des Marie-Louise. Relisons Victor Hugo pour le savoir, les Marie-Louise ont combattu et les Français se sont assez bien défendus devant les invasions en 1815. De toute façon, il y a la solution service militaire obligatoire pour s'éduquer à la violence, c'est celle que retiennent les Allemands.
  2. La solution américaine est l'éducation libre. Il existe une éducation à la violence aux Etats-Unis, elle se pratique dans les stands de tir, dans les clubs privés, dans les associations de porteurs d'armes, avec des lobbies extrêmement importants. C'est la deuxième solution : le libre marché de l'éducation à la violence.
  3. Pas d'éducation du tout est, à mon avis, la solution anglaise. Elle fonctionne en Angleterre, avec certaines restrictions, tout simplement parce que c'est un pays confronté à des dangers totalement traditionnels, avec bien sûr le terrorisme irlandais. Il pose des questions techniques, mais pas morales, il ne panique pas intellectuellement, symboliquement le public, il est habitué au problème du terrorisme irlandais depuis trois siècles. »GLUCKSMANN (A.). – Les conséquences de la nouvelle donne géopolitique sur les armées et sur la conscription, Conférence devant les sénateurs français.

Cependant, l’éducation à la violence répond-elle à la formation du soldat de la paix ? Elle y contribue vraisemblablement ; il importe aussi d’en donner les limites d’emploi, ce qui impose que le soldat passe d’un sentiment d’appartenance à une situation de responsabilité individuelle qui fait appel à la raison.

Cette forme d’émancipation est décrite dans les textes fondamentaux en termes de concepts et de principes.

Concernant la France, la constitution de 58 fait référence aux Droits de l’homme dans son préambule. 270 La loi fondamentale quant à elle mentionne : « La dignité de l’être humain est intangible. Tous les pouvoirs publics ont l’obligation de la respecter et de protéger. » 271

Dans le droit fil de ces textes fondamentaux de chacun des pays, Adenauer et De Gaulle ont signé une déclaration commune le 22 janvier 1963 qui stipule : « …Convaincus que la réconciliation du peuple allemand et du peuple français, mettant fin à une rivalité séculaire, constitue un événement historique qui transforme profondément les relations entre les deux peuples… » 272 Un paragraphe du traité de l’Elysée donne précisément des intentions en la matière : « Des rencontres régulières auront lieu entre autorités responsables des deux pays dans les domaines de la défense, de l'éducation et de la jeunesse… » 273

Le traité de Maastricht mentionne dans son article 11: « L'Union définit et met en œuvre une politique étrangère et de sécurité commune couvrant tous les domaines de la politique étrangère et de sécurité, dont les objectifs sont:

Ces dispositions générales sont reprises dans la politique de sécurité et de défense européenne, objet de la déclaration de Petersberg qui prescrit : « Outre une contribution à la défense commune dans le cadre de l'application de l'Article 5 du Traité de Washington et de l'Article V du Traité de Bruxelles modifié, les unités militaires des Etats membres de l'UEO, agissant sous l'autorité de l'UEO, pourraient être utilisées pour:

Les applications de ces traités successifs apparaissent alors dans des documents relatifs à la défense tels que « l’exercice du métier des armes : fondement et principes. » 276 Mais ces intentions ont été traduites, au préalable, dans des documents qui font référence dans les deux armées. En reprenant intégralement des termes du traité de Petersberg, l’Allemagne s’inscrit dans la politique de sécurité et défense européenne. 277 Il en découle que :

« La Bundeswehr doit :

Concernant l’armée française, le traité de Petersberg est traduit dans la conception d’emploi des forces : 279 « Agissant systématiquement sous mandat d'une organisation internationale, seules ou au sein de l'Alliance Atlantique, de l'UEO ou d'une coalition mise sur pied pour la circonstance, les forces françaises seraient engagées pour atteindre un ou plusieurs des objectifs suivants :

Ces intentions communes ont été rappelées lors du sommet de Nuremberg en 1996 : « Le présent concept franco-allemand en matière de défense et de sécurité constitue le cadre pour la poursuite du développement des relations bilatéralesentre la France et l’Allemagne en matière de défense et de sécurité. Le concept repose essentiellement sur les quatre éléments suivants :

  • - La définition des objectifs communs pour nos politiques de sécurité et de défense.
  • - Une analyse commune de l’environnement et du cadre de sécurité de nos pays.
  • - Une approche commune pour la stratégie et les missions des forces armées.
  • - Des directives communes pour la coopération militaire y compris la constitution de capacités communes, et pour la politique d’armement. » 280

Force est de constater que les intentions politiques sont largement diffusées et validées au niveau des deux pays. Au regard de la cohérence dans la déclinaison des intentions, nous pouvons comprendre la position commune de la France et de l’Allemagne face à la situation de l’Irak en 2003.

Cependant, il est possible aussi de remarquer l’absence de référence commune en matière de formation. L’O.F.A.J. a été mis en place pour servir de modèle de formation et d’échange. 281 Orienté essentiellement vers la jeunesse, le principe n’a pas atteint les armées des deux pays.

Les structures politiques en matière d’éducation et de formation et plus généralement dans le domaine culturel se présentent malgré tout comme un obstacle. En effet, la décentralisation de l’éducation dans les Länder pose un problème de représentation politique puisque les interlocuteurs en France se trouvent au niveau national. Ainsi, la création de l’université franco-allemande, inaugurée à Sarrebourg le 5 mai 2000, a été signée par les deux ministres des affaires étrangères. 282 Quant au traité portant création de la chaîne culturelle européenne (Arte), il a été signé en octobre 1990 entre des Länder la République française. 283

En changeant de nature, l’action militaire a mis le soldat au milieu des circonstances où il doit agir en même temps en homme de guerre et en soldat de la paix. Enclin à vivre son métier dans un esprit corporatiste, influencé par « l’esprit de corps », le soldat de la paix doit donc s’extraire d’une communauté naturelle pour exercer son métier en toute autonomie. C’est à ce prix qu’il pourra prendre les initiatives qui s’imposent en toute responsabilité. Or, Hannoun montre bien que la formation peut donner des résultats désastreux. 284 Quant à Ehrenberg, il constate que : « si la tradition républicaine voit dans l’armée une école de démocratie, l’armée fait aussi partie de ces institutions closes où la démocratie est en suspens : le soldat n’est-il avant tout le modèle de l’obéissance absolu ? » 285 L’auteur ajoute que le dressage du soldat permet ainsi de comprendre une relation de pouvoir où – paradoxe de la pédagogie militaire et peut-être de toute pédagogie – la soumission de l’individu n’est pas nettement dissemblable de son affranchissement où tente de se fonder une économie concrète de la liberté. 286 Ainsi Hannoun et Ehrenberg rappellent implicitement que la formation est la conjonction de l’expérience au sens de l’expérimentation (Erfahren) et de l’expérience vécue (Erlebnis) sans donner vraiment d’orientations pour que le principe d’identité selon Hannoun (unité, unicité, continuité) soit préservé. Cependant, nous avons pu observer que la formation devrait faciliter le passage du sentiment d’appartenance à celui de la pratique de la raison. Cette caractéristique implique alors une capacité à donner du sens à son action et au préalable à saisir les fondements et la légitimité de cette action qui en donnera aussi les limites. Cet apprentissage serait alors possible par la comparaison avec des éléments de médiation telle que le respect de la dignité humaine. Cette démarche est confortée par la position Kantienne rappelée par Dekens : « les Etats, en l’absence d’un juge commun, sont dans un état de conflit similaire à celui dans lequel se trouvent les hommes à l’état de nature. » 287 Il importe alors maintenant de définir la formation du soldat de la paix.

Notes
266.

http://www.france.diplomatie.fr/label_france/FRANCE/DOSSIER/2000/02heritage.html, © Ministère des Affaires étrangères / Label France, le magazine, Propos recueillis par Anne Rapin, 2003.

267.

COT (J.), op. cit.

268.

ZACCAÏ-REYNERS (N.), op. cit.

270.

Constitution de la V° République de 1958, op. cit. pp. 411 à 482.

271.

Loi fondamentale de la République fédérale d’Allemagne, op. cit., Chapitre I : les droits fondamentaux, article 1er dignité de l’être humain, caractère obligatoire des droits fondamentaux pour la puissance publique.

272.

Source : http://www.ladocumentationfrancaise.fr/dossier_actualite/france_allemagne/chrono.shtml

Les relations franco-allemandes depuis 1963 , collection "Retour aux textes", La Documentation française, 2001, p. 53.

273.

Sources :

http://www.ladocumentationfrancaise.fr/dossier_actualite/france_allemagne/chrono.shtml

Les relations franco-allemandes depuis 1963 , collection "Retour aux textes", La Documentation française, 2001, p. 54-57.

274.

Sources : traité de Maastricht : Titre V, dispositions concernant une politique étrangère et de sécurité commune,

http://www.ladocumentationfrancaise.fr/dossier_actualite/france_allemagne/chrono.shtml

275.

Souces : http://www.ladocumentationfrancaise.fr/dossier_actualite/france_allemagne/chrono.shtml

Déclaration de Petersberg, II. Sur le renforcement du rôle opérationnel de l’UEO, Bonn, 19 juin 1992

276.

L’exercice du métier des armes : fondements et principes, op. cit. 34 p.

277.

Livre blanc sur la sécurité de la République fédérale d’Allemagne et la situation et l’avenir de la Bundeswehr, op. cit. article 441.

278.

Id. article 514.

279.

Source : http://www.france.org.pl/defense/emploi_forces.

280.

Concept commun franco-allemand en matière de sécurité et de défense, 16ème Sommet du Conseil Franco-Allemand de Sécurité et de Défense, Nuremberg, 9 décembre 1996

Sources : http://www.ladocumentationfrancaise.fr/dossier_actualite/france_allemagne/chrono.shtml

281.

Accord portant création de l'Office franco-allemand pour la Jeunesse, article 2, Bonn, 5 juillet 1963, modifié en 1973 signé en 1983.

282.

http://www.dfh-ufa.org/ Le site internet allemand de l’OFAJ.

283.

Source : http://www.ladocumentationfrancaise.fr/dossier_actualite/france_allemagne/chrono.shtml, 02/10/90

284.

HANNOUN (H.). – Le nazisme, fausse éducation, véritable dressage, fondements idéologiques de la formation nazie, Paris, Presse Universitaire du Septentrion, 1997, 234 p.

285.

Cette interrogation introduit l’ouvrage d’EHRENBERG (A.), op. cit.

286.

Ibid.

287.

DEKENS (O.), op. cit. p. 113.