1. Le modèle de Stans 288

L’expérience de Pestalozzi, à Stans, nous fournit l’occasion de nous décentrer quant à la formation d’un type transmissif. Elle est remarquable dans la mesure où le cadencement de la méthode de Pestalozzi en trois phases trouve un ancrage conceptuel relatif à la construction de l’identité décrite dans cette étude.

A Stans, Pestalozzi aborde une éducation morale dans le but de promouvoir le sentiment d’humanité en s’appuyant sur un triptyque : le cœur, la main et la tête.

La conception de la formation de Pestalozzi est séduisante puisque Fichte a précisé « qu’il attendait la régénération de la nation de l’institut de Pestalozzi. » 289 Or nous pouvons poser la question : en quoi l’expérience de Stans pourrait être un modèle pour la formation du soldat de la paix si, contrairement à la conception sociale de Fichte, celui-ci doit refuser le monolithisme pour s’ouvrir sur des cultures différentes « par nature. »

Fichte peut se réjouir dès lors que Pestalozzi annonce : « la formation du peuple pourrait avoir des effets possibles si l’on donnait une éducation achevée à un nombre appréciable d’individus choisis parmi les enfants les plus pauvres du pays, à condition que ces enfants ne fussent pas arrachés par l’éducation à leur condition, mais qu’ils y fussent au contraire rattachés plus solidement par elle. » 290 Cette intention doit cependant faire l’objet d’une distinction de deux interprétations possibles : d’une part, celle qui permet de développer le racisme entretenu par la conception mis en évidence par Fichte et d’autre part celle qui favorise le développement personnel de l’homme.

Dans le premier cas, ce que Pestalozzi propose corrobore les intentions de Fichte qui consistent à fixer les individus dans leur nature. Jusqu’à la constitution d’un groupe social, cette approche développe ainsi des groupes de type ethnique, potentiellement prédisposés à sauvegarder leur identité culturelle.

Dans le deuxième cas, ce n’est pas l’organisation sociale que Pestalozzi cherche à développer mais plutôt l’individu qui devra ensuite grandir dans son apprentissage de l’humanité. La condition initiale est donc de préserver l’environnement naturel des enfants avant de leur permettre d’évoluer dans un univers culturellement élargi.

D’autre part, dans le premier cas, le fait de former « un nombre appréciable d’individus » répond au but que l’école ségrégationniste envisage, dès lors que « ni la culture des imbéciles ou des incapables ni, en aucun cas, le culte de la masse ne servira les intérêts de tous. » 291 Ce type d’école vise donc à constituer un groupe hiérarchique d’Ubermenschen. 292

Dans le deuxième cas, Pestalozzi cherche à former quelques individus qui à leur tour pourraient former des écoliers mais suivant un principe de progrès que le concept de Fichte ne permet pas d’envisager. Madame de Staël confirme cette approche de Pestalozzi : « Il ne s’agit pas là de succès mais de progrès vers un but auquel tous tendent avec une même bonne fois. Les écoliers deviennent des maîtres quand ils savent plus que leurs camarades ; les maîtres redeviennent écoliers quand ils se trouvent quelques imperfections dans leur méthode, et recommence leur propre éducation pour mieux juger des difficultés de l’enseignement. » 293

Cette particularité est donc aux antipodes de la conception de Fichte ce qui montre que cette conception ne peut constituer le fondement d’une organisation sociale à visée républicaine ou démocratique. En revanche, cette conception vise à préserver l’œuvre de la Bildung avec une inclination pour recueillir les effets de l’Erlebnis.

L’observation de madame de Staël valorise d’ailleurs les individus dans la production de leur connaissance et en même temps invite à l’humilité vis-à-vis de la connaissance des autres. Ce changement de statut contribue, pour une part, à forcer le respect des autres et à développer la solidarité puisqu’il se crée une réelle interdépendance propice à un enrichissement réciproque par un mutuel des connaissances. Cette situation pédagogique est vécue dans les deux armées : la Bundeswehr et l’armée française.

Mais l’expérience de Stans peut servir de modèle à la formation du soldat de la paix puisque Pestalozzi devait aussi prendre en compte une réalité violente des enfants : « habitués à l’oisiveté, à une vie débridée, à des comportements de sauvages et à des jouissances désordonnées, trompés dans leur espoir d’être nourris sans avoir rien à faire… » 294 et selon Pestalozzi : « lorsque dureté et grossièreté se manifestaient chez les enfants, j’étais alors sévère et j’employais les châtiments corporels. » 295

C’est ainsi que la comparaison entre l’expérience de Stans et les situations militaires revêt une similitude dans la mesure où les enfants entre eux pouvaient devenir des adversaires qu’il fallait amener à la raison en veillant à la protection du plus faible sans désigner à l’avance qui serait une sorte de bouc émissaire. Mais à l’évidence, l’amour que Pestalozzi portait à ces enfants était tel que ces châtiments cessaient dès que la situation revenait à un stade de compréhension mutuelle. L’analogie avec les situations militaires permet d’envisager : la gestion de la violence, la maîtrise de soi, la régulation des tensions ; mais aussi une volonté d’éducation qui vise à développer une harmonie sociale dans un esprit démocratique pour la constitution d’une nation telle que la définit Renan : « Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n'en font qu'une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L'une est dans le passé, l'autre dans le présent. L'une est la possession en commun d'un riche legs de souvenirs ; l'autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l'héritage qu'on a reçu indivis. » 296

Devant la similitude de l’environnement de Stans avec l’environnement militaire, il apparaît opportun d’analyser la méthode de Pestalozzi qui place la main à l’articulation du cœur et de la tête.

Notes
288.

PESTALOZZI. – Lettre de Stans, Genève, Minizoé, traduction de l’allemand de Michel Soëtard, 1985, 60 p.

289.

Madame de STAËL, op. cit. p. 147.

290.

PESTALOZZI, Op. cit. p. 12.

291.

HANNOUN (H.). – Le nazisme, fausse éducation, véritable dressage, fondements idéologiques de la formation nazie, Paris, Presse Universitaire du Septentrion, 1997, p. 126.

292.

Ibid.

293.

Madame de STAËL, Op. cit. p. 146.

294.

PESTALOZZI. Op. cit. p. 23.

295.

id p. 36.

296.

GIRARDET, op. cit. P. 137.