5. Une méthode raisonnée

« Laisser croître l’expérience vécue » tout en cherchant à « développer la raison » requiert donc une pratique raisonnée du formateur. Cette pratique consiste à faciliter le passage d’un état de culture initiale à un état de culture plus large, plus ouvert. C’est la traduction de ce que Pestalozzi poursuivait dès lors que l’éducateur « cherche d’abord à élargir le cœur de tes enfants et à mettre en contact leur sensibilité, leur expérience et leur activité avec l’amour et la bienveillance. » 311

L’acte pédagogique n’est donc pas déterminé et décidé a priori comme il pourrait se réaliser dans une activité formelle et rationnelle. Appliquer une telle démarche, au prétexte qu’elle soit scientifique, fait appel à un rigorisme qui laisse peut de place à l’expression de l’expérience vécue. C’est aussi l’expression d’une raison théorique dont la validité est restreinte à l’acte de la transmission de savoirs acquis ou de la reproduction sociale.

La « méthode » de Pestalozzi réclame en revanche de la rigueur dans la relation qu’il établit avec le savoir et les enfants. Cette rigueur, il se l’impose à lui-même, pour laisser croître l’expérience vécue qui serait détruite par une attitude déterministe.

C’est donc parce que Pestalozzi a une maîtrise de la connaissance scientifique de la nature humaine qu’il s’impose une raison pratique dans sa relation éducative.

Pour Pestalozzi, l’acte pédagogique consiste donc à élargir le cœur. Le constat de départ réside dans une éducation circonscrite naturellement qui repose pour une large part sur l’affectif et qui, nous l’avons vu, est aussi le fondement d’un esprit communautaire auquel il faut échapper précisément par l’éducation. Selon Pestalozzi, il ne faut pas détruire où créer une rupture avec cet acquis éducatif originel qui va servir de terreau où germera la raison. L’éducation se réalise donc sur « la nature qui environnait les enfants, leurs besoins journaliers et leur activité. » 312 Cet enracinement jugé nécessaire, offre l’occasion d’entrer en pédagogie pour faciliter le passage de cet état à un autre. Cependant, ce passage ne se décrète pas a priori d’où l’obligation pour l’éducateur de chercher à ouvrir le cœur. Ce moment pédagogique, bien qu’il puisse être saisi par l’éducateur, est donc du ressort de l’élève dans la mesure où c’est ce dernier qui, empruntant son parcours personnel, décide d’une manière non consciente d’élargir son état culturel.

Ainsi, Pestalozzi traduit sa méthode sous trois aspects :

La méthode de l’éducateur ne peut donc être qu’impersonnelle. Cette compréhension, de l’ordre du savoir théorique, inspire, et éclaire en même temps, la raison pratique de l’éducateur. Cependant, cette observation interroge sur le défaut d’individualisation dans la pratique éducative de Pestalozzi : « le grand nombre et l’hétérogénéité des enfants facilitaient ma démarche. » 314 Or, pour Pestalozzi il s’agit de permettre à chaque enfant d’accéder aux sentiments d’humanité qui résident dans la découverte de la diversité des points de vue ancrés dans l’état culturel originel (ouvrir les cœurs). L’individualisation, si la notion existait, recouvre aussi une autre acception, celle de la singularité de l’expérience vécue qui va faire advenir l’acte pédagogique. Mais, la maîtrise de l’acte pédagogique pour faire entrer l’humanité, pour autant qu’elle puisse être définie, viendrait inéluctablement à l’encontre de l’un des principes liés au formateur : la neutralité culturelle.

Accéder à l’état culturel des autres constitue une prise de conscience de leur environnement et précisément de son existence et de sa définition. C’est ainsi éviter de stagner dans un monolithisme culturel qui peut-être communautaire et, de toutes les façons, hégémonique. C’est aussi exprimer une sorte de liberté qui, en réalité, est à conquérir.

Ce passage d’un état culturel à un autre concrétise encore le questionnement de l’éducation d’un soldat de la paix. Attiré par le respect de la dignité humaine, il devra au préalable acquérir sa liberté de jugement qui s’obtient, selon Pestalozzi, par des exercices de dépassement de soi à partir de son état culturel originel.

Aussi, la méthode de Pestalozzi sollicite une extrême rigueur du formateur pour ne pas investir ou pour ne pas déterminer l’acte pédagogique individualisé. La gestion de l’acte éducatif requiert la maîtrise d’une méthode raisonnéeet d’un savoir-faire pédagogique spécifique propre à l’acquisition d’une capacité de jugement en lien avec l’exercice d’une liberté de conscience. Ainsi, au regard de cette capacité de production de savoir, il convient maintenant d’observer le statut des savoirs acquis et de la pertinence de leur transmission.

Notes
311.

Id. p. 30.

312.

id p. 17.

313.

id p. 39.

314.

id p. 56.