7. La gestion du paradoxe : promouvoir la paix avec un instrument de guerre

Le formateur doit donc être exemplaire. L’exemplarité s’ajoute aux exercices de mise en cohérence du formateur dans l’éducation d’un soldat de la paix. Nous avons vu que l’exemplarité représente une qualité importante pour le formateur militaire. La volonté d’atteindre un résultat en formation incite le formateur à se présenter en tant que modèle du soldat qu’il faut devenir. Il contraint alors le stagiaire à l’imiter alors que naturellement il est déjà attentif à ce qu’il représente pour lui : une « certification professionnelle. » Cette modélisation est amplifiée par un des volets du métier militaire qui impose la maîtrise technique d’une gestuelle adaptée. Ces précautions techniques exigent, en effet, une réalisation parfaite et modélisée ne serait-ce que pour des raisons de sécurité. Dans ce cas, le mimétisme est de rigueur et réclame du formateur d’être exemplaire. La reproduction doit ainsi être une exigence.

Cependant, cette notion d’exemplarité étendue à la conception du soldat de la paix tient plus du conditionnement que du développement de la capacité à raisonner. Cette situation vient donc annihiler l’expérience vécue de chaque stagiaire. C’est aussi ce que Michel Soëtard entrevoit quand il précise : « … on objective le sujet sur fond de déterminisme de la nature humaine, on fixe en concepts un mouvant par nature. C’est le cercle épistémologique vicieux de la formation laissée à elle-même : elle présuppose la malléabilité de la nature humaine – son éducabilité –, mais elle oublie dans le même temps le second principe de cette éducabilité, qui est la liberté : on ne s’étonnera pas qu’elle finisse en conditionnement. » 320

Cette situation paradoxale est une des caractéristiques de la relation d’éducation entre l’éducateur et « l’éducable », développée aussi par Ehrenberg dès lors qu’il articule la docilité et l’autonomie : 321 « …il (le soldat au combat) ne sera plus seulement soumis à la contrainte d’une docilité sans faille, il faudra aussi en faire un être capable d’autonomie. »

Ehrenberg fait alors référence au type d’éducation militaire qui se met en place sous la Troisième République ajoute au drill traditionnel un double dressage : celui de la volonté qui consiste surtout en une inculcation simultanée de l’autonomie et de la docilité, celui proprement corporel qui majore la résistance des appelés à la fatigue, c’est l’objet de l’éducation physique. Dans cette perspective Ehrenberg développe : « Apprendre l’autonomie, ou comment éduquer sans effrayer. » 322 Il précise : « L’apprentissage de l’initiative passe par la mise en place d’une pédagogie active où chaque soldat se voit placé, à l’extrémité de la chaîne éducative, en position d’être son propre éducateur en même temps que celui de ses camarades. Dans cette chaîne l’officier n’est pas seulement un chef auquel on obéit sans murmure comme l’indique le règlement, mais aussi un guide bienveillant qui fournit aux soldats les grandes orientations de son comportement et lui explique les raisons des contraintes qu’on exerce sur sa vie. »

Les observations transverses dans l’expérience de Stans et les travaux de Ehrenberg peuvent être troublants mais elles ne traduisent en réalité que la relation pédagogique entre un éducateur et un « éducable ». Or, Ehrenberg étend cette relation humaine à la situation opérationnelle : « Ce qui caractérise le rapport de l’individu au pouvoir est à la fois subtil et plus circulaire : il n’y a pas d’un côté un sujet docile auquel s’opposerait un être autonome. Le discours de l’autonomie n’est pas qu’une promesse de libération, il est autant (…) un moyen d’exercer le pouvoir, une manière de gouverner les hommes. » 323

Ehrenberg définit alors ce que peut être le soldat citoyen qui : « n’est pas celui qui sait se battre physiquement, mais celui qui sait se comporter au combat sans que soit rendue nécessaire la présence d’un chef indiquant la voie à suivre. » 324

Mais c’est déjà ce que préconisait Lyautey dans « du rôle social de l’officier » en prescrivant que : « … pour que l’action que nous préconisons soit efficace, on comprend du reste combien il importe avant tout d’en faire saisir la portée aux sous-officiers et de les y associer d’une manière absolue. »325

Entre les deux guerres du XX° siècle, De Gaulle écrivait vers l’armée de métier et indiquait la seule démarche, à ses yeux : « …Fixer un but à atteindre, exciter l’émulation et juger des résultats, c’est à quoi devra s’en tenir, vis à vis de chaque unité, l’autorité supérieure. Mais, quant à la manière de faire, que chacun soit maître à bord ! la seule voie qui conduise à l’entreprise, c’est la décentralisation. » 326

Jean Guitton a mis ce paradoxe en exergue quand il précise : «  …la discipline ce n’est pas une contrainte réflexe mais une obéissance réfléchie, bien plus que, malgré le paradoxe, il faut être libre pour obéir. » 327 Et il poursuit : « l’idéal est que l’ordre donné soit précisément celui que chacun sentait obscurément comme nécessaire. »

Dans ce droit fil, en 2000, l’armée de terre prône : « Aussi, la promotion de l’initiative est-elle la forme achevée de la confiance qu’accorde le chef à ses subordonnés…C’est donc bien à travers une conception dynamique de la discipline que s’exprime une loyauté qui conduit chaque responsable à faire siennes, sans marquer de réserve vis-à-vis de ses subordonnés, les directives émanant des échelons supérieurs. C’est aussi parce que le subordonné en a bien compris la finalité qu’il peut anticiper, adapter à son tour son action et proposer des évolutions, ce qui constitue la forme supérieure de l’obéissance. » 328

Mais déjà en s’adressant à son fils dans « instruction sur les devoirs du chef militaire », le maréchal de Belle-Isle (1684-1761) lui avait recommandé : « Souvenez-vous sans cesse que ce n’est point pour vous que vous avez été fait colonel, mais pour le bien du service et l’avantage du régiment qui vous est confié (…) si vous réussissez à prouver à votre régiment que vous êtes animé par ces motifs, chacun des hommes qui le composent se fera un devoir, un plaisir de concourir à vos vues ; alors toutes les difficultés disparaîtront ;… » 329

Cette succession de réflexions montre une permanence dans les relations humaines de l’armée de terre décrite comme une situation paradoxale. Elle montre aussi que cette qualité de relation n’est pas acquise définitivement mais qu’elle devrait être une interrogation permanente, ce qui corrobore les propos de Renan : « Une nation est donc une grande solidarité, constituée par le sentiment des sacrifices qu'on a faits et de ceux qu'on est disposé à faire encore. Elle suppose un passé ; elle se résume pourtant dans le présent par un fait tangible : le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune. L'existence d'une nation est (pardonnez-moi cette métaphore) un plébiscite de tous les jours, comme l'existence de l'individu est une affirmation perpétuelle de vie. » 330

C’est ainsi que l’interrogation sur la notion d’autonomie nous porte au cœur du paradoxe démocratique présenté par Ehrenberg, « Ce paradoxe peut être décrit sous la forme d’un espace politique où sont confrontées une ligne verticale de l’autorité, de la distribution hiérarchique des postes, en un mot, des rapports de domination, avec une ligne horizontale de l’égalité des citoyens devant le pouvoir, la justice, etc. L’autonomie est une manière de mettre en relation ces deux lignes : elle objective le rapport de l’individu au pouvoir. » 331

Il est donc nécessaire de se référer à Pestalozzi. Il nous montre cette forme d’exemplarité qu’il cherche à développer et qu’il tire de son expérience : « Il ne m’était pas d’avantage possible de leur imposer au premier abord la contrainte rigide d’un ordre et d’une discipline extérieure… » 332 , puis « Ces expériences m’ont enseigné que de simples habitudes d’attitude extérieure vertueuse contribuent infiniment plus à la véritable éducation de la conduite vertueuse que tous les discours et les sermons dépourvus d’une formation à ces aptitudes pratiques. » 333 Ce savoir-faire pédagogique n’exclut donc pas l’exemplarité mais il nécessite une distinction entre l’exigence dans la reproduction d’une manière de faire et la rigueur de comportement du formateur pour faire vivre une manière d’être recherchée, plus espérée qu’attendue auprès des soldats de la paix.

Cette notion d’exemplarité rejoint la posture du formateur dans une fonction de facilitation. Pour les enfants, le formateur est une sorte de miroir qui ne renvoie pas leur image mais qui leur donne l’image de ce qu’ils peuvent devenir. Ce type de miroir présente la faculté de fournir la finalité à viser en termes de « manière d’être » tant physiquement qu’intellectuellement. Et, selon Pestalozzi, c’est cette manière d’être qui concourt à montrer les sentiments d’humanité dans les relations humaines, y compris lorsqu’il gifle les enfants : « Du matin jusqu’au soir, il fallait que les enfants voient à chaque instant sur mon front et lisent sur mes lèvres que mon cœur leur était attaché… » 334 … « celui-ci (l’enfant) doit sentir la nécessité de ta volonté en fonction de ta situation et de ses besoins, et cela avant qu’il veuille la même chose. »… « Mais, cette volonté n’est pas produite par des mots : elle l’est par les façons multiples dont on s’occupe de l’enfant,… » 335 … « Elle m’obligeait (la situation) à être, pour mes enfants, tout pour tous. » 336 … » Il m’arrivait souvent de leur dépeindre le bonheur d’une famille calme et paisible qui, par la réflexion et l’ardeur au travail, est parvenue à s’assurer sa subsistance et s’est mise en mesure de conseiller… » 337 … » Aussi, faisais-je tout pour qu’ils puissent voir clairement et distinctement pourquoi j’agissais et comment j’agissais. »338… » Je leur montrais à chaque fois clairement la différence, et j’en appelais à leur toujours à eux-mêmes pour savoir si, dans les circonstances qu’ils voyaient eux-mêmes, ceci ou cela était possible et tolérable. » 339 … » Avec les plus lents, j’étais patient ; » 340 … « Moi-même, j’étais bien loin d’être toujours égal à moi-même. » 341

Ces quelques extraits de la lettre de Stans montrent que la méthode de Pestalozzi n’est pas seulement une méthode techniciste et programmée. L’action éducative de Pestalozzi est plus globale, elle constitue un ensemble, un tout. Pestalozzi pose un véritable paradoxe en montrant qu’en tant qu’éducateur il n’y serait pas pour grand chose alors que tout l’environnement favorable à cette entreprise éducative répond à son intention.

Pestalozzi se contraint alors à être un exemple dans sa manière de faire et dans sa manière d’être. Il fournit, comme nous l’avons vu, supra, un miroir puisque : « La représentation en images vivantes de l’état dans lequel ils se trouveraient plus tard leur faisait une forte impression. » 342 Cependant, il ne faut rien attendre précisément et au contraire, les enfants pourront ainsi aller au-delà même de ce que l’éducateur peut, secrètement, prétendre.

En la matière, il ne peut donc y avoir de programme et de savoirs à accomplir. Les exercices de dépassement de soi, selon Pestalozzi, peuvent fournir des inattendus dans la quête de la liberté. Il en va ainsi de l’éducation du soldat de la paix. L’exemplarité vient d’en haut ; cette remarque en vigueur dans les armées est pour le moins prétentieuse. Elle vient de la part de l’expert quand celui-ci transmet sa technique. En termes de comportements et de références identitaires, l’exemplarité est d’une autre nature, elle accepte la diversité, l’inexactitude, l’erreur, mais elle sollicite de la rigueur dans son propre comportement. Chacun doit alors cultiver son expérience vécue qui n’est pas le résultat d’interventions extérieures intentionnelles.

Au terme de ce chapitre, nous avons pu définir l’acte éducatif du soldat de la paix. C’est le moment où le soldat de la paix réalisera un passage de son état de culture originel, caractéristique d’une identité singulière, à un état culturel élargi. Cette évolution de l’état culturel permet de passer d’un état ethnocentrique à un état où la capacité de raison favorise le jugement. Cet « entre deux » est le lieu où le soldat de la paix ne dit plus des mots qui lui sont extérieurs démunis de sens parce qu’imposés, mais aussi lorsque ces mots ne traduisent plus son esprit corporatiste et fermé.

Elargir son état culturel jusqu’à l’expression de la raison ne peut se réaliser pour un soldat de la paix sans l’intervention d’un formateur qui, à la lumière de l’expérience de Pestalozzi, devra faire appel à des critères de précautions pour la mise en œuvre d’un savoir-faire pédagogique.

La lettre de Stans rend compte d’une des expériences éducatives de Pestalozzi. Il m’est à jour sa conception de l’éducation qui doit jouir d’une relative autonomie au regard des intentions politiques. L’éducation ne peut s’imposer de l’extérieur. Elle est opérante quand elle est vécue de façon naturelle. Les enfants ne peuvent accéder à des sentiments d’humanité que s’ils se trouvent dans un environnement qui leur est familier. Ainsi, ils utilisent leurs propres ressorts intériorisés pour faire croître les forces individuelles.

C’est précisément ces forces intérieures que l’éducateur doit préserver.

S’il impose son savoir et ses connaissances, il va créer une situation duelle qui générera une rupture affective et psychologique. Le concept d’identité – unité, unicité, continuité – sera rompu par une soumission à une assimilation culturelle, celle de l’éducateur. L’éducateur doit donc élaborer un dispositif qui articule : le cœur, la main et la tête.

Ces trois fonctions se traduisent dans une méthode qui se définit à travers trois aspects :

Mais cette démarche porte en germe le développement d’une organisation communautaire refermée sur elle-même dont le conditionnement et le défaut d’exploitation de l’expérience vécue s’opposent à l’intention éducative de Pestalozzi. Le souhait profond et explicite de son organisation dans Stans, coupée avec l’extérieur, présente ainsi les limites de son entreprise en termes de cohérence. La formation des formateurs en vue d’une éducation des soldats de la paix procure un intérêt qui est développé dans le prochain chapitre en cherchant à répondre à la question : comment faciliter l’acquisition d’un savoir-faire pédagogique du soldat de la paix qui, précisément,  permet de prendreconscience de la multitude des singularités culturelles ?

Notes
320.

Id. p. 54.

321.

EHRENBERG (A.). op. cit. p. 133.

322.

ibid.

323.

id, p. 24.

324.

id, p. 52.

325.

l’exercice du commandement dans l’armée de terre, ministère de la défense, état-major de l’armée de terre, cabinet, 1986, p. 74.

326.

Id. p. 78.

327.

Id. préface.

328.

Directive relative à l’exercice des hautes responsabilités, Etat-major de l’Armée de terre, Paris, décembre 2000, p. 10 et 12.

329.

l’exercice du commandement dans l’armée de terre, op. cit. p. 68.

330.

GIRARDET, op. cit. P. 138.

331.

EHRENBERG (A.). op. cit. p. 171.

332.

PESTALOZZI. Op. cit. p. 29.

333.

id p. 36.

334.

id p. 19.

335.

id p. 20.

336.

id p. 21.

337.

id p. 32.

338.

id p. 39.

339.

id p. 41.

340.

id p. 56.

341.

id p. 59.

342.

id p. 44.