1. Un moment historiquement favorable

De la même façon, la France et l’Allemagne à l’échelle de l’Europe constituent un espace pacifié. Ainsi, si les raisons de l’emploi des armées peuvent être discutables et condamnables, c’est la finalité d’une armée qui pose la question profonde en matière de définition. Le général Bachelet le rappelle : « Remarquons à ce stade, le caractère pervers d’une conception manichéenne de la force qui prévaut souvent aujourd’hui, notamment outre-Atlantique : l’action militaire se placerait dans l’alternative entre une action quasi-désarmée, dans le cadre « d’opérations de paix » qui seraient le fait de l’ONU, et une action nécessairement paroxysmique qui serait la guerre, la vraie, inexpiable, efficiente et dévastatrice, fût-elle réputée désormais chirurgicale. Or, dans un cas comme dans l’autre, on trahit la cause même que l’on veut défendre, dans le premier par défaut, dans le second par excès. Clairement, on a là l’expression contemporaine de la logique de guerre totale qui est celle du XXe siècle, en rupture avec l’héritage des siècles précédents.

De fait, face à la violence, l’action militaire est une ; c’est l’expression d’une capacité de mise en œuvre de la force, tout étant question de dosage dans l’emploi de cette force, mais adaptée et maîtrisée.

Au-delà des concepts, il revient à l’armée de mettre en œuvre cette même force ; loin d’être fauteuse de guerre, l’armée apparaît ainsi pour ce qu’elle est : une invention de la civilisation pour faire pièce à la violence, car, comme l’écrivait Bernanos, « pour un soldat de moins, on a cent tueurs de plus. » 345

Cette problématique est en réalité le résultat d’une longue expérience de vie que la France et l’Allemagne, en particulier, ont pu acquérir. Elle a été développée par Renan dès lors que la Nation « c’est l’aboutissement d’un long passé d’efforts, de sacrifices et de dévouements ; avoir des gloires communes dans le passé, une volonté commune dans le présent, avoir fait de grandes choses ensemble, voilà les conditions essentielles pour être un peuple. » 346

La situation des Alsaciens, tantôt Allemands tantôt Français au gré de l’histoire, illustre cette ambiguïté à vivre sa propre identité tant il est vrai qu’il est nécessaire, pour eux, de se positionner en donnant du sens au qualificatif « français de l’intérieur. » Ils ont aussi à gérer leur enrôlement de force et de désigner en tant qu’ennemi ceux qui peu de temps avant étaient leurs compatriotes. Ils dénoncent ces situations absurdes par un autre qualificatif qu’ils s’attribuent : les « Malgré Nous. »

Mais avec la partition de leur pays, les Allemands ont appris aussi que les valeurs fondamentales que l’Europe occidentale se donne, ne sont pas acquises à jamais. Ils savent aussi que la force armée, destructrice par nature, ne peut être utilisée sans maîtrise et doit être considérée ainsi comme un moyen de sauvegarde de ses propres valeurs à dimension universelle.

Dans un espace pacifié et avec un degré de conscience tel de l’emploi de la force pour la promotion de la paix, la France et l’Allemagne ont donc abandonné la conquête armée pour laisser la place à un emploi armé d’interposition. Ainsi, si les attaques terroristes sur les Etats-Unis d’Amérique, le 11 septembre 2001, ont alerté le monde des nouveaux dangers qui le menacent, la guerre en Irak au printemps 2003 a permis d’observer deux conceptions de l’emploi des armées.

A la destruction totale prônée par les USA s’oppose l’emploi raisonné de la force exprimée par la France et l’Allemagne. Or, les alliances qui ont fondé le corps d’armée européen (Allemagne, Belgique, Espagne, France, Luxembourg) reposaient sur une conception mal définie. Elle a été mise à l’épreuve, en effet, avec une prise de position politique pro-américaine de l’Espagne divergente des autres pays, bien qu’elle soit intégrée dans un même organisme militaire. En pleine guerre d’Irak, cette situation, très ambiguë, a permis de valoriser la conception fondamentale d’intervention des forces armées française et allemandes avec celles de la Belgique et du Luxembourg affirmée par les chefs de chacun de ces quatre Etats : « Nous pensons que le moment est venu de franchir une nouvelle étape dans la construction de l'Europe de la Sécurité et de la Défense, fondée sur des capacités militaires européennes renforcées qui contribueront également à donner à l'Alliance atlantique une nouvelle vitalité et ouvriront la voie à une relation transatlantique renouvelée. » 347

Cette déclaration mentionne plus particulièrement le domaine militaire en ces termes :« Dans le domaine militaire, nous avons décidé, en ce qui nous concerne, de mettre en oeuvre, dès à présent et dans l'esprit des déclarations de Saint-Malo et de Cologne, un certain nombre d'initiatives concrètes destinées à favoriser le rapprochement de nos outils de défense nationaux. Ces projets visent à éviter les duplications inutiles entre Armées nationales et à renforcer ainsi l'efficacité des moyens de défense des Européens. Ils sont ouverts à tous les Etats membres actuels et futurs intéressés. »

Il faut donc noter un appel à la volonté des Etats de participer à cette évolution sans pour cela que ce soit d’une part une imposition ou d’autre part un évincement irréversible.

Ainsi, de déclarations en déclarations, de traités en traités, c’est une démarche de maturation qui est entreprise. C’est ce que David, chargé de mission auprès du Directeur de l'Institut français des relations internationales (IFRI, Paris) confirme en précisant les raisons qui, selon lui, ont été déterminante pour une évolution vers la défense européenne : « Le déblocage symbolique de la situation a été rendu possible par l'évolution de la position britannique qui, jusqu'alors, cantonnait la coopération entre Européens à un niveau strictement technique, l'ensemble du dialogue politique étant renvoyé au niveau atlantique. Parallèlement, l'évolution de la France dans un sens plus favorable à la coopération avec l'Alliance (prouvée dans les faits pendant la guerre contre la Yougoslavie), et celle de l'Allemagne, qui lui permet désormais d'envisager des interventions extérieures dans une logique de gestion de crise, ont permis aux trois puissances militaires déterminantes de l'Union de se retrouver autour de choix communs.
En décembre 1998, Français et Britanniques s'entendent à Saint-Malo sur la nécessité de "doter l'Union d'une capacité de décision et d'action autonome pour intervenir dans les crises en Europe lorsque l'Alliance n'est pas engagée". A Toulouse, en Mai 1999, Français et Allemands confirment l'objectif. Au-delà de ces bilatéralismes, l'Union européenne peut désormais amplifier le processus, en l'organisant lors de deux sommets, à Cologne en Juin 1999, et à Helsinki, en décembre de la même année. L'Union va reprendre, au nom de tous ses membres, l'objectif fixé – faire en sorte que l'UE puisse intervenir pour aider à dénouer des crises en Europe – par des choix concrets sur les modes de décision et les modes d'action éventuels. » 348

La situation de l’Espagne, dans le corps européen et à l’extérieur des négociations de Bruxelles en 2003, n’est donc pas irrévocable. Celle de la Grande-Bretagne non plus. « La France et le Royaume-Uni ont fait face ensemble aux défis de sécurité qu'a affrontés l'Europe au cours du XXème siècle. Aujourd'hui, l'Europe doit répondre à des nouveaux défis de sécurité. La France et le Royaume-Uni sont déterminés à approfondir leur action conjointe, aux côtés de leurs partenaires, pour qu'elle soit en mesure d'y faire face.
Convaincus de la nécessité pour l'Union européenne de jouer tout son rôle sur la scène internationale, nos deux pays avaient proposé lors du sommet de Saint-Malo de 1998 le développement d'une politique européenne de sécurité et de défense (PESD), pour répondre aux défis de la gestion des crises. » 349

Nous pouvons observer alors une situation particulièrement favorable pour concrétiser le concept de soldat de la paix dans la mesure les circonstances permettent à la France et à l’Allemagne de réaffirmer une conception qui, selon elles, inspire l’intervention militaire. Il en résulte alors la nécessité de considérer la brigade franco-allemande en tant que socle d’une structure européenne de la défense.

Notes
345.

BACHELET (R.), inspecteur général des armées. Conférence devant la promotion de Saint-Cyr à l’occasion du bi-centenaire de Saint-Cyr, 2002.

346.

« Nations et nationalismes », Revue Sciences humaines, n° 61, mai 1996, p. 20.

347.

Déclaration commune des chefs d'Etat et de gouvernement d'Allemagne, de France, du Luxembourg et de Belgique sur la défense européenne, Bruxelles, le 29 avril 2003.

348.

Extraits de la mise en ligne par la documentation française du dossier sur l’Europe politique : http://www.ladocumentationfrancaise.fr/dossier_actualite/europe_defense/index.shtml

349.

Déclaration sur le renforcement de la coopération européenne en matière de sécurité et de défense. Le Touquet , le 4 février 2003.