2. La brigade franco-allemande comme soubassement d’une défense européenne

Depuis le traité de l’Elysée, en 1963, la France et l’Allemagne ont été confrontées aux vicissitudes des évènements de l’histoire. Mais malgré deux traditions culturelles qui ont cependant bien des points communs, deux structures politiques, deux histoires mêlées dans la guerre, ces deux pays se retrouvent dans une volonté commune : la paix. Cette conception est alors devenue à la fois une source d’inspiration et une finalité qui trouve une traduction dans la définition du soldat et de ses actions. Ainsi, lors du 16ème Sommet du Conseil Franco-Allemand de Sécurité et de Défense, le 9 décembre 1996 à Nuremberg, les deux pays ont adopté un concept commun franco-allemand en matière de sécurité et de défense. 350 Il « constitue le cadre pour la poursuite du développement des relations bilatérales entre la France et l’Allemagne en matière de défense et de sécurité. Le concept repose essentiellement sur les quatre éléments suivants :

  • La définition des objectifs communs pour nos politiques de sécurité et de défense.
  • Une analyse commune de l’environnement et du cadre de sécurité de nos pays.
  • Une approche commune pour la stratégie et les missions des forces armées.
  • Des directives communes pour la coopération militaire y compris la constitution de capacités communes, et pour la politique d’armement. » 351

Pourtant, la question de la pertinence de la Brigade franco-allemande pose être posée. Depuis sa création en 1989, elle rassemble 5 000 soldats des deux nations. En effet, comment les soldats des deux pays pouvaient-ils dès la création se rejoindre en ayant tant de divergences culturelles. L’absence de référence commune implique le maintien des applications des deux concepts, caractéristiques de chacune des deux nations.

Faire cohabiter des soldats allemands et français au sein d’une même unité militaire dans une seule référence aux termes du traité de l’Elysée réclame de la part des soldats une transcendance nationale. Cette sollicitation met en défaut la constitution d’une référence à une nation de type organique et vise à promouvoir une situation contractuelle supra nationale. Dans ce cas, la référence à la conception de la nation allemande n’est donc plus valide pour les soldats allemands. En revanche, les caractéristiques de la nation « à la française » s’appliquent dans cette expérience de vie commune.

De la même manière, l’existence de la Brigade franco-allemande développe une démarche éducative dans laquelle deux types d’expériences sont à l’œuvre : l’expérience (Erfahren) de l’expérience vécue (Erlebnis). 352 Nous avons vu que selon l’auteur ces deux types d’expérience se définissent de la façon suivante : « la constitution de l’expérience s’accomplit dans la dimension de l’espace et par la médiation de la pensée. Dans l’expérience, les données sont des images spatialement situées, la méthode est le concept, et la synthèse en infère l’objet. La constitution de l’expérience réclame l’intervention du sujet dont l’activité conceptuelle (la pensée) permet seule la synthèse nécessaire pour former l’objet au départ d’images spatialement dispersées (les intuitions). La constitution de l’expérience vécue s’accomplit, en revanche, dans la dimension du temps et par le travail du souvenir. Elle ne suppose cependant aucune intervention extérieure car elle se constitue dans son propre mouvement immanent. La mise en relation des différentes expériences vécues s’effectue de façon interne. »

Dans la brigade franco-allemande, nous retrouvons l’expérience (Erfahren) dont les effets se rapportent à l’espace. L’expression des deux conceptions nationales incarnées par les soldats est alors spatialement situées et dispersées. Les effets de convergence résultent de la médiation conceptuelle relative à la défense de la paix. Quant à l’expérience vécue (Erlebnis), elle s’inscrit dans le temps et réclame une maturation de chacun des soldats.

Ainsi, la Brigade franco-allemande a constitué un espace d’expérimentation pour la constitution d’une défense européenne. Elle a d’ailleurs constitué le socle du corps d’armée européen. Le Corps européen, parfois appelé Eurocorps, a été créé le 22 mai 1992 au Sommet de La Rochelle, sur une initiative franco-allemande, dans le but de renforcer les liens entre les deux pays, tout en affirmant l'importance de la coopération européenne en matière de sécurité et de défense. Dès juillet 1992, un état-major provisoire s'est installé à Strasbourg. La Belgique a rejoint le Corps européen en 1993 et en 1994 ce fut le tour de l'Espagne puis du Luxembourg en 1996.

Cependant, comme nous l’avons vu, la prise de position de l’Espagne dans la guerre de l’Irak interroge sur la validité de cette unité. Favorable à l’intervention américaine, et en contradiction avec les autres pays fournisseurs d’unités militaires à l’eurocorps, l’absence d’élément de médiation pour la réalisation de l’expérience est mis en évidence. Il faut d’ailleurs noter que la Brigade franco-allemande a précédé de trois années la déclaration de Petersberg qui n’a fourni des éléments de médiation qu’en 1992, en précisant : « Outre une contribution à la défense commune dans le cadre de l'application de l'Article 5 du Traité de Washington et de l'Article V du Traité de Bruxelles modifié, les unités militaires des Etats membres de l'UEO, agissant sous l'autorité de l'UEO, pourraient être utilisées pour:

  • des missions humanitaires ou d'évacuation de ressortissants;
  • des missions de maintien de la paix;
  • des missions de forces de combat pour la gestion des crises, y compris des opérations de rétablissement de la paix. » 353

Cette déclaration a d’ailleurs facilité la rédaction du concept commun franco-allemand en matière de sécurité et de défense qui n’a pas été validé par les autres pays. Ainsi, si le manque d’élément de médiation est préjudiciable l’absence d’une formation commune ne l’est-elle pas moins, dès lors qu’il est envisagé de développer des structures militaires européennes donc supranationales ?

Le domaine de la formation est en effet peu développé dans les déclarations successives. Il a fallu attendre la déclaration prononcée à l’issue de la rencontre bilatérale organisée à l’occasion du 25ème anniversaire du traité de l’Elysée : » Le président de la République française et le chancelier de la République fédérale ont par ailleurs donné leur accord aux projets de formation commune des officiers. Dans une première phase qui inclut des développements ultérieurs en fonction des résultats, il est prévu que, dès l’année 1986, des stages communs menés alternativement en France et en Allemagne rassembleront des officiers… » 354

En 1996, le concept commun franco-allemand en matière de sécurité et de défense met l’accent sur des objectifs opérationnels. Malgré un paragraphe en lien avec le rapprochement des hommes, la formation relative à la responsabilité individuelle et les éléments de médiation énumérés dans la déclaration de Petersberg sont absents : « Le renforcement de l’interopérabilité et de la complémentarité en matière de concepts, de structures et de matériels, dans les cadres européen et allié, constitue l'objectif central de la coopération militaire bilatérale.

Sur la base des principes énoncés ci-dessus, les directives visant au renforcement de cette coopération concernent principalement les objectifs suivants :

  • Le rapprochement des hommes:
    • intensifier les échanges au cours de la formation individuelle, tant dans le domaine des langues que dans la formation universitaire, opérationnelle ou technique des cadres;
    • de même, développer les activités de formation collective au travers d’exercices bi ou multilatéraux;
    • enfin,multiplier les programmes d'échanges et les possibilités de rencontres entre les militaires des deux armées.
  • Le rapprochement des structures et des doctrines:
    • faire converger les concepts opérationnels d’emploi des forces;
    • instaurer au quotidien un courant d’échanges permanent entre les états-majors;
    • faciliter l’élaboration de planifications conjointes en cas de crise.
  • La coordination et la mise en commun de capacités majeures; ce domaine capital et novateur pour l'action conjointe des forces armées dans le nouveau contexte stratégique impose de:
    • intensifier la coopération dans la mise en oeuvre de capacités essentielles, telles que le renseignement ou les moyens de commandement;
    • développer dans le transport aérien les instruments opérationnels permettant d’optimiser l'emploi et l’entretien des forces aériennes de transport des deux pays;
    • accroître la coopération transfrontalière entre organisations militaires de défense territoriale. » 355

Ce n’est qu’en 2003, au moment où la France et l’Allemagne s’opposent à l’intervention militaire en Irak, que les deux pays : « proposent à leurs partenaires de l'Union européenne la création d'un "Collège européen de sécurité et de défense", destiné à promouvoir une culture commune des cadres civils et militaires des Etats membres de l'Union européenne dans ce domaine. » 356

Ainsi, si la préoccupation de la formation du soldat de la paix est véritablement d’actualité, le dispositif de formation de Pestalozzi à Yverdon offre une orientation dès lors qu’il cherchait à appliquer les conceptions de Rousseau dans la combinaison :

  • des effets de l’expérience dans la dimension de l’espace (Erfahren) sous forme de contrat social ;
  • avec ceux de l’expérience vécue (Erlebnis) développés dans la dimension du temps.

Nous pouvons observer que la méthode de Pestalozzi s’adresse à la jeunesse tandis que la création d’un « Collège européen de sécurité et de défense »n’intéresserait que les cadres civils et militaires. L’office franco-allemand pour la jeunesse (l’O.F.A.J.), créé en 1963 dans le prolongement du traité de l’Elysée, affirmait aussi cette intention d’œuvrer pour la jeunesse en ayant pour « objet de resserrer les liens qui unissent les jeunes des deux pays, renforcer leur compréhension mutuelle et, à cet effet, de provoquer, d'encourager et, le cas échéant, de réaliser des rencontres et des échanges de jeunes… Dans l'accomplissement de ces tâches, l'Office applique les principes de coopération et de compréhension qu'il convient de développer parmi les jeunes tant à l'égard des pays européens que des autres pays du monde libre. » 357

Or, nous pouvons remarquer que les observations de Pestalozzi peuvent s’adresser aussi à des adultes si nous comprenons que la patrie fournit les armes, comme l'homme se donne par l'éducation des instruments de savoir. Mais ces outils peuvent, à travers l'usage qu'on en fait, ou bien renforcer le nationalisme/égocentrisme, ou bien contribuer à oeuvrer dans le sens d'une humanité universelle en vue d'une paix perpétuelle. Il ne s’agit donc pas de développer le pacifisme, qui absorbe le moyen (le guerrier) dans la fin (la paix), mais d’orienter ces moyens guerriers vers la paix de moyens guerriers.

Ainsi, la brigade franco-allemande constitue-t-elle indubitablement le moyen guerrier qui devrait être orienté vers la paix. Cette intention ne peut cependant se réaliser sans une démarche éducative pour favoriser l’émergence d’une prise de conscience en sortant d’un enfermement qui guette chacun des individus. Sous cet éclairage, les principes de l’O.F.A.J. procurent des possibilités pour produire des effets susceptibles de développer l’expérience individuelle.

Notes
350.

http://www.ladocumentationfrancaise.fr/dossier_actualite/france_allemagne/chrono.shtml

351.

Ibid.

352.

ZACCAÏ-REYNERS (N.), op. cit. p. 34.

353.

http://www.ladocumentationfrancaise.fr/dossier_actualite/france_allemagne/chrono.shtml

354.

Le traité de l’Elysée a 25 ans, op. cit. p. 87.

355.

Concept commun franco-allemand en matière de sécurité et de défense, Nuremberg, http://www.ladocumentationfrancaise.fr/dossier_actualite/france_allemagne/chrono.shtml, 16ème Sommet du Conseil Franco-Allemand de Sécurité et de Défense, 9 décembre 1996.

356.

Déclaration du conseil franco-allemand de Défense et de sécurité au palais de l'Elysée, Paris, le 22 janvier 2003, Site internet de l'Elysée http://www.elysee.fr/

357.

Accord portant création de l'Office franco-allemand pour la Jeunesse, Bonn, 5 juillet 1963, http://www.ladocumentationfrancaise.fr/dossier_actualite/france_allemagne/chrono.shtml