3.5. Une appropriation du savoir dans une démarche de reconstruction

Les injonctions du code du soldat, en apparence très technique, sont définies dans le but de développer le comportement élémentaire d’un homme soumis à l’autorité. En réalité, chaque article a une portée conceptuelle, voir philosophique qui demande une réflexion pour être élevé au niveau d’un principe. L’article 4 : « Il obéit aux ordres, dans le respect des lois, des coutumes de la guerre et des conventions internationales » est apparemment en contradiction avec l’article 5 : « Il fait preuve d’initiative et s’adapte en toutes circonstances. » Comment le soldat peut-il à la fois « obéir aux ordres » et « faire preuve d’initiatives » ?

Cette contradiction apparente peut s’élucider si le soldat français prend une position paradoxale. 359

Dans une référence à la culture française et du militaire français, le pouvoir d’un chef réside dans le pouvoir de ses hommes. Dans la démocratie française, le pouvoir du Président de la République et chef des armées est donné par la Constitution. Le principe de la souveraineté est : « Gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. » Le pouvoir du chef militaire ne peut se concevoir que s’il a des hommes sur lesquels il peut l’exercer. Or, c’est donc bien l’existence de ses hommes qui fait que le chef existe. Le chef trouve bien son pouvoir à travers le pouvoir de ses hommes.

Ce syllogisme reflète une réalité puisqu’un capitaine commandant un groupe d’hommes (une compagnie, une batterie ou un escadron), appelé à d’autres fonctions, n’a plus aucune autorité sur les hommes qu’il commandait. Cette argumentation coïncide avec l’article 1 du code : « Au service de la France, le soldat lui est entièrement dévoué, en tout temps et en tout lieu. » Le soldat français n’est donc pas au service du chef mais au service de la France. Il doit obéir aux ordres de son chef mais aussi faire preuve d’initiatives pour servir la France. La France dans cette acception n’est pas une évocation au nationalisme mais représente bien la dimension universelle dans sa traduction de terre des droits de l’homme.

Cette compréhension se fonde donc sur une considération humaine et une véritable reconnaissance des différences. Cette dimension est vécue intensément par les occidentaux puisque les groupes ont traduit naturellement cette situation successivement par :

Ainsi, nous pouvons observer que l’action de formation a favorisé l’expression de l’expérience vécue de chacun des participants. Cette action de formation constitue alors un savoir-faire pédagogique qui vise, non pas à imposer des savoirs acquis, mais à valoriser la reconstruction de savoirs en considérant les savoirs individuels comme le fruit de l’expérience individuelle.

Dans notre action de formation, nous pouvons remarquer que la présence de religieux avec des laïcs a été une source d’échanges dans une acceptation des différences.

Enfin, la neutralité philosophique a pu être observée entre les participants malgré leur divergence, a priori, dès lors qu’ils s’identifient comme des objecteurs de consciences ou des militaires par exemple.

Dans notre action de formation, le formateur s’est effacé devant l’activité d’apprentissage des participants en prise avec la réalité. Cette réalité était fournit par leur questionnement relatif à l’exercice du métier de soldat avec l’élaboration d’un code de comportement. A aucun moment, le formateur n’est intervenu d’une manière formelle. Il ne s’est donc pas trouvé en situation frontale avec les participants. Au contraire, il a pu valoriser leur participation et leur réflexion par la mise en évidence de l’analogie entre leur production et le code du soldat en vigueur.

L’action de formation, décrite dans le cadre de l’O.F.A.J., présente des critères identifiés dans la méthode de Pestalozzi. La neutralité culturelle a été préservée par l’absence d’intrusion du formateur dans l’élaboration des réponses des participants en prise avec la réalité des interventions du soldat français. Ainsi, chaque participant a pu formuler son propre avis qui constitue une expression de son expérience vécue. L’hétérogénéité a fourni un contexte favorable à l’élargissement de l’état culturel originel de chacun. Cette action de formation a abouti à la présentation de critères raisonnés tant dans leur contenu que dans l’usage qui pourrait en être fait. En effet, les deux nationalités représentées ont validé ce qui pouvait éclairer le soldat français dans l’exercice de son métier.

La non-implication témoigne d’une volonté de préserver l’expression de l’expérience vécue de chaque participant. Son intervention s’est donc réduite à faciliter l’acquisition par chaque participant d’un certain de degré de liberté dans le jugement individuel.

Les trois aspects de la méthode de Pestalozzi ont été pratiqués. En partant de l’état culturel originel, les participants ont atteint ce stade de la production raisonnée.

Cependant, cette action de formation ne rend pas compte d’une réalité de l’évolution de chaque participant et de dire s’ils ont élargi leur capacité de raison. Elle n’a pas permis, non plus, d’identifier l’acte pédagogique qui, nous l’avons vu, doit être individualisé. Il en résulte une spéculation relative à l’impact de cette action. Pour certains, le moment éducatif a émergé et a favorisé l’élargissement de l’état culturel. D’autres restent campés sur leur position en maîtrisant le discours sans que l’expérience vécue ait pu faire son effet. Cependant, la production raisonnée montre une certaine maturité de jugement des participants. Enfin, ces dernières observations présentées comme des limites mettent en évidence l’impossibilité par ailleurs de massifier la formation en termes d’apprentissage à la raison.

A cet égard, l’action de formation conduite au sein de l’O.F.A.J. corrobore cette approche puisque les participants ont reconstruit « le code du soldat » par eux-mêmes. Mais, la retenue pour ne pas livrer « le code du soldat » d’emblée, s’impose au formateur comme une contrainte et constitue un véritable exercice de mise en cohérence de ses intentions avec son action en matière de formation.

Au terme de ce chapitre, nous pouvons constater la pertinence d’un corps d’armée européen au service de la paix dans la mesure où le contexte national et international présentent des dispositions propices à son développement. Cette situation favorable est largement exploitée par le couple franco-allemand qui, mettant à profit les fruits d’une longue expérience, œuvre pour le développement de la paix. Les influences politiques, économiques et sociales pour autant qu’elles soient déterminantes n’apparaissent cependant pas suffisantes. Les structures du corps d’armée européen et les commandements décentralisés montrent les limites actuelles du passage du statut de soldat d’une armée nationale au statut du soldat de la paix. Cependant les effets de l’expérience, ancré dans l’espace (Erfahren), sont à l’œuvre par la seule existence de cet organisme et plus particulièrement dans la brigade franco-allemande. Indubitablement, avec le temps, les soldats affectés dans cette grande unité militaire construisent de nouveaux savoirs qui résultent de l’expérience vécue (Erlebnis). Or, dans une démarche paradoxale, l’ensemble des soldats pourrait bénéficier de cette évolution par la formation pour leur permettre de passer de l’état de sentiment d’appartenance à celui d’une pratique de raison. La démarche pédagogique nécessite malgré tout des attentions particulières pour favoriser l’émancipation d’un esprit national ou égocentrique vers l’universel. Dans cette perspective, les expériences pédagogiques organisées au sein de l’O.F.A.J. devraient s’intensifier dans les principes. Ainsi, la reconstruction de savoir par les soldats eux-mêmes serait effective car incorporée sans être imposée. Cette démarche favorise alors l’œuvre de la Bildung et elle répond ainsi au primat de la morale comme droit sur la politique en tant que technique, éclairée par la notion forte du respect de la dignité humaine qui est fondamentale dans les Constitutions nationales.

Notes
359.

BAREL (Y.). – le paradoxe et le système, essai sur le fantastique social. Grenoble, Presse Universitaire de Grenoble, 1989, 332 p.