2. Des exigences antagonistes a depasser

En opérations et dans la vie de tous les jours, comme dans ses relations avec la communauté nationale, le soldat est confronté à de multiples impératifs, souvent antagonistes, entre lesquels il n'a pas à choisir, mais dont il doit dépasser les apparentes contradictions.

En opérations. Avec la fin de la Guerre froide et l'émergence de crises multiformes, l'éventail des missions assignées à l'Armée de terre s'est considérablement élargi. Ainsi distingue-t-on pour l'engagement militaire, "faible intensité" et "haute intensité", opérations "humanitaires", de "maintien de la paix", "en faveur de la paix", et opérations de "rétablissement de la paix", "d'imposition de la paix", de "coercition".

Dans ce cadre, une erreur serait de considérer que l’action militaire peut être marquée par une opposition radicale entre, d'une part, des comportements et des modes d'action "pacifiques" exercés en dehors de tout usage des armes et, d’autre part, l'usage illimité de la force. De fait, il n'y a pas différence de nature dans les opérations militaires, mais seulement de modalités et de degré dans l'emploi de la force.

En effet, le recours à la force est inséparable de l'action militaire. La capacité à prendre l'ascendant par l'exercice, si nécessaire, d'une contrainte, fût-elle physique, est dans la nature du soldat, quel que soit son cadre d'emploi.

Le défaut ou au contraire l'excès de ce recours, dans l'un et l'autre cas, contribuent à bafouer le "droit" qui en fonde pourtant la légitimité.

L'usage de la force, opposé à une violence qui peut être sans limite, obéit à un principe d'efficacité au nom duquel tous les moyens mis en œuvre, tous les savoir-faire, toutes les énergies doivent concourir au succès. La "mission", dans son esprit, est toujours à exécuter "coûte que coûte". Mais, dès lors que cet usage se traduit de fait par la destruction et la mort, il s'oppose à une exigence véritablement fondatrice qui est celle de nos sociétés dont le soldat n'est que le délégataire : le respect absolu de la personne humaine, notamment de sa vie. Cette contradiction, véritable paradoxe de l'état de militaire, qui fait écho à sa spécificité, ne peut être esquivée.

Il en découle, par ailleurs, une exigence de discipline, qui singularise les armées au point que les anciens règlements ont pu écrire qu'elle en "faisait la force principale". Mais, dans le même temps, cette discipline n'exonère pas le soldat, qu’il donne l’ordre ou qu’il obéisse, de sa responsabilité individuelle, comme le prescrivent le "Statut général des militaires" et le "Règlement de discipline générale". C'est là une autre difficulté qui pourrait devenir de plus en plus aiguë dans un monde dans lequel les contraintes juridiques nationales, voire internationales, sont de plus en plus présentes, alors même que l'action militaire se déroule toujours dans des situations exceptionnelles.

En fait, il n’y a pas à choisir entre l'une ou l'autre de ces exigences. Pour que cette situation ne soit pas paralysante, cette apparente contradiction doit être dépassée. Là se situe l'essentiel de la "déontologie du soldat" : elle s'exprime par la notion de "force maîtrisée", la force, c'est-à-dire la capacité de prendre l'ascendant, physique et moral, mais maîtrisée, en référence aux valeurs fondatrices de la communauté nationale - traduites notamment par la devise de la République - aux droits de l'homme et aux conventions internationales. Cette force maîtrisée s'appuie à la fois sur l'excellence professionnelle et sur des consciences éclairées et affermies par une formation individuelle et collective appropriée, dont la mise en œuvre, à tous les niveaux, doit permettre d'éviter que les soldats de tous grades ne se trouvent placés devant des dilemmes insolubles.

Dans l'institution. La spécificité militaire expose à des situations limites qui, le plus souvent, ne peuvent être dominées - au-delà des ressorts individuels - sans dépassement dans un être collectif qui hausse le soldat au-delà de ses inclinations propres. C’est l'adhésion à une identité collective puissante, faite d'esprit d'équipe, de solidarité, de confiance dans le chef, en bref, c'est "l'esprit de corps", tel qu'on le voit particulièrement à l'œuvre dans ce cœur de l'Armée de terre qu'est le régiment. Toute l'histoire militaire, y compris les expériences opérationnelles récentes, en témoigne.

Or, ce dépassement de soi dans un être collectif pourrait aujourd’hui se heurter à des aspirations individuelles puissantes qui sont l'une des caractéristiques des sociétés modernes.

Dans le même esprit, la discipline évoquée précédemment exige une autorité ferme de la part des chefs, de même que l’obéissance des subordonnés. Mais, là encore, dans les situations limites et complexes auxquelles il faut se préparer, une efficacité supérieure ne pourra être trouvée sans une adhésion profonde de chacun à la mission commune et sans un nécessaire esprit d'initiative à tous les niveaux. Cette adhésion ne peut reposer sur des rapports hiérarchiques fondés sur la crainte ou l'obéissance passive. Elle exige la considération, la confiance et l’estime de la part des subordonnés comme des chefs.

Ainsi se trouve posé le problème de la primauté du collectif sur l'individuel, autre caractéristique forte de l'exercice du métier des armes qui découle de sa nature même. Mais, bien loin d'être réductrice et mutilante, cette primauté permet au contraire de surmonter les difficultés identifiées ci-dessus, dès lors qu’elle s'exprime le mieux par l'esprit de corps : au sein du corps de troupe, celui-ci inspire en effet des individus libres dont il assure la convergence des efforts.

La discipline en est certes l'un des ciments, mais doit y concourir tout autant un lien affectif puissant fait de respect et de solidarité. L’ensemble constitue la fraternité d’armes et s'entretient dans la camaraderie militaire.

A cet égard, le rôle du chef est prééminent. Investi de l'autorité, portant le regard haut et loin, il lui revient de susciter et de fédérer les capacités et les énergies qui permettent d’atteindre les objectifs, puis de contrôler et d'évaluer les résultats.

La compétence, la clairvoyance, la détermination le caractérisent, comme l'exemplarité du comportement ainsi que le respect et l'attention portés aux subordonnés. Il n'y a rien là de bien nouveau mais, dans un monde où l'autorité est de plus en plus partagée et s'exerce au travers de réseaux complexes, deux écueils sont à éviter : d’une part, la dilution des responsabilités et, d’autre part, une conception jalouse et possessive du commandement qui peut se révéler fortement contre-productive. De surcroît, le chef militaire est investi d'une responsabilité particulière. Les ordres qu'il donne peuvent engager la vie, celle de ses subordonnés comme celle de l'adversaire ou même des populations au milieu desquelles se déroule l'action. S'imposent donc à lui des exigences tout aussi fortes : à la fois donner un sens à cette action, l'inscrire dans un cadre éthique rigoureux et réaliser la cohésion de l'unité qui lui est subordonnée. A ce titre, il est véritablement le fédérateur de l'esprit de corps.

L'expression de cet esprit de corps passe notamment par l'affirmation d'une identité collective, traduite en symboles et en usages, bref, en traditions. Celles-ci, vivantes et évolutives, constituent une inspiration pour l'action. Le cérémonial est l'un de ces modes d'expression, en ce qu'il nourrit, par l'émotion et l’ardeur qui s’en dégagent, le sentiment d’appartenance à une communauté unie. Il concourt ainsi à la cohésion de l'ensemble.

Mais, si l'on n'y prend garde, la force même de cette identité collective, notamment dans les régiments, où elle est à la fois la plus forte et la plus nécessaire, pourrait exposer à des déviations inacceptables.

Une première déviation survient lorsqu'un esprit de corps hypertrophié se manifeste par l'affirmation d'une différence exacerbée et le rejet des autres, au point de nuire à l’indispensable cohésion interne de l’Armée de terre, que ce soit dans un contexte interarmées ou international. En effet, en application du principe de modularité qui s'impose désormais, il n'est pas d'engagement militaire qui ne mette en œuvre des ensembles complexes, constitués d'unités très diverses, étroitement complémentaires.

Aussi, l'esprit de corps bien compris doit-il se développer et s'exprimer dans le respect et l'estime des autres unités et dans la conscience d'une nécessaire solidarité de l'institution militaire dans son ensemble.

Encore faut-il - et ce serait une autre déviation encore plus grave - que le développement de l'esprit de corps ne concoure pas à refermer la communauté militaire sur elle-même, ce qui la retrancherait de la communauté nationale.

Dans les relations avec la communauté nationale. L'armée, et plus encore une armée professionnelle, est en effet largement tributaire de la communauté nationale. La qualité de son recrutement, l'effort financier consenti, l'aptitude à reconvertir ceux qui quittent le service, les conditions d’existence dans les garnisons, tous ces facteurs, qui sont à la base de la constitution d'une armée de qualité, dépendent pour partie de la plus ou moins grande adhésion de la communauté nationale à cette armée.

Plus encore, la légitimité de son action, dès lors que l'armée est en opérations, est indispensable au moral et au nécessaire cadre éthique de l’engagement du soldat. L’armée trouve en effet une source d’inspiration puissante dans la reconnaissance de son action par la nation. Ainsi s'imposent tout naturellement une parfaite symbiose avec la nation, une connaissance et une estime mutuelles, une compréhension et une perception commune des finalités. Or, dans le même temps, la spécificité militaire peut apparaître comme fortement contrastée par rapport à la société civile : son fondement même - la capacité à infliger la destruction et la mort, au risque de sa vie - l'en sépare radicalement. Mais l'en distinguent aussi, le cantonnement juridique, la discipline formelle, et la cohésion forte qui s'exprime dans des symboles, des traditions et des comportements nécessaires et eux-mêmes résolument spécifiques, ainsi que, dans une certaine mesure, la primauté du collectif sur l'individuel.

Il s'ajoute que la disparition de menaces étrangères clairement identifiables et perceptibles ne favorise pas, dans l'opinion, une adhésion aux efforts militaires à consentir.

La référence à l'identité nationale - et le développement de liens étroits avec la communauté qui la constitue - est donc la forme supérieure de l'esprit de corps, celle qui lui donne véritablement un sens, l'inspire et le vivifie. Au-delà du discours, elle s’exprime par une solidarité, faite d’intérêts partagés, de concours au service public et d'immersion de la société militaire dans la nation à la faveur de véritables partenariats, depuis le niveau central jusqu'au niveau du corps de troupe.

Cette nation est la France, un "vouloir vivre ensemble" d'une communauté d'hommes et de femmes historiquement unis autour de valeurs communes.

Dans ce cadre, la tradition et le cérémonial identifiés précédemment comme facteurs de cohésion interne, doivent être également des vecteurs privilégiés des liens avec la communauté nationale, en référence au service de la Patrie, notamment dans sa dimension historique.

Toutefois, s'il importe que l'institution militaire se fasse bien connaître de la société civile, afin que celle-ci prenne mieux en compte sa spécificité et les exigences qui en découlent, il est non moins nécessaire que l'armée soit à l'écoute de la nation, en phase avec elle, avec ses problèmes et son évolution. Nul doute, par exemple, que la place des femmes, le rôle considérable des médias, les transformations du dispositif éducatif, les mutations sociologiques, les phénomènes d'urbanisation, ou bien encore les préoccupations écologiques, doivent être pris en considération par l'institution militaire pour contribuer, si nécessaire, à faire évoluer ses comportements.

Dans les fondements mêmes de la légitimité de l'état et de l'action militaires. Le caractère même de la spécificité militaire exige, on l'a vu, que celle-ci soit légitimée. La légitimité trouve sa source dans le service de la France : c'est ce qu'exprime le drapeau, symbole le plus fort de l'identité régimentaire, avec la devise qui y est inscrite : "Honneur et Patrie". Cette devise, elle-même, pourrait exprimer un dilemme : le service de la Patrie ne justifie pas tout, puisque l'honneur peut, en quelque sorte, se définir comme la référence à un code moral supérieur incluant notamment l'adhésion aux valeurs fondatrices du monde occidental, exprimées dans le droit international, les conventions et usages de la guerre.

Le cadre d’emploi lui-même est le plus souvent international et se caractérise par l'engagement sous l’égide de l'ONU ou au sein de coalitions multinationales. De plus, l'émergence progressive d'une identité européenne tend à l'édification d'une défense commune. En fait, il n'y a pas alternative entre le service de la France et des exigences plus élevées, dès lors que la République française se définit pour une large part à travers la référence à des valeurs universelles qu'elle a elle-même contribué à construire. C'est pourquoi, même dans un cadre international, la référence ultime et permanente du "soldat" reste le service de la France, de son rang, de son rayonnement et de son honneur.

Tels sont les principaux impératifs qui résultent très directement de la spécificité militaire, au regard de l'évolution du monde. Telles sont aussi les références qui permettent d'en dépasser les apparentes contradictions. Il s'en dégage un ensemble de principes, qui ne sont pas vraiment nouveaux dans la mesure où ils sont fondateurs. Mais, ils sont à coup sûr à reformuler et à réaffirmer comme des espaces ou axes de référence, de nature à orienter l'action et les comportements et dans lesquels doit s'inscrire le libre exercice de la responsabilité de chacun au niveau qui est le sien.