1.1.2. Un exemple : la manufacture Nicolas Dollfus & Cie puis Hartmann Risler & Cie à Mulhouse

‘Hartmann Risler & Cie,manufacturiers patentés à Rixheim (…) ont porté la fabrication des papiers pour tenture à un tel degré de perfection que toute autre manufacture rivale a vainement tenté de les égaler. Tous ces succès sont les fruits de leur industrie, de leur longues méditations, des soins les plus assidus, des recherches les plus pénibles, de voyages fort dispendieux et des travaux de plusieurs artistes fort éclairés qu’ils ont à leur solde105.’

Lorsque le 24 prairial 7 (9 juin 1799), la manufacture Hartmann Risler fait parvenir un échantillonnage de ses motifs à la préfecture du Haut-Rhin pour les transmettre au Cabinet des estampes de la Bibliothèque nationale à des fins de protection des motifs contre la contrefaçon, elle se décerne un brevet de réussite qui se fonde sur les peines endurées depuis 1790 : l’éthique calviniste pointe ici, ce qui n’est pas un hasard puisqu’il s’agit d’une entreprise issue du patriciat mulhousien106. Pourquoi une manufacture de papiers peints à Mulhouse (puis Rixheim, dans sa banlieue), loin de Paris ou d’un grand centre, et sans marché local notable ? Il faut replacer l’entreprise dans son contexte historique : Mulhouse107 est alors une République indépendante, alliée aux Cantons suisses108 depuis 1515. Son territoire minuscule forme une enclave en Alsace puis, à compter de 1790, dans le Haut-Rhin, mais comme la France a signé en 1516 la Paix perpétuelle avec les Cantons suisses, une paix applicable à Mulhouse et renouvelée à plusieurs reprises, Mulhouse est une alliée de la France. Pourtant, des tensions économiques s’affirment entre les deux États pendant les dernières années de l’Ancien Régime. C’est que, profitant de sa neutralité au cours de la Guerre de Trente ans, la ville a accumulé des capitaux qui ont permis en 1746 le démarrage rapide de l’activité textile, plus précisément de l’indiennage, c’est-à-dire l’impression sur étoffes109 : à la veille de la Révolution, cette activité est en concurrence avec la production française, y compris en Alsace.

Le tissu imprimé a de nombreux points communs avec le papier peint : c’est un art du motif répétitif faisant lui aussi appel à une technique d’impression fondée sur la planche de bois gravée. Mais au-delà de ces apparences, ce qui les sépare ne saurait être passé sous silence : la technique de l’impression textile fait appel à la teinture, c’est-à-dire à une chimie élaborée110, alors que le papier peint n’use que d’une impression de surface ; les standards dimensionnels varient fortement, interdisant l’utilisation de planches similaires ; enfin, les motifs, parfois semblables au point de donner naissance à des coordonnés111, sont le plus souvent très différents parce que le papier peint est exclusivement destiné au mur.

Un des principaux chefs d’industrie de la ville, Jean-Jacques Dollfus, fondateur en 1786 de la plus importante entreprise d’indiennage de la place tant en qualité qu’en quantité, la manufacture Dollfus père & fils & Cie 112, lance en 1790 une affaire de papiers peints : c’est par le biais du motif que le lien se fait puisqu’un homme a apparemment joué là un rôle majeur dans la création de l’entreprise, Joseph-Laurent Malaine : Jean Zuber écrit dans ses Souvenirs :

‘Jacques Dollfus, père de Nicolas Dollfus, appréciait beaucoup les ouvrages de Malaine, et, ensemble, ils eurent l’idée de fonder, pour le jeune homme, ce second établissement qui pouvait marcher à côté du premier et lui fournir une bonne position113.’

Malaine, comme on le verra plus loin, est depuis 1787, un dessinateur des Gobelins. Il travaille aussi pour la manufacture parisienne de papiers peints Arthur & Robert et, à Mulhouse, pour Dollfus père & fils. Malaine apporte le savoir-faire, les Dollfus père et fils leurs capitaux et leurs réseaux ; précisons que Nicolas Dollfus dispose de l’importante fortune de sa femme, née Eck, et qu’il a été formé à Paris par Malaine114.

Nous possédons encore une large part des archives de la jeune manufacture115., les mémoires succincts d’Hartmann Risler116et ceux, plus amples, de Jean Zuber117 qui reprend l’entreprise en 1802, après y avoir travaillé onze ans. Les archives donnent comme date de l’ouverture du livre de caisse118 le 17 janvier 1790 ; la première vente est effectuée le 15 juin de la même année.119. Mais nous ignorons sous quelle raison sociale précise. A l’origine, la jeune manufacture, même si elle possède ses propres livres, semble être une filiale de Dollfus père & fils sans raison sociale propre120. Il faut attendre le 12 juin 1792 pour qu’apparaisse la mention de Nicolas Dollfus & Cie dans le Ragionenbuch de la République121 qui enregistre les entreprises, avec pour associé Nicolas Dollfus et Hartmann Risler : Jean Jacques Dollfus n’apparaît pas.. Le capital provient de Dollfus père & fils122 qui investit en 1790 15 550 livres, complétées par l’apport de 2 544 livres d’Hartmann-Risler, futur associé et beau-père de Jean-Georges Dollfus, un des associés de Dollfus père & fils & Cie ; en 1791, Nicolas Dollfus, à la suite sans doute de son riche mariage, apporte 40 000 livres, Hartmann Risler 8 000 livres et Jean-Jacques Dollfus 6 000 livres. Le 1er janvier 1792, Hartmann Risler entre dans la société pour une durée de 9 ans. L’année suivante, Jean-Jacques Dollfus demeure créancier pour 12 000 Livres, son fils pour 9 600 livres et Hartmann Risler pour 8 000 livres. Le 27 septembre, après un inventaire fin août123, la manufacture peut annoncer un bénéfice de 58 411 livres. Malaine, qui apporte son savoir-faire et son réseau de relations artistiques, a signé, semble-t-il, une convention avec l’entreprise pour deux ans, reconduite début janvier 1792 : elle prévoit un salaire de 4 000 livres par an et 10% des bénéfices124.

L’entreprise se réduit à peu d’hommes, selon Jean Zuber125 : Nicolas Dollfus, au bureau, Hartmann Risler, « fabricant d’indiennes expérimenté », dans les ateliers, un chimiste, Gaspard Dollfus, apothicaire de formation, rapidement remplacé par Harivel, recruté à Lyon où il travaillait dans la manufacture de papiers peints Ferrouillat126 et à qui, aux dires de Zuber, «on (…) abandonna les soins de la fabrication » , Malaine (ill° 8a) qui dessine, d’abord de Paris, puis qui, tirant les conséquences du 10 août 1792, vient s’installer à la fin de l’année sur place, avec trois dessinateurs, deux voyageurs enfin : Aubin, « un joli jeune homme de Francfort » qui voyage en Allemagne et dans les pays du Nord à demi avec Dollfus père & fils, et Jean Zuber, engagé pour 1 400 livres l’an et qui se charge de la Suisse et de l’Italie127. Au cours de l’été 1792, Zuber compte « à peu près quinze imprimeurs pour une trentaine de tables à imprimer »128 ; sans doute y a-t-il aussi des graveurs et l’un ou l’autre metteur sur bois, mais il est impossible d’en savoir davantage. Ces ouvriers viennent-ils de l’indiennage local ? En fait, Mulhouse manque de main-d’œuvre spécialisée et, plus probablement, ces ouvriers, tout comme le chimiste Harivel, font partie de ceux débauchés chez Ferrouillat : à preuve, obligé d’acheter auprès de ce fournisseur, le 20 mai 1790, Nicolas Dollfus le fait par l’intermédiaire d’un homme de paille « car, dit-il, nous leur avons débauché beaucoup d’ouvriers129 ».

La manufacture s’installe d’abord à Dornach, en terre de France, mais aux portes de la ville, dans le bâtiment dit la « Maison neuve », loué par Dollfus père & fils, puis, celle-ci devenant trop petite, début 1791, dans la maison Cornetz, un vaste bâtiment de la ville haute de Mulhouse, rue Ste Claire, que Zuber dit acheté130 : sans doute est-ce lui qui est évalué 42 000 livres dans l’inventaire de 1794

‘Les maisons et batimens à l’usage de n/ manufacture, demeure, magasin & ( ?) évalués L 42 000131

Mais nous verrons que l’existence d’un bâtiment en terre de France va se révéler utile. Au moment de la Révolution, l’Alsace dispose du privilège d’être « à l’instar de l’étranger », si bien que les produits entrent et sortent librement de la ville et l’entreprise peut sans encombre être installée à Dornach.

L’entreprise prospère, mais elle se heurte violemment aux difficultés du moment. La ville n’avait pas jusqu’alors de frontières douanières avec l’Alsace et l’Outre-Rhin. Or, l’Assemblée nationale, tirant les conséquences de la mise en place des départements, repousse par ses décrets du 30-31 octobre 1790 les « barrières » aux frontières politiques, ce qui isole économiquement la République de Mulhouse. Dès le 13 novembre, l’entreprise fait part à un fournisseur allemand de la situation qui en résulte :

‘nous sommes fâchés que l’assemblée nationale par son décret ait dérangé nos liaisons pour l’avenir, quelqu’envie que nous ayons de les continuer, car il paroit que nous sommes regardés comme Français pour tout ce qui a rapport au commerce132.’

Mais la situation ne semble pas si inquiétante, puisque la manufacture n’hésite pas à ramener en janvier 1791 ses ateliers en ville. Il est vrai que Jean-Jacques Dollfus négocie à Paris au nom des Mulhousiens133 pour trouver une solution : dans l’immédiat, point de droits d’entrée134. De fait, pendant l’année 1791, l’affaire connaît un ample essor avec l’extension de son marché vers le Nord comme vers le Sud : les fréquents déplacements politiques de Jean-Jacques Dollfus à Paris permettent d’ailleurs des achats auprès des manufactures parisiennes, en vue de la revente au-delà du Rhin et des Alpes135. Et, même si les prix français augmentent avec la dépréciation de l’assignat, le change favorise les Mulhousiens, travaillant avec un marché où règne le numéraire. Les résultats sont euphoriques, avec 58 411 livres de bénéfice le 27 septembre 1792. Nicolas Dollfus se prend à rêver et confie à Malaine le même jour :

‘Notre vente sera beaucoup plus considérable l’année prochaine (…) nous croyons que dans les circonstances, les fabriques de France seront bien embarrassées de fournir ce qui pourra leur être commis pour le printemps136,’

claire allusion à la guerre et aux difficultés politiques du moment.

Ces espoirs, le département du Haut-Rhin va les ruiner par sa décision d’installer autour de la République un cordon douanier, le 22 septembre 1792137. Le courrier cité supra et les faits montrent que son installation dut être lente, d’ailleurs les expéditions, il est vrai rares en cette saison, ne cessent pas, elles continuent à transiter par Bâle, comme à l’ordinaire, ainsi que l’attestent les échanges de courrier jusqu’à la fin de l’année. Malaine est par ailleurs invité à s’installer à Mulhouse en octobre, en un mot, rien n’est changé. L’on trouve pourtant une allusion discrète aux difficultés du moment auprès de clients polonais, le 31 octobre, pour essayer d’excuser un retard de livraison :

‘Nous avons été privé de la majeure partie de nos ouvriers par des troubles dans les environs 138, ’

mais la note apparaît si discordante et s’adresse à des clients si lointains qu’elle semble difficilement crédible. Le 12 décembre, l’affaire devient sérieuse, Zuber passant par Lyon reçoit l’avis suivant :

‘la commission de F. Borel partira aussitôt les barrières levées, ce que nous croyons sera bientôt de manière ou d’autre 139.’

Mais le 14 janvier 1793, il est recommandé aux voyageurs

‘de reculer le terme des livraisons autant que possible, car nous ne savons pas encore si les barrières seront levées avant le terme des engagements que vous avés pris. Notre petite patrie est toujours dans la même situation, on nous refuse toute entrée et sortie et même le transit 140.’

Les lettres d’excuse aux clients pleuvent, mais la contrebande de nuit fonctionne puisque des envois partent vers la Suisse et l’Allemagne, fin janvier.

Le 11 février, Nicolas Dollfus envoie au voyageur Aubin une lettre décisive :

‘Les malheureuses barrières (…) n’ont pas l’air de vouloir se déranger de sitôt, notre bourgeoisie s’entête à des propositions qu’on prévoit ne pouvoir être acceptées par les français et ces négociations traîneront toujours 5 ou 6 mois jusqu’à ce qu’à la fin on soit tout de même obligé de se déclarer français, point principal, auquel nous serons de toutes les manières forcés de nous soumettre141. ’

Nicolas Dollfus témoigne ici, au-delà des opinions d’une grande partie des industriels, de celles de la jeune génération, aussi pragmatique que francophile. Mais en attendant la réunion, il s’agit de s’organiser. Pour cela, la Maison Neuve à Dornach, en terre de France, est une belle opportunité pour relancer les affaires. Le 25 mars, une pétition à la Convention nationale142 demande une exemption de droits pour y transférer l’activité de production, mais avant le 17 août, le département en demande la fermeture143. En fait, la Maison neuve n’est qu’un prétexte pour vendre : les papiers peints sont imprimés en ville, Dornach ne sert qu’à couvrir les expéditions ; Jean Zuber s’en explique :

‘On avait de temps en temps apporté de nuit quelques ballots à la pseudo-fabrique pour les faire repartir le lendemain comme marchandise française144. ’

Au besoin, la manufacture d’indiennes Schwarz & Hofer de Cernay, de laquelle le beau-père de N. Dollfus est associé, sert d’entrepôt temporaire. Les affaires continuent, mais à un rythme chaque jour plus réduit. Finalement, le 17 août, l’entreprise constate :

‘En exécution d’un arrêté du département, nous avons cessé la fabrication des papiers peints dans notre manufacture de la maison neuve de Dornach mais il nous reste encore 5000 rouleaux tant achevés que commencés et à demi finis dans cette maison et nous attendons près de 10000 achetés dans les diverses manufactures de la France que nous avons fait adresser à cette manufacture145.’

En décembre, le coup de grâce est donné : la manufacture écrit au voyageur Aubin à Stuttgart :

‘Un arrêté du comité de salut Public défend l’exportation de France de toute marchandise quelconque (…) vous connaissez outre cela notre situation envers la France qui tous les jours devient plus pénible (…) nous avons décidé à prendre le parti de cesser entièrement toute fabrication jusqu’à ce qu’on voie plus clair dans les affaires146.’

La raison sociale Nicolas Dollfus & Cie disparaît au Ragionenbuch le 31 décembre 1793 ; le 7 février 1794, dans un courrier à Jean Zuber, la manufacture fait savoir via une circulaire dont nous n’avons pas la copie « qu’il s’est opéré du changement dans la maison147 ».De son côté Hartmann Risler écrit que la

‘fabrique de papiers peints fusionne avec Dollfus père, fils & Cie(…) Georges Dollfus prend part à la fabrique de papiers peints sous la raison sociale Georges Dollfus & Cie selon l’accord conclu pour 6 ans148. ’

L’activité reprend lentement à Dornach à partir de mars ; d’importantes expéditions se font par Bâle en juin, même si, de mi-juin à mi-juillet, il est interdit aux Mulhousiens de se rendre à Bâle. Au cours de l’été, le transit vers la Suisse redevient possible.

L’entreprise souffre, si bien qu’un inventaire est confié à Jean Zuber et aboutit à un « Inventaire & Balance générale arrêté fin décembre 1794 Ge Ds & Cie 149». Ledit inventaire constate un passif de 90 000 livres, communiqué à Nicolas Dollfus le 14 février alors qu’il est à Paris. Le 16 mars, Charles, décorateur, et Harivel, coloriste, sont destinataires du courrier suivant :

‘Nous soussignés Ge. Dollfus & Cie, successeurs de Nicolas Dollfus & Cievous annonçons par la présente que dès à présent n/ manufacture de papiers peints cesse totalement son travail et que notre société procède à sa liquidation (…) nos engagemens réciproques seront nuls après la fin du mois de mars150. ’

Et le 6 avril 1795, Rafflin, un employé de l’entreprise qui pose alors des papiers peints pour la manufacture à Francfort, en apprend que « nous avons congédié tous nos ouvriers et aussi les artistes151 ». Dollfus père & fils contestent violemment en mai la liquidation dans laquelle ils sont perdants152.

En fait, Georges Dollfus & Cie a cessé son activité le 1er avril 1795 : la manufacture est alors reprise durablement, jusqu’en 1802, par Hartmann Risler, ainsi que le précise un courrier en date du 4 mai à Charles qui le licencie :

‘N(otre) associé Hartmann Risler ayant pris en son particulier n/ manufacture de papiers peints (…). ’

Hartmann Risler parle d’une « convention pour 6 ans » et précise qu’il « accepte l’affaire, actif et passif, au vu du dernier inventaire, pour une somme de 200 000 livres tournois 153». A cette occasion, Jean Zuber est désormais intéressé pour un dixième dans les bénéfices, avec un fixe de 3 000 livres154. Au cours du mois de mai, les contacts sont repris de façon systématique avec les clients. ; la paix de Bâle, le 5 avril, laisse supposer une reprise des affaires.

Mais même si l’activité se maintient, la situation locale ne s’améliore pas, le département du Haut-Rhin soufflant le chaud et le froid sur la ville. Ainsi le 4 avril 1796, l’on retrouve l’antienne qui revient sans cesse depuis 1792 :

‘V/ devez en attribuer le retard qu’à la situation politique de n/ ville qui cernée toute alentour est sujette à toutes sortes d’entraves pour ses relations extérieures, cependant on a tout espoir que cela changera (…) nos expéditions vers l’étranger ont été suspendues pendant près de 4 mois (…) & ce n’est que depuis quelques jours que n/ avons pu les recommencer155. ’

Et la guerre reste très présente.(9 mai 1796) :

‘Malgré que n/ petite ville est neutre, cette désolante guerre d’un côté et n/ fatale situation de l’autre ont porté n/ industrie à deux pas du précipice.’

Une fois de plus, nous dit Jean Zuber :

‘Il fallait encore recourir à la ruse pour faire partir les marchandises. Ce système devenait chaque jour plus difficile, et il était à craindre que les mesures toujours plus sévères de la Douane ne finissent par rendre toute expédition impossible.’

La solution s’impose : quitter Mulhouse et s’installer définitivement en France. Les bâtiments de Dornach se sont révélés au fur à mesure des années insuffisants et peu commodes à chauffer l’hiver. Or, une opportunité se présente à Rixheim, à 6 km de la ville : l’Ordre teutonique y possédait une vaste Commanderie construite de 1735 à 1745 puis modifiée de 1765 à 1767156. Devenu bien national, à la suite du décret du 17 juillet 1791, ce magnifique bâtiment (ill° 9.1) est d’abord utilisé à partir de 1792 comme prison avant d’être aménagé à compter du 30 mai 1794 en hôpital militaire pour répondre aux besoins des combats sur la frontière. A cette occasion, l’intérieur est modifié et les 2e et 3e niveau du bâtiment central sont transformés en une pièce unique, une fois les cloisons abattues. Finalement, la Commanderie est vendue le 19 mars 1797 à un marchand de biens, Antoine Struch, qui avait soumissionné pour la plupart des biens nationaux du département. Le 18 prairial 5 (17 juin 1797), elle est revendue à Hartmann Risler pour la modeste somme de 25 200 livres157, les malades quittent le bâtiment le 29 juin158 et au cours de l’été, Jean Zuber y fait « tous les arrangements que nécessitait l’organisation de la fabrique et des logements » de façon à pouvoir commencer la fabrication l’hiver. Ce qui est le cas dès juillet159.

Outre l'atout d’être en France, la manufacture trouve là un bâtiment qui présente tous les avantages : vaste, récent, aménagé en vastes salles, il s’adapte parfaitement à ce nouvel usage ; ses vastes proportions, la qualité de la construction, la clôture, autant de possibilités parfaitement adaptées à cette nouvelle utilisation ; ajoutons-y la présence d’eau, le vaste parc160. Tout cela va suffire à la manufacture jusqu’aux années 1820 et même pour l’essentiel, jusqu’à la mécanisation, au début des années 1850.

Dans l’immédiat, au commencement de l’automne 1797, l’affaire reprend, le matériel ayant pu être amené de Mulhouse en franchise161. A cette occasion, un nouvel associé entre dans la société, Dollfus-Hausmann, jusqu’en avril 1799. Et surtout, Jean Zuber se voit proposer une association : il apporte 40 000 livres alors qu’en janvier 1798, les fonds des associés représentent 158 837 livres. Zuber est donc désormais associé pour un quart dans l’affaire et son poids va régulièrement augmenter. Le 31 janvier 1798, le bénéfice se monte à 47 000 livres162 pour un actif de 330 000 livres.

Ceci est le résultat de voyages systématiques. C’est à ce moment que la manufacture se décide à franchir un autre obstacle : puisque déjà elle est désormais installée en France163, elle s’intéresse davantage au marché français et, en particulier, au difficile marché parisien. Au cours de l’été, un dépôt est installé dans la capitale sous la responsabilité de Rafflin, « un habile colleur qui s’était montré excellent homme d’affaires pendant un séjour de trois ans dans la maison »164 Ce dépôt est rapidement complété par un magasin. Hartmann Risler passe le 18 juin 1800 un accord avec Moutrille165 à Paris, propriétaire d’une petite manufacture dans l’enclos des Capucines, qui ferme la place Vendôme, sur ce qui sera plus tard la rue de la Paix. Une société est mise sur pied sous le nom de Risler & Cie. Aux dires de Jean Zuber166, Moutrille est un escroc : un premier magasin est mis sous scellés, un second est installé dans l’église des Capucines, la société est déjà rompue le 20 novembre 1800, mais Zuber doit attendre juillet 1801 pour désintéresser Moutrille167.

Début 1799, pour pallier les insuffisances en capital, Hartmann Risler et Jean Zuber ont obtenu deux commandites de 50 000 livres de Mulhousiens : Joseph Baumgartner et le pasteur Spoerlin, beau-père de Jean Zuber. Or les péripéties de l’affaire Moutrille ont entamé le crédit de la manufacture à laquelle les banquiers de Strasbourg, Bâle et Francfort refusent leurs avances. Résultat : un dépôt de bilan, début 1801. Zuber réussit à rétablir la situation en quelques mois et finalement en devient propriétaire le 20 février 1802. L’affaire est dès lors appelée à prendre une autre dimension.

En dépit des difficultés politiques, la manufacture a réussi à se développer pendant cette période : voyons comment, en pratique, elle réussit à créer ses papiers.

Notes
105.

A.D.H.R. L 102.

106.

Voir à ce propos les pages de Hau 1987, p. 409-430.

107.

Livet-Oberlé 1977, l’histoire de Mulhouse la plus complète, fournit ce contexte.

108.

Mulhouse possède vis à vis des cantons suisses le statut particulier de Zugewandter Ort qui n’en fait pas un membre de plein droit.

109.

Oberlé 1971 démontre l’origine de cette activité. Voir par ailleurs Chassagne 1991, p. 87 et 92.

110.

Pour fixer la couleur sur chaque fibre par le biais d’une action chimique.

111.

Brédif (Josette) 1998 et infra. Nombreux exemples dans Jacqué 2002.

112.

Nous manquons d’études précises sur cette importante manufacture ; voir l’Histoire documentaire de Mulhouse, Mulhouse 1901, p. 409. L’entreprise, fondée le 1er janvier 1786, conserve cette raison sociale jusqu’en 1797 mais connaît d’importantes changements d’associés le 1er janvier 1794. D’après l’Histoire documentaire, la manufacture, installée Cour de Lorraine à Mulhouse, « occupa le premier rang par la perfection de ses produits et la beauté de ses dessins (…) elle fit de brillantes affaires, mais ne prospéra pas longtemps ». Je remercie Mme Ursch-Bernier, dont on attend impatiemment la thèse, pour ses renseignements.

113.

Zuber 1895, p. 19.

114.

Zuber 1895, p. 19-20.

115.

Elles sont conservées au MPP. L’inventaire en a été réalisé par Philippe de Fabry, BSIM 2/1984, p. 69-72.

116.

Oberlé 1984.

117.

Zuber 1995 : rédigés en français, leur traduction a la réputation chez les descendants, d’être infidèle pour éviter des conflits familiaux ; l’original a disparu.

118.

MPP, Z. 60

119.

D’après les copies de lettres, MPP, Z 94.

120.

Zuber parle de « société provisoire » dont la trace n’a pas été retrouvée.

121.

Archives municipales de Mulhouse, IX 16, p. 115.

122.

Hartmann Risler parle du « soutien de la maison Dollfus père & fils » (Oberlé 1984).

123.

Zuber 1895, p. 33.

124.

Cf. Zuber 1895, p. 20.

125.

Zuber 1895, p. 17-26.

126.

Accord signé à Lyon avec Jacob Dollfus le 9 septembre 1789 pour une durée de 4 ans ; un second contrat est signé le 17 septembre 1791 pour prolonger l’accord (Archives de Mulhouse IX,5).

127.

Zuber 1895, p. 17.

128.

Zuber 1895, p. 25.

129.

MPP Z. 94. : nous soulignons En juillet 1792, la manufacture charge son voyageur Aubin de débaucher un ouvrier fabriquant le jaune minéral chez Habich à Kassel en le faisant « venir dans l’auberge qui est près de la manufacture » (MPP Z 95).

130.

Sans que l’on retrouve la trace de l’achat. Ce bâtiment a survécu.

131.

MPP, Z 8. Il est encore estimé 39 000 livres en 1798.

132.

MPP, Z 94.

133.

Sur ces questions, voir Guessard 1991.

134.

Le 11 juillet : MPP, Z 94.

135.

Jean-Jacques Dollfus est un des négociateurs mulhousiens qui tente de trouver un accomodement avec le gouvernement français, cf. Gussard 1991.

136.

MPP Z 95.

137.

Pour l’étude de ces tensions entre Mulhouse et la France qui aboutiront à la Réunion de mars 1798, voir Guessard 1991.

138.

MPP, Z 96.

139.

MPP, Z 96.

140.

MPP, Z 96. Il s’agit du transit en direction de Bâle.

141.

MPP, Z 96.

142.

ADHR, L 102.

143.

MPP, Z 96, mais cet arrêté départemental n’a pu être retrouvé.

144.

Zuber 1895, p. 33 ; ADHR L 102.

145.

MPP, Z 96.

146.

MPP Z 96, 27 décembre 1793.

147.

MPP Z 96.

148.

Oberlé 1984.

149.

MPP Z 8.

150.

MPP Z 96

151.

MPP Z 96.

152.

MPP Z 96, 19 mai.

153.

Le 12 décembre 1796, d’après le Ragionenbuch, il y a trois associés : Hartmann Risler, Dollfus-Hausmann et jean Zuber.

154.

Zuber 1895, p. 33.

155.

MPP, Z 96

156.

Gide 1897, Gübler 1985, p. 334-338, La Commanderie de Rixheim 1994, et Meyder 2000.

157.

La Commanderie est estimée 31 000 livres dans l’inventaire de 1798. Elle avait été vendue pour 26 072 Livres (en assignats…) le 29 ventôse 5 (A.D.H.R. L 333, liasse 361).

158.

Oberlé 1984.

159.

Zuber 1895, p. 42-43.

160.

Cf. Chassagne 1991, p. 230.

161.

Zuber 1895, p. 43.

162.

MPP Z 8.

163.

Mulhouse l’est elle-même, depuis le 11 février 1798.

164.

Nous le rencontrerons à l’œuvre sur différents chantiers, dès 1794 : Zuber se trompe donc (1895, p. 44).

165.

Dont le frère possède un magasin à Besançon.

166.

L’affaire l’a marqué profondément et a donné lieu à de nombreuses pages dans ses mémoires : p. 45-54.

167.

Voir Velut 2001, p. 389-436, qui nuance ce qu’écrit Jean Zuber.