1.2.6. La menace de la « contrefaction »

Ces opérations terminées, le motif doit être protégé contre la copie, un réel problème : sa présence est avérée par des productions de qualité différente du même motif mais aussi par les lettres de la manufacture de Mulhouse et la mise en place d’une législation adéquate.

La « contrefaction », pour reprendre un terme utilisé à l’époque, saute aux yeux de l’amateur de papier peint. L’étude en a été faite pour les papiers en arabesques où les variantes ne sont pas l’exception, mais quasiment la régle269. Certains motifs connaissent un immense engouement : le motif dit des « Deux pigeons » connu par deux variantes de Réveillon (n° 471 en 1782 et n° 650 en 1789) et par trois autres dont deux de manufactures inconnues (ill° 3.4a&b)270, ; en fait, le dessinateur a utilisé des techniques différentes d’impression (imitation d’un papier chinois, tontisse, détrempe) et il a introduit de légères nuances dans la construction du rapport. Autre exemple : le somptueux n° 600 de Réveillon271, créé en 1788 en usant de la technique d’impression imitant la production chinoise ; le même motif se retrouve en détrempe, inversé, au Schloß Roßbach à Bayreuth et dans le même sens à la Maison du tilleul à St Blaise près de Neuchâtel ; dans les deux cas, la qualité d’impression, sans être mauvaise, est assez éloignée de l’exemplaire de Réveillon. Grande est la tentation d’attribuer l’original à Réveillon, à cause de la notoriété de l’entreprise, mais nous n’en avons aucune preuve. D’autres motifs ont connu un succès semblable : prenons par exemple le motif du magot publié pour la première fois par Jan Nienhoff en 1655272 ; il a donné lieu à la création d’un lampas de soie vers 1740-1750 ; le motif est reproduit textuellement par Réveillon en 1771, on en retrouve une variante à St Blaise près de Neuchâtel (Suisse)273 et d’autres encore274.

Plus curieux, il arrive à Malaine de se plagier lui-même dans son travail pour deux manufactures différentes : il pose au sommet du panneau aux lions (ill° 9b)275 créé pour Arthur & Robert vers 1790 un compartiment centré sur trois plumes de paon ; le même motif se retrouve, absolument identique mais imprimé avec des planches légèrement différentes sur un panneau créé pour Nicolas Dollfus & Cie en 1793-94 (ill° 8.2b)276.

On retrouve ce problème de copie dans le quotidien de l’entreprise, soit qu’on la craigne, soit qu’on la constate. On prend en conséquence des précautions pour éviter que d’autres voient les nouveautés : Hartmann Risler conseille à son voyageur Raflin, de passage à Lyon le 17 brumaire 6 (9 novembre 1797) d’être

‘circonspect à Lyon avec l’esquisse étrusque, Richoud & Julien sont fabricans il ne faut pas leur en donner l’idée . ’

Le même Hartmann Risler écrit à la maison de Paris le 17 brumaire 7 :

‘Rassures vous bien si Schmidt a copié de nos (dessus-de-porte) ainsi que du prix qu’il les vend en en faisant acheter par un ami de confiance & faites nous en part alors nous n’hesiterons pas un instant à vendre les notres au même prix car il ns importe d’oter l’envi à de semblables escamoteurs (de) voler les propriétés d’autres c’est ce que vous pouves annoncer à tout le monde ’

et quelques jours plus tard, il demande que l’on s’informe sur les lois concernant la contrefaçon. Mais il arrive que le fabricant soit pris au piège : les imitations de fond mousseline font l’objet d’un brevet déposé277, or Hartmann Risler (comme d’ailleurs d’autres fabricants) les imite, alors même qu’il se bat contre la copie, ce qui donne ce courrier mi-figue, mi-raisin :

‘Si les gazes de J & B sont les mêmes que les notres, il serait bien de faire revivre par la voye des journeaux le premier brevet d’invention qui a été accordé il y a deux ans. Je vous avoue que c’est avec répugnance que (je) vous envoye de ces fonds gaze, puisqu’il seroit désagréable de nous exposer à des reprises sur cet objet tandis que nous voulons etre séverre aussi de notre cotté, contentons nous de les vendre à l’étranger ; qu’en pensés vous 278? ’

La solution, c’est le dépôt légal. Jusqu’à la loi d’Allarde (2 mars 1791), les corporations assuraient la surveillance en matière de contrefaçons ; comme il ne pouvait être question de rétablir les privilèges, les Constitutionnels votent le 19 juillet 1793 une loi qui prévoit que

‘Tout citoyen qui mettra au jour un ouvrage de gravure dans quelque genre que ce soit, sera obligé d’en déposer deux exemplaires à la Bibliothèque nationale ou au Cabinet des estampes de la République, et il recevra un reçu signé par le Bibliothécaire, faute de quoi il ne pourra être admis en justice pour la poursuite contre les contrefacteurs279. ’

Jacquemart & Bénard, souffrant de contrefaçons (ils parlent des « ravages de ce fléau »), la font appliquer aux papiers peints et en préviennent leurs confrères par une lettre circulaire du 5 messidor 5 (24 juin 1797)280 . Ils y déclarent avoir déposé leurs « dessins créés depuis deux ans ». Deux ans plus tard, Hartmann Risler se décide à suivre cet exemple (18 ventôse 7). :

‘Nous somes résolus de déposer à la bibliothèque tous les objets conséquens que n/ ferons dorénavant & nous v/ enverrons avec le premier envoy un rx de ceux qui ne sont pas encore connus.’

Mais la réalisation s’en révèle difficile car il faut passer par l’administration du département, manifestement pas au courant ; finalement, le 24 prairial 7 (13 juin 1799), les papiers peints sont envoyés paraphés pour enregistrement au département281 ; les papiers peints sont finalement enregistrés les 24 ventôse (16 mars) et 18 prairial 8 (8 juin 1800) à la Bibliothèque nationale282. Un nouvel envoi est fait en l’an 9, mais directement à Paris :

‘Ci-joint note des dessins que v/ recevés, il y en a de chacun un double exemplaire p. être déposé à la bibliothèque si ceux que Zuber avoit apporté ne le sont pas encore, v/ voudrés bien de suitte faire cette formalité283

de fait, ces papiers sont enregistrés les 4 pluviôse (24 janvier), 8 ventôse (28 février) et 4 nivôse 9 (26 décembre 1800) à la Bibliothèque nationale, où ils se trouvent toujours284.

Notes
269.

Jacqué 1996, p. 133-141.

270.

Issu de plusieurs soieries attribuées à Philippe de Lassale, cf. catalogue Lyon 1988, passim.

271.

Jacqué 1995, IIIB5.

272.

L’Ambassade de la Compagnie orientale des Provinces-Unies, voir Grüber 1992-96, II, p. 308.

273.

Maison du tilleul à St Blaise, motif 24, Piguet 1998, p. 74.

274.

Documentation MPP, coll° privée, Tours..

275.

Jacqué 1995, cat. IB10a.

276.

Jacqué 1995, cat. IB6.

277.

Le premier brevet de papier peint français.

278.

 MPP Z 108.

279.

Ce qui est à l’origine du fonds de papiers peints de la Bibliothèque nationale (1798-1802), inventorié par Christine Velut, en voie de parution.

280.

Cette lettre est intégralement publiée dans Jacqué, Copier, coller, p. 140. L’exemplaire reçu par Hartmann Risler & Cie est conservé au MPP, inv. Z 123.

281.

A.D.H.R. L 102.

282.

B.N. Est. Li 20.

283.

MPP Z 108, 20 nivôse 9.

284.

B.N. Est. Li 22.