1.3.1. Une manufacture de l’intérieur

Ce document sans équivalent, c’est la coupe des ateliers de la manufacture Arthur & Grenard (ill° 10) : il nous donne une vue globale de la fabrication, avant d’entrer dans une analyse plus détaillée285. Ce dessin n’est cependant pas sans poser une série de problèmes.

Il est réalisé à la plume, rehaussée d’aquarelle et de gouache et porte comme titre :

‘Manufacture royale de papiers peints veloutés et pour décorations, dédié et présenté à Monseigneur le Baron de Breteuil, Ministre au Département de Paris par ses très humbles et obéissants serviteurs: Arthur Père et Fils et Grenard’

Signé en bas à droite:

‘Moëtte Architecte Delineavit’

Or ce titre soulève déjà deux difficultés : d’abord, qui est Moëtte ? Jusqu’à présent, il n’avait pas été possible de l’identifier. On peut certes songer, mais sans certitude, à Jean-Guillaume Moitte286 (son orthographe est fluctuante), le dessinateur et graveur qui travaille, entre autre, pour l’atelier de gravure en taille-douce de l’entreprise : mais formé comme sculpteur, il n’a jamais été architecte. Par ailleurs, on ne retrouve pas son style, très ferme, dans ce dessin plein d’un humour dans la tradition rocaille quand il s’agit par exemple de représenter les personnages ; Christine Velut l’attribue à l’obscur architecte parisien Jean-Baptiste-Philibert Moitte (1754-1808)287. D’autre part, la date exacte de ce dessin s’avère difficile à déterminer ; le statut de “manufacture royale” fut accordé à l’entreprise le 22 novembre 1788 et la raison sociale Arthur père & fils & Grenard disparaît le 11 février 1789, ce qui donnerait donc une date située entre les deux; mais la dédicace au baron de Breteuil précise sa fonction de “Ministre au Département de Paris”, dont il a démissionné le 24 juillet 1788, ce qui est contradictoire avec ce qui précède. Sans doute a-t-on maintenu la mention du titre après la démission de juillet 1788.

L’étude de cette coupe nous est apparemment facilitée par un ensemble de documents :

  • un plan des bâtiments de la manufacture, daté très probablement d’août 1782288
  • le bref récit de la visite d’une Anglaise, Mrs Craddock, le 10 août 1784289
  • l’inventaire de la manufacture réalisé du 26 décembre 1788 au 20 février 1789, avec en particulier un inventaire des “Outils & Ustenciles”290.

Or la comparaison des documents permet d’observer des décalages entre la coupe et l’inventaire : ce dernier donne une plus grande impression de désordre dans l’organisation matérielle des lieux ; le dessinateur a soit simplifié, soit quelque peu idéalisé ces ateliers, même si la présence d’un « nouveau bâtiment » non représenté ici, mais cité dans l’inventaire, peut donner un début d’explication. En fait, on peut se demander si ce dessin n’a pas été réalisé pour être gravé au moment où la manufacture devient royale : sa fidélité à la réalité serait dans ce cas comparable à celle des gravures de l’Encyclopédie de d’Alembert & Diderot, précision, certes, mais aussi idéalisation291.

Le bâtiment représenté, construit à partir de 1779, se dressait rue Louis-le-Grand, au coin du Boulevard, dans un quartier alors très à la mode et en rapide expansion, la Chaussée d’Antin292. Il est bâti en hauteur: ce qui n’alla pas sans difficulté en 1781 et 1782 avec un irritable et influent voisin, le maréchal de Richelieu ; le terrain, sans doute plus coûteux qu’au faubourg St Antoine, explique sans doute le choix de la hauteur : à l’Est de la capitale, le manufacturier Réveillon, en acquérant la Folie Titon dispose, lui, de vastes terrains d’où peut même s’envoler une montgolfière en 1783 et il peut donc s’étendre davantage.

Les ateliers s’élèvent ici sur sept niveaux dans des salles très longues qui, d’après le plan cité, mesurent environ 28 m sur 12293; le but est bien sûr d’obtenir un maximum de lumière naturelle grâce aux huit fenêtres de chaque côté qui diffusent un abondant éclairage latéral. La manufacture dispose aussi de 132 chandeliers, ainsi que de systèmes d’éclairage plus spécialisés comme par exemple “10 chandeliers de graveur” ou “5 réverbères”. La construction semble d’une extrême simplicité : murs simplement blanchis, planchers, pas de plafond plâtrés mais des solives apparentes.

Madame Craddock a visité six ateliers, alors qu’il y a sept niveaux: sans doute n’est-elle pas allée au rez-de-chaussée dans la salissante “broyerie et fabrique de couleurs”.

Le dessin précise par une légende la destination de chaque niveau : or, ce qui surprend dans un bâtiment destiné d’emblée à l’usage industriel, c’est le caractère peu rationnel de l’organisation spatiale de la production. Un exemple parmi d’autres : au 1er étage, la même salle abrite l’ « atellier des papiers tontisses, rouleurs, peintres dessinateurs et graveurs ». Or la production des « tontisses » (papiers veloutés) entraîne la présence de « tontisse », c’est-à-dire de particules de laine très fines qui volent, vu le mode d’application utilisé : le dessinateur s’est d’ailleurs plu à représenter comme une légère brume cette tontisse, ici rouge, au-dessus du « drapoir » (ill° 13.1). Ceci ne peut que gêner l’activité des rouleurs et des dessinateurs. On est par ailleurs étonné que ceux-ci ne disposent pas de leur propre studio mais travaillent au milieu du bruit et de la poussière.

Suivons l’une après l’autre les différentes étapes de la production, en suivant leur ordre chronologique.

Au départ, la fabrication nécessite deux matières premières: le papier et la couleur. Les activités liées au premier se déroulent au grenier tandis que celles qui sont liées au second se concentrent dans les caves.

Avant 1831, les rouleaux sont faits de feuilles “raboutées”, collées les unes au bout des autres, à raison de 24 pour obtenir un rouleau. Un petit atelier mansardé est réservé à cet usage au 6e étage (ill° 11.1). Y travaillent des femmes, les seules représentées dans la manufacture294 : elles effectuent un travail très répétitif et peu agréable, la colle de peau qui est utilisée sent mauvais, pourrit rapidement à la chaleur (nous sommes sous les toits) et peut être très malsaine. Dans le même atelier, les feuilles sont rognées avant collage.

Moëtte a représenté quatre “dessinateurs” au second étage, curieusement aux côtés de rouleurs et de graveurs et non loin de l’atelier de tontisse : ceci correspond-il à la réalité ou est-ce une licence de l’artiste pour intégrer les dessinateurs à sa coupe ? Quoi qu’il en soit, la façon de les représenter est très significative : au milieu de la salle, l’un travaille debout devant un grand panneau d’arabesques, l’autre peint assis devant un chevalet où il crée un motif de rinceaux pour un dessus-de-porte ou pour un motif répétitif. Deux autres (mais peut-être s’agit-il de metteurs sur bois ?) sont assis devant une table de dessin. Tous quatre se distinguent du reste du personnel par leur vêtement : trois d’entre eux portent une redingote, alors que les ouvriers travaillent en chemise, le quatrième est drapé avec noblesse dans un grand manteau et porte chapeau. A l’évidence, leur statut diffère profondément de celui du reste du personnel Le vêtement exprime ici bien cette différence qui place peintres et dessinateurs au sommet de la hiérarchie de l’entreprise ; quant à la position assise, elle pourrait correspondre à la différence entre des “peintres” chargés de réaliser des pièces exceptionnelles, comme des panneaux d’arabesques, et de simples dessinateurs, réalisant des motifs répétitifs, plus simples.

Les graveurs sont ici très peu nombreux, sans doute sans grand rapport avec la réalité : trois manient le maillet et la gouge devant une table.

Les couleurs sont préparées au rez-de-chaussée (ill° 11.3) : d’un côté, le bâtiment ouvre directement sur la cour, où l’on devine au fond le “bâtiment neuf”; un escalier communique avec la “cave des couleurs”.

Arthur & Grenard se sont fait une spécialité de la fabrication du jaune minéral et, en 1787, ils obtiennent le privilège de manufacture royale pour “fabriquer, vendre et débiter un jaune minéral de leur composition”. Lorsque l’affaire est vendue à Robert qui s’associe à Arthur en février 1789, cette activité reste indépendante de la précédente tout en conservant l’ancienne raison sociale : la manufacture de Mulhouse sera par exemple cliente de ce jaune minéral. Mais indépendamment de ce pigment, Arthur & Grenard en utilisent pour l’impression un choix important que révèle l’inventaire. Dans l’atelier de gauche, des ouvriers à la lumière des fenêtres, sont en train de réduire en poudre et à froid des couleurs à l’aide d’un pilon, alors qu’à droite de la salle, un ouvrier fait de même, mais à chaud, son mortier sur un socle abritant sans doute un réchaud. Au milieu de la salle, les couleurs sont mélangées à chaud, sans doute avec de la colle. Dans la cour, un homme remonte de la cave avec de longs cylindres difficiles à identifier. Deux autres travaillent devant des chaudières, et deux groupes de deux encore, autour d’un grand cuveau de bois. On aperçoit à l’extrême droite les “grands réservoirs à laver les planches doublés de plomb” cités dans l’inventaire.

La couleur est portée au 5e étage pour “foncer” les papiers (ill° 11.7). De part et d’autre d’une longue table à tréteaux, des hommes brossent le fond avec de la couleur conservée dans des terrines vernissées : il ne s’agit que du passage des brosses rondes, mais deux brosses longues destinées à la première étape, sont posées par terre aux pieds des fonceurs. Le rouleau, ici foncé en blanc, est mis à sécher selon la pratique propre aux ateliers de papier peint, suspendu à des lattes au plafond.

Une partie de ces papiers est ensuite lissée. Ceci se faisait dans la “chambre du père Thiébaut Lisseur” d’après l’inventaire. Le papier est posé à l’envers, face foncée en-dessous, sur une table solide. Au plafond est fixée une longue tige avec à son extrémité inférieure une pierre à lisser : cette tige, dans sa partie supérieure, s’articule avec une autre tige horizontale faisant ressort (ill° 11.7, à droite).

Les imprimeurs forment le gros du personnel représenté (ill° 12.1). Ils sont devant leur table à imprimer, le châssis de couleurs sur leur droite. Au côté de chaque imprimeur, un jeune tireur prépare la couleur, transporte à l’occasion les planches et accroche au plafond le papier imprimé. Pour travailler sur le châssis, ces enfants ont besoin d’un petit banc (“50 petits bancs pour les tireurs” sont stockés dans le cabinet de Monsieur Grenard.). Tous ces imprimeurs fabriquent des papiers peints en arabesques : soit des panneaux, soit des motifs à simple chemin avec deux compartiments. Certains réalisent des papiers tontisses avec un matériel adéquat.

Les rouleaux imprimés sont ensuite roulés dans l’atelier du 6e étage : ce sont des hommes, non des femmes qui font ce travail, sans doute parce qu’il faut inscrire un n° d’ordre et l’un ou l’autre élément de reconnaissance au verso du rouleau.

Ce dessin, qui nous permet de concrétiser des techniques pour l’essentiel disparues, est complété par de nombreux autres documents qui le précisent. Tout d’abord, les papiers peints eux-mêmes, dont l’analyse et la comparaison donnent nombre d’informations. Du côté des archives, l’inventaire de manufactures se révèle fort utile, celui d’Arthur & Grenard en 1789 déjà mentionné, mais aussi ceux d’Anisson Duperron en 1795 pour la défunte Manufacture républicaine295, Nicolas Dollfus en 1794296, Hartmann Risler en 1798 et 1800297.. Par ailleurs, bien des descriptions de Le Normand298 dans son traité technique de fabrication du papier peint qui a connu de nombreuses éditions à partir de 1822, sont aussi valables pour le XVIIIe siècle299.

En même temps, on peut s’interroger sur l’absence d’un texte comparable à celui de Le Normand dans le cadre des publications encyclopédiques de l’époque, pratiquement rien par exemple dans l’Encyclopédie méthodique de Roland de la Platière 300; le seul texte qui en a l’ambition, l’article du Journal du Lycée des Arts, Inventions et Découvertes 301 de septembre 1795, reste très général parce qu’il n’a pas été écrit par des techniciens.

En revanche, la Relation historique 302 de Réveillon de 1789, la liste du personnel de la manufacture Jacquemart & Bénard en septembre 1795303 ainsi que les Réminiscences et souvenirs de Jean Zuber304, écrits par des professionnels, apportent des éléments complémentaires en replaçant les aspects techniques dans le cadre de l’entreprise.

À la différence d’autres activités, il faut croire qu’à la fin du XVIIIe siècle, le papier peint ne présente pas encore assez d’importance pour retenir l’attention des observateurs ; par ailleurs, sa parenté technique avec l’indiennage rend sans doute moins nécessaire la description des procédés de production. Mais au-delà, n’est-ce pas son statut d’imitation et non de création305, qui joue en défaveur du papier peint coupable de pastiche, y compris dans le domaine technique ?

Notes
285.

Ce dessin, conservé au Cabinet des dessins du Musée des arts décoratifs de Paris, inv. 37360, est reproduit en entier et en couleurs in B. Jacqué 1995, p. 59. Bruignac 1995 en donne plusieurs détails. Ce bâtiment est l’œuvre du fils cadet de Jean-Baptiste Lefebvre ou Lefaivre, d’après Gallet 1995, p. 315.

286.

Moitte

287.

Velut 2001, p. 221.

288.

B.N. Cabinet des estampes, inv. Va 236, reproduit par Velut 1998.

289.

Craddock 1896.

290.

A. N. M.C. Et. IX/821. Cette partie de l’inventaire a été publiée par Jacqué 1992, p. 49-54. Abrégé ici : Inventaire Arthur 1789 .

291.

C’est l’hypothèse que retient aussi Christine Velut

292.

Voir Velut 2001, p. 219 et suiv.

293.

On peut rapprocher ce bâtiment, construit spécialement, ce qui à l’époque reste l’exception, des réalisations anglaises contemporaines dans le Lancashire.

294.

Lorsque Réveillon décrit son personnel dans sa relation historique de 1789, il ne cite pas de femmes : or, dans les deux manufactures, il semble étonnant que l’on n’ait pas employé davantage de femmes.

295.

A.N. M.C. Et. LIII 691.

296.

MPP, Z.8.

297.

MPP, Z.8

298.

Le Normand (Sébastien) « Description de l’art du fabricant de tenture de toute espèce », Annales de l’industrie nationale et étrangère, tome 8, n° 34, octobre 1822, p. 5-51, plivres 88 et 89. Le texte, ici non signé, est repris presque identique dans l’article Papiers peints du Dictionnaire technologique, Paris, 1829, tome XV, p. 262-284 puis sous la forme du Nouveau manuel complet du fabricant d’étoffes imprimées et de papiers peints, Paris, 1832, p. 169-269 ; il a été complété en 1854 par l’ajout de planches sur la mécanisation (manuel Roret : le reprint de 1978 donne la date erronée de 1820). Nous citerons ici l’édition de 1832.

299.

Pour l’étude des techniques anciennes de fabrication, une synthèse moderne : Jacqué (Bernard) « Petit vade-mecum technique à l’usage de l’amateur de papier peint ancien », Technique et papier peint, BSIM n ° 823, n° 4/1991, p. 11-42 avec une ample bibliographie. L’ouvrage de Bruignac (Véronique de) Le papier peint, Paris, 1995, aborde les techniques avec une iconographie originale. Pour une bibliographie complète sur la question, Garçon (Jules) recense dans son Répertoire général ou dictionnaire méthodique de bibliographies des industries tinctoriales et des industries annexes, Paris, 1901, volivres III, p. 1247-1254, 122 numéros, presqu’exclusivement en français. La bibliographie technique de Olligs (Heinrich) Tapeten, 1969, à la fin du tome II, est la plus complète à ce jour.

300.

L’article papiers peints est perdu dans celui concernant les papiers marbrés : il ne désigne pas ce que nous appelons papier peint mais plutôt un panneau de dominoterie comme celui provenant du manoir de Léchelles.(cf. Schöpfer 1993). L’essentiel des connaissances se réfèrent à Savary des Bruslons…

301.

Desaudray, Gautherot & Houel « De la fabrication des papiers peints » Journal du Lycée des arts, inventions et découvertes, n° 1er, septembre 1795, p. 1-19. Il est repris intégralement dans Jacqué 1996, p. 36-38.

302.

Réveillon1789. Il en existe une version raccourcie publiée dans le Journal de Paris du 4 septembre 1789. Le texte a été écrit par Réveillon avant le 1er juin puisqu’à cette date, Necker en accuse réception.

303.

A.N. F12 2285

304.

Zuber 1895.

305.

Ce que le Journal du Lycée des Arts nomme joliment « des expédiens inépuisables »