1.3.3. La couleur de détrempe

Le décor de l’intérieur de la seconde moitié du XVIIIe siècle fait appel plus largement que jamais à la couleur, « désormais accessible à la plupart des classes sociales330 » par suite de l’évolution des sensibilités. Le papier peint participe de cette explosion par la variété et l’intensité de ces couleurs. Mais il faut prendre ici le terme couleur dans un sens bien plus large que celui de colorant : c’est le produit que l’on va déposer sur le papier pour créer un fond puis un motif.

En 1766, Jean-Michel Papillon331 constate, désespéré, nous l’avons vu, l’arrivée de la détrempe dans le papier de tenture : elle remet en cause toutes ses conceptions (et celles de son père) dans ce domaine. Nous savons que Papillon, homme de passé, s’est trompé et que la détrempe, à partir de cette date, l’a emporté, jusqu’à l’apparition des impressions de type Sanitary en Angleterre dans les années 1871.

Depuis la fin des années 1760 en France, la couleur, à l’image de ce qui est pratiqué depuis plusieurs décennies déjà en Angleterre, est un mélange entre trois composants : un épaississant d’origine terreuse, un liant, de la colle, et un colorant (ill° 11.4). Malheureusement, cette question n’a pratiquement pas été abordée et nous ne disposons pour y répondre que des inventaires des manufactures332 et des analyses pratiquées généralement à des fins de restauration333.

Le monde des colorants est complexe et connaît une métamorphose à la fin du XVIIIe siècle, conformément aux évolutions de la chimie naissante : mais celle-ci ne touche guère le monde du papier peint de cette époque, dans la mesure où une simple impression de surface (et non une teinture comme dans le domaine de l’impression textile) ne fait pas appel à une chimie bien complexe. Le tâtonnement l’emporte encore largement sur la démarche rationnelle : les fonds noirs, très prisés à la fin du XVIIIe siècle avec la mode des motifs « étrusques » opposant à un fond noir un motif de couleur, le démontrent avec évidence (ill° 3.1 et 3.3). Le laboratoire du Musée d’art & d’histoire de Genève a étudié des fragments de onze papiers à fond noir de cette période : si tout d’abord les liants diffèrent (avec un exemple de caséine, rarissime à cette époque), le noir utilisé comme pigment est aussi bien de la terre d’ombre naturelle ou calcinée, que du noir d’os, du noir de vigne, de la terre verte ; terre verte et terre d’ombre ne sont pas à proprement parler noires, mais en forte concentration, elles en approchent334. Au-delà de ces hésitations, les manufacturiers s’inscrivent pourtant dans l’évolution en disposant sinon d’un véritable laboratoire, du moins d’un chimiste : il est remarquable que dans son Exposé justificatif de 1789, Réveillon rappelle qu’il forma « bien réellement des Chymistes »335 ; en 1795, ses successeurs Jacquemart & Bénard336 emploient « 2 Chimistes père et fils ». A Mulhouse, Gaspard Dollfus, apothicaire de formation, apporte ses lumières avant de quitter rapidement la maison encore qu’à l’occasion l’on fasse appel à ses compétences, par exemple pour analyser l’eau337 ; il est remplacé jusqu’en 1794 par Harivel qui a appris le métier chez Ferrouillat à Lyon ; Harivel est fort bien payé, 3000 livres par an338. Mais avant de le débaucher, la manufacture a tenté de trouver quelqu’un en Allemagne : Nicolas Dollfus écrit le 16 juillet 1792 à son voyageur Aubin, alors à Cassel :

‘Vous savés que pour notre fabrication nous employons considérablement de jaune minéral & nous nous sommes mis sur un pied à en employer plus que jamais il seroit donc de la plus grande œconomie pour nous de savoir le fabriquer nous mêmes , mais nous ne sommes pas entierement au fait de la manutention de cet article, ni de la construction des fours dont on se sert pour la couleur, pour pouvoir le faire aussi beau que celui qu’on fabrique à Cassel et à F(ranc)fort. C’est surtout un nommé Habig à Cassel qui nous a deja offert ses services Dans cet article qui le fabrique le mieux de tous & duquel nous serions aise de posseder un ouvrier au fait de cette opération qui y aurait deja travaillé chez lui & nous ne doutons point qu’il ne vous soit facile de lui en debaucher un, en lui offrant une plus forte journée que celle qu’il gagne actuellement, vous pourriés alors l’amener avec vous (…) si l’ouvrier en question entendoit aussi a faire ces deux especes de verd ce n’en seroit que meilleur. Pour inspirer plus de confiance a l’ouvrier que vous choisirés, & pour que vous puissiés lui parler savancement de la chose, nous vous envoyons inclus la recette du jeaune minéral que nous vous prions de bruler après l’avoir lu, pour qu’elle ne tombe pas dans d’autres mains339. ’

Puis, le 20 juillet suivant :

‘(En cas d’échec) vous pourrés vous adresser pour le meme sujet a celui qui dirige cette parti chez Saueraether dans leur fabrique a Niederroth, que vous pourrés aisement reconnoitre dans les atteliers, & le faire venir dans l’auberge qui est près de la manufacture (…) Mr Roth qui etoit ici chés l’apothicaire Dollfus a deja anciennement essayé de débauchés cet homme pour venir ici, mais Dollfus ayant abandonné la fabrication de couleurs, il a été oublié, on ne lui a plus ecrit depuis.’

Les tentatives, si tentatives il y a eu, n’aboutirent pas. Finalement, en 1797, la manufacture Hartmann Risler embauche le chimiste Löffler de Berne340. Chez Arthur & Grenard, l’inventaire de 1789 montre l’importance du laboratoire, en l’occurrence la « cave des couleurs » ; on y trouve

‘4 pierres a broyer monté sur Barre de fer
7 Molettes
3 Bouteilles de grès
4 Grandes bouteilles de verre
21 grands Baquets
12 Tamis de crin
12 Tamis de soie
1 Marmite de fonte pour le ver de gris
1 Pilon de fer et son Mortier
6 ballet de Bouillot neuf
1 Poele de fonte a cloche avec ses tuyaux
2 Mortier a Broyer le Jaune Minéral
1 Sceau ferré
1 grande terrine a colles
7 Tonneaux
1 Tamis a double fond
1 pot de beurre
6 couteaux de Broyeurs
1 gros Pilon
8 chandeliers a plaques
Chez Anisson Duperron figurent des chaudières de cuivre et de fonte, des baquets, des châssis, des tonneaux… A Mulhouse, il y a en 1794 16 chaudières (de cuivre d’un poids de 330 livres), une chaudière et tuyaux de plomb pesant 240 livres, cuves terrines, outils à la cuisine, balances, poids, etc… ’

mais il faut attendre l’an 6 pour qu’on se décide à acheter à Paris un pèse-liqueurs « pour savoir en connaissance de cause la vraye qualité de nos drogues »341. Ce matériel et la présence dans les inventaires de Paris et de Mulhouse de « drogues » en grande quantité laissent supposer qu’une partie non négligeable des colorants est élaborée sur place plutôt que d’être achetée finie, même si nous sommes loin de la chimie de l’indiennage. : la vue en coupe d’Arthur & Grenard (ill° 10) montre des ouvriers réalisant des opérations relativement simples de broyage et de mélange à chaud et à froid : il n’est d’ailleurs pas fait mention de balance à Paris, ce qui laisse entendre que la préparation se fait plus intuitivement que scientifiquement342. Enfin,. à Mulhouse, la manufacture double son activité de production de papiers peints par la revente de produits chimiques aux manufactures parisiennes, profitant sans doute du statut particulier de la ville pour spéculer lorsque les produits chimiques se font rares par suite de la guerre.

Les principaux fournisseurs spécialisés se trouvent dans les grands centres : Bonnefoy, Zindel & Cie à Lyon343, Louis Gohin344, faubourg St Martin à Paris et, en plus, pour les Mulhousiens, les grandes foires allemandes, Francfort et Leipzig ; occasionnellement, pour combler un manque, les manufacturiers lancent des demandes à Londres ou Amsterdam.

Les fabricants donnent leur préférence aux couleurs d’origine minérale : elles tiennent mieux à la lumière. Pourtant, une couleur végétale est largement utlisée et se révèle stable : le rouge obtenu avec du bois de Brésil dit le plus souvent bois de pernambouc, mais connu aussi sous de nombreuses appellations en fonction de son origine ; de même le violet s’obtient avec du bois de campêche, en décoction avec de l’alun que l’on retrouve dans tous les inventaires. A l’opposé, le jaune à base de stil de grain, s’il est peu coûteux, se révèle peu tenace et tend à être remplacé par le jaune minéral, plus solide à la lumière. La cochenille, seul colorant utilisé d’origine animale, quoique coûteuse et sensible à la lumière, se retrouve dans tous les inventaires à cause de l’intensité de son écarlate.

Parmi les couleurs minérales, l’une est particulièrement recherchée, même si elle est utilisée en faible quantité : la mine orange. Nicolas Dollfus puis ses successeurs tentent même d’en acquérir à Londres ou à Amsterdam345 ; par exemple, le 17 août 1794, Nicolas Dollfus écrit au voyageur Aubin de passage à Paris :

‘Il est facheux qu’il n’y ait point de mine orange sur la place, la privation de cet article nous gene extremement et vous feriés bien d’écrire à v/ frère à Londres pour qu’il tache de vous en procurer des adresses, on pourra l’expédier p. la Hollande & par Basle 346.’

En l’an 8, encore, la manufacture demande à son voyageur, alors en Hollande :

‘Nous aimerions savoir d’où les marchds droguistes d’Amsterdam tirent leur belle mine orange, s’il est possible, faîtes vous en instruire, si non commandés à l’une des 2 maisons auxquelles nous vous addressons, un baril de 2 à 3 qtx pour essay347.. ’

Jacquemart & Bénard la fabriquent en 1795348.

L’épaississant (la « charge ») utilisé pour les colorants terreux ou liquides est minéral : ceux-ci sont mélangés à du blanc de Champagne (c’est-à-dire de la craie réduite en poudre) ou du blanc de Meudon (de Bougival, de Marly, d’Espagne), une marne.

En matière de colle, les manufacturiers privilégient les colles de peaux :

‘2500 (livres) Colle – rognure pour’ ‘3 1/2’ ‘437. 10’
‘Colle cuite pour’ ‘50’ ‘’
‘500 livres rognures de peau blanche’ ‘10’ ‘250’

chez Hartmann Risler en 1797 qui déclare par ailleurs : « nous consommons 250 à 300 livres (de rognures blanches) par mois 349». Le terme de « colle de Flandre » que l’on retrouve souvent dans les différents inventaires désigne une colle de peau de rognures blanches provenant d’animaux jeunes ; elle est particulièrement transparente. On constate aussi la présence dans la cour d’Arthur & Grenard d’ « 1 Corbeille d’ozier pour la colle », d’ « 1 Ecumoir » et de chaudières ; les rognures, placées dans la corbeille, sont mis dans une bassine d’eau à ébullition, l’écumoire permettant d’enlever les impuretés dans la colle350. Peu coûteuse, cette colle a l’inconvénient de pourrir rapidement dès que la température s’élève, elle doit pratiquement être produite au jour le jour et ne peut guère être utilisée en été, ce qui entraîne du chômage technique. : de toute façon, « l’ouvrage de l’été ne vaut jamais celui du printemps et de l’automne » déclare Nicolas Dollfus351 ce que confirme Hartmann Risler, le 24 messidor an 6 : « Il faisoit excessivement chaud (…) ce qui a causé les inconveniens ordres qui viennent de la colle »352. On rencontre certes dans les inventaires de la gomme arabique (dite « barbarique » à Mulhouse), mais elle est en comparaison très coûteuse (le stock, dont le mode de calcul n’est pas précisé, est de 290 livres à Mulhouse en 1794). On utilise aussi la colle d’amidon moins forte : ceci explique sans doute la présence d’un « cabinet a farine » chez Arthur & Grenard, avec un tonneau estimé à 76 livres, trois tamis, une cuillère à pot, trois trépieds, un fourgon de fer (pour attiser le feu) et deux pincettes, le tout permettant de préparer à chaud la colle. Jacquemart & Bénard remplacent cette colle par une colle à base de « maron d’Inde »353.

Une préparation efficace de la couleur suppose le mélange des trois composants : plus liquide pour le fonçage, plus épaisse pour l’impression ; mais une couleur insuffisamment collée se détache au moindre frottement, trop collée, elle s’imprime mal. Le bon équilibre tient du « truc » de métier et un bon coloriste ne se forme que lentement. Qui plus est, les fabricants sont convaincus, sans doute avec raison, du rôle particulier de l’eau : à Mulhouse, les couleurs du papier peint sont diluées avec une eau alcaline très propre en provenance du Steinbächlein ; d’ailleurs, aucune remarque n’apparaît alors sur l’influence de l’eau sur la production des verts et des bleus, si coûteux ; or à Rixheim, après 1797, le chimiste Löffler semble avoir toutes les difficultés à les produire avec une eau très calcaire et sans doute pas très pure :

‘Gaspard (Dollfus) l’apothicaire a reconnu n/ eau incorrigible et il ne n/ reste plus qu’à spéculer s/ la fontaine qui vient de la montagne. En attendant il est constant que nous ne devons laver le verd que 2 fois et le foncer de suitte354.’

Pour résoudre ce problème, les manufacturiers se battent avec des méthodes intuitives en multipliant les consultations ; il est fait appel à un Bâlois le 18 messidor an 6 ; un puits est finalement creusé, mais le remède s’avère pire que le mal car le puits récupère toute l’eau du réservoir (10 vendémiaire an 7)… Finalement, le 8 pluviôse an 9 (28 juin 1801), la manufacture a trouvé une « nouvelle eau » qui supprime les « anciens deffauts » des verts et des bleus355.

L’effet obtenu est très mat : dès le XVIIIe siècle, il arrive que les manufacturiers mélangent du vernis à leur couleur d’impression de façon à donner du brillant au motif tout en l’opposant au fond mat356.

Notes
330.

Pardailhé-Galabrun1988, p. 401 : elle fait une large étude de la couleur dans l’intérieur de l’époque, p. 390-401.

331.

Historique et pratique de la gravure sur bois, additions historiques et importantes, Paris, 1766.

332.

Arthur & Grenard, 1789, Mulhouse, 1794, 1798 et 1800.

333.

On lira, par exemple avec intérêt les travaux d’Anne Rinuy sur le noir dans le papier peint à la fin du XVIIIe siècle, Rinuy 1998, p. 99-116. Les rapports de restauration américains donnent souvent une analyse de la couleur.

334.

Rinuy 1998.

335.

P. 9. Nous soulignons. Il le dit déjà en 1783 (Journal de Paris)

336.

Etat cité supra. Nous soulignons.

337.

 MPP, Z 107, 11 janvier 1798.

338.

MPP Z 96, 13 mai 1795.

339.

MPP Z 95. Rien n’a été retrouvé à son propos.

340.

Zuber 1895.

341.

MPP, Z 108, 24 prairial 6.

342.

. Rappelons que la raison sociale Arthur & Grenard se maintient après 1789 dans le commerce des colorants et la fabrication du jaune minéral Pour cette fabrication, voir Le Normand, 1832, p. 225-6.

343.

Un des associés, Laurent Zindel (ou Zundel) est Mulhousien ; il travaille à Lyon de 1790 à 1795, cf. Bost 1972.

344.

Le Musée des arts décoratifs à Paris en possède un portrait en famille de 1787 par Louis-Léopold Boilly, inv. 16468, reproduit dans Chefs d’œuvre du Musée des arts décoratifs, Paris, 1985, p. 97.

345.

MPP, Z 94, passim.

346.

MPP, Z 96.

347.

MPP, Z 110, lettre à Raflin, non datée.

348.

Journal du Lycée des arts, p. 15 : l’auteur parle de minium, sans doute s’agit-il de mine orange.

349.

MPP Z 95, 26 avril 1795.

350.

Roland de la Platière 1788, T. III, p. 48-59.

351.

MPP Z 94, 22 août 1791.

352.

MPP Z 107 ; la même remarque se retrouve en thermidor an 8 : « les chaleurs qui nous accablent entravent singulièrement n/ fabrication ».

353.

Journal du Lycée des arts, p. 15.

354.

MPP Z 107, 11 janvier 1798.

355.

MPP Z 108.

356.

C’est le cas chez Réveillon, mais aussi dans d’autres manufactures non identifiées. Les entreprises parlent alors de laque.