1.4.3. Voyageurs et voyages

Au début, la manufacture emploie deux voyageurs, indépendamment des associés qui règlent à l’occasion les problèmes avec d’importants clients417 : Aubin « un joli jeune homme de Francfort 418» qui partage son activité avec la manufacture d’indiennes Dollfus père & fils et Jean Zuber, embauché le 18 juillet 1791 pour 1200 livres par an. Aubin parcourt les pays du Nord, tandis que Jean Zuber, formé à la langue italienne, va à travers la Suisse gagner l’Italie puis même, au cours d’un second voyage, l’Espagne. Si Aubin travaille pour deux entreprises, Zuber ne s’occupe que de papiers peints : la manufacture, en dépit de demandes réitérées, lui interdit à plusieurs reprises de vendre des indiennes au moment où son voyage en Italie se révèle peu lucratif :

‘Nous ne voulons pas vous envoyer des Echantillons d’Indiennes employes tout votre tems à nos affaires & nous serons satisfaits419,’

Pourtant, Zuber raconte dans ses souvenirs comment il put rembourser les dettes de son père :

‘J’avais eu l’occasion, lors de mon dernier voyage en Italie de faire quelques affaires pour mon compte en indiennes et en articles de St Gall420. J’avais consacré à ces achats une somme de 2000 francs économisés sur mon traitement ; au bout de deux ans, ce commerce et mes appointements augmentés me mirent à la tête de 4000 francs 421.’

Dans les premières années de la manufacture, les voyageurs disposent dans leur trajet d’une certaine marge de manœuvre dans la mesure où l’on aborde des pays où le papier peint est peu connu, sinon inconnu : Jean Zuber, qui ne devait s’intéresser qu’au Nord de l’Italie, se rend finalement jusqu’à Naples où il installe deux dépôts tandis qu’Aubin, de la foire de Leipzig, gagne Varsovie où il fait quelques affaires422. Il n’empêche qu’au départ, ils semblent disposer d’un ordre de route relativement précis, défini grâce à tout un réseau de relations :

Ces différents réseaux se recoupent évidemment souvent entre eux.

Le système fonctionne par le biais de tout un jeu de recommandations : avant tout départ, on en demande à tout le monde pour ses « amis » et un client en amène un autre. Preiswerck, transitaire de Bâle, Frédéric Schmidt, banquier-négociant de Francfort, sont régulièrement sollicités, quelle que soit la région envisagée. Quand le réseau commence à s’installer, en 1792, on envoie un courrier aux anciens clients pour les prévenir du passage du voyageur. Plus tard, le rodage du système permet d’aller plus loin : on fournit au voyageur une liste précise de clients, avec toutes les remarques nécessaires , comme par exemple

‘Milan : Doria est le seul auquel nous ayons vendu depuis 3 ans env(iron). Il subsiste une difficulté avec lui de laquelle vous aurés pris connaissance et que vous tacherés d’arranger’ ‘Vous vous consulterés à Milan avant de faire une dépense inutile nous n’avons jamais été à Crémone ni à Crema (sic) – 2 villes qui sont sur v/ passage à (illisible) Parme425.’

Y est joint un extrait des comptes et de la correspondance avec les clients envisagés.

Il arrive que le trajet soit même soigneusement daté et balisé, comme ici en 1801 :

‘Bâle’ ‘départ 28 (vendémiaire)’ ‘’
‘Soleure ’ ‘30’ ‘’
‘Neufchatel’ ‘2 (brumaire)’ ‘’
‘Berne ’ ‘4’ ‘’
‘Frybourg’ ‘5’ ‘’
‘Vevay’ ‘7’ ‘’
‘Lausanne’ ‘9’ ‘’
‘Geneve’ ‘12 ’ ‘Dorien l’hoste & c ’
‘Chamberi’ ‘14’ ‘’
‘Grenoble’ ‘16’ ‘’
‘Besancon’ ‘’ ‘’
‘Turin’ ‘24 ’ ‘Saricière & Dutoit’
‘Milan ’ ‘2 (frimaire)’ ‘Claude labour’
‘Parme’ ‘10’ ‘’
‘Mantoue’ ‘12’ ‘’
‘Ferrare’ ‘14’ ‘’
‘Venise’ ‘15’ ‘J. Heinzelmen’
‘Trieste’ ‘24’ ‘’
‘Munchen’ ‘30 ’ ‘Lorcy & Krempelhuber426

(les noms de firmes indiqués sont ceux des clients où l’on fera parvenir les courriers).

De plus, le voyageur doit se doter des indispensables papiers administratifs, surtout pendant cette période troublée : en décembre 1795, Zuber est refoulé à Aoste, après le difficile passage du Grand Saint Bernard en hiver, parce que son passeport n’a pas été visé par le consul sarde à Berne ; finalement, grâce à des relations à Turin et à un maître de poste complaisant (à quel prix ?), il réussit à obtenir le précieux document et à traverser les Alpes427.

Nanti de tous ces documents, chargé d’échantillons, le voyageur quitte Mulhouse : le plus souvent, il utilise la diligence ou partage la poste avec un collègue. Jean Zuber raconte que lors de son premier voyage en Italie, il se joint à un dénommé Maulay, qui semble voyager pour l’industrie de St Gall et qui dispose d’une expérience italienne utile ; il gagne avec lui Naples et là, il fait connaissance d’un « vieux commis voyageur français, Delàrosière » avec qui il rejoint Venise via Rome et Ancône. Il apprend auprès de lui « la manière de voyager économiquement », une recommandation qui revient sans cesse dans le courrier des manufacturiers. En octobre 1795, la manufacture recherche à Francfort un voyageur avec qui partager les frais de transport, en précisant qu’elle dispose d’ « une bonne voiture commode 428».En juillet 1794, Jean Zuber, chargé d’une mission urgente à la foire de Beaucaire (exceptionnellement pas pour des papiers peints), entre en relation avec un courrier du Comité de Salut public, ce qui lui vaut de voyager avec lui en dix heures seulement de Chalon-sur-Saône à Lyon où il arrive rompu429

Nous n’avons que très peu de traces sur les conditions matérielles des séjours, en dehors de l’économie recommandée : les voyageurs utilisent sans doute les auberges, comme Zuber à Milan, l’Albergo Imperiale, à Venise l’Hôtel de France, ou son « osteria » de Naples430, mais les correspondants locaux dont peu à peu le réseau se met en place, les relations familiales au sens large, les amitiés qui se créent (comme pour Zuber à Livourne avec le consul danois Ulrich) devaient sans doute offrir à l’occasion des solutions de rechange.

Le voyage peut prendre un tour riant. Pour Jean Zuber, la découverte de l’Italie (et du monde : il sortait pour la première fois de Mulhouse et de ses environs) n’est qu’un long émerveillement, avec ses passages obligés dignes du Grand Tour : la visite de Rome sous « la conduite de quelques peintres allemands », l’ascension périlleuse du Vésuve, le San Carlo à Naples et tous les charmes de Venise431… Quelques années plus tard, en 1796, il emmène sa jeune épouse en voyage de noces alors que lui-même fait des affaires en Allemagne :

‘Comme je devais faire un voyage (d’affaires) en Allemagne, je décidai de le convertir en voyage de noce, à la condition de payer les deux tiers des dépenses…432

Il est hélas des voyages plus pénibles : la Via Mala pour gagner l’Italie, les aventures dans l’Espagne hostile de 1794 où il est pris pour un jacobin433… La maladie est à l’occasion au rendez-vous : Aubin est retenu de longues semaines en avril 1793 à Amsterdam434: la manufacture écrit alors à un correspondant local pour faire en sorte qu’il ne manque de rien435.

Notes
417.

Nicolas Dollfus règle ainsi lui-même les différents concernant le décor de la maison de Frédéric Schmidt à Francfort, MPP Z 95-96.

418.

Zuber 1895, p. 18.

419.

MPP Z  95, 7 décembre 1791.

420.

Des broderies blanches.

421.

Zuber 1895, p. 35. Ses appointements se montent à 1200 livres et sont appelés à s’élever à 1800 livres (ibid. p. 17)

422.

MPP, Z 95, avril 1792.

423.

Zuber 1895, p. 30.

424.

Zuber 1895, p. 22.

425.

MPP, Z 110, Voyage de M. Dollfus, départ du 28 vendem 9.

426.

 Idem.

427.

Zuber 1895, p. 36.

428.

Z 97, 3 X 1795.

429.

Zuber 1895, p. 34.

430.

Zuber 1895, passim.

431.

Zuber 1895, p. 21-25.

432.

Zuber 1895, p. 40.

433.

Zuber 1895, p. 27-32.

434.

MPP Z 95.

435.

MPP Z 95.